Pourquoi l’▶Europe ? (25 décembre 1948)d e
Deux colosses, ou qui nous semblent tels, sont en train de s’observer, par-dessus nos têtes… Ils n’ont pas envie de se battre, affirment-ils. Ils proclament au contraire leur amour de ◀la▶ paix. Seulement, ils ◀le▶ proclament d’une voix de plus en plus bourrue, de plus en plus contenue et glaciale. Et ◀l’▶on ne peut s’empêcher de penser que s’ils continuent à se déclarer ◀la▶ paix sur ce ton-là, cela finira par des coups.
Une seule puissance pourrait ◀les▶ séparer, ◀les▶ retenir, et ◀les▶ forcer au compromis, c’est-à-dire à ◀la▶ Paix — c’est ◀l’▶Europe.
Mais ◀l’▶Europe n’est plus une puissance, parce que ◀l’▶Europe est divisée en vingt nations dont aucune, isolée, n’a plus ◀la▶ taille qu’il faut, pour parler et se faire entendre, dans ◀le▶ monde dominé par deux grands empires.
Et non seulement ◀l’▶Europe n’est plus une puissance qui pourrait exiger ◀la▶ paix, mais chacune des nations qui ◀la▶ composent se voit menacée d’annexion politique ou de colonisation économique, par l’un des deux empires qui se disputent ◀la▶ terre. Voici ◀le▶ fait fondamental, et que personne ne peut nier :
Aucun de nos pays ne peut prétendre, seul, à une défense sérieuse de son indépendance.
Aucun de nos pays ne peut résoudre, seul, ◀les▶ problèmes que lui pose ◀l’▶économie moderne.
◀Les▶ conclusions que ◀l’▶on doit tirer de ce double fait sont d’une tragique simplicité. Si ◀les▶ choses continuent comme elles vont :
1° ◀Les▶ différents pays de ◀l’▶Europe seront annexés ou colonisés ◀les▶ uns après ◀les▶ autres ;
2° ◀La▶ question allemande ne sera pas réglée, c’est-à-dire fournira un prétexte permanent à ◀la▶ guerre entre USA et URSS ;
3° Rien ne pourra s’opposer à cette guerre entre ◀la▶ Russie et ◀l’▶Amérique — une guerre dont quel que soit ◀le▶ vainqueur, s’il en est un, ◀l’▶humanité tout entière sortirait vaincue.
Si nous voulons sauver ◀la▶ paix, ou plutôt faire ◀la▶ paix, il nous faut d’abord faire ◀l’▶Europe, c’est-à-dire la Troisième puissance, qui serait capable d’exiger ◀la▶ paix, de ◀l’▶inventer pour ◀les▶ deux autres.
Et si ◀l’▶on me dit que ◀l’▶Europe, même unie, serait encore trop petite pour tenir en respect ◀les▶ deux Grands, je vous rappellerai un seul chiffre, qu’on a tendance à oublier :
◀La▶ population de ◀l’▶Europe occidentale, donc à ◀l’▶ouest du rideau de fer, est d’environ 300 millions, c’est-à-dire deux fois plus que ◀l’▶Amérique, et autant que ◀la▶ Russie et tous ses satellites réunis. Si ces 300 millions d’habitants faisaient bloc, soit qu’ils se déclarent neutres, soit qu’ils menacent de porter tout leur poids d’un seul côté, ils seraient en mesure d’agir, de faire réfléchir ◀l’▶agresseur, et de sauver ◀la▶ paix du monde.
Il reste à trouver ◀la▶ méthode, ◀les▶ moyens d’une action immédiate. Ici, ◀les▶ choses cessent d’être simples, parce que ◀l’▶Europe est ◀la▶ réalité ◀la▶ plus complexe de ◀la▶ terre, et qu’il s’agit d’en faire une unité qui puisse peser sur le plan politique
Cela « soulève », comme on dit, quelques difficultés. On nous dit : qu’est-ce que c’est, ◀l’▶unité de ◀l’▶Europe ? Est-ce que c’est culturel ? ou politique ? ou économique ? Très bons sujets d’articles ou même de thèses, et je ne dirai rien contre ◀les▶ thèses — ici ! — mais nous nous occupons de ◀la▶ paix. On nous répète sur ◀le▶ mode solennel que ◀l’▶Europe c’est Pascal et Goethe, c’est Dante et Shakespeare, c’est Paul Valéry, etc. Bien sûr ; mais hélas ! ◀l’▶Europe réelle, ce n’est pas seulement une société des esprits. C’est aussi ◀les▶ personnages de Courteline et ceux de Bourget, et ceux de Kafka, et c’est aussi ces paysans ahuris par ◀la▶ politique qui vient des villes, ceux qu’ont décrit nos amis italiens Silone et Carlo Levi. C’est aussi tous ceux qui n’ont jamais été ◀les▶ héros d’aucun roman, et qui ne savent pas grand-chose de ce qui se passe dans ◀le▶ monde, ceux qui croient — et j’en connais beaucoup — que ◀les▶ mesures économiques consistent à faire des économies, et que ◀le▶ communisme consiste à tout mettre en commun, dans ◀la▶ charité générale.
C’est avec tous ces hommes — et pour eux tous, même malgré eux — qu’il nous faut faire ◀l’▶Europe.
Mais quelle Europe ! Deux douzaines de nations avec leurs traditions, presque autant de langues, cinq ou six grandes cultures, d’innombrables morales contradictoires, et je ne sais combien de partis politiques, de styles, d’écoles qui s’anathématisent, et d’expériences économiques moins rationnelles que polémiques. Et cela n’est rien encore : ◀l’▶Europe consiste dans ◀les▶ combinaisons et ◀les▶ permutations d’une longue série d’antagonismes essentiels : Nord et Midi, gauche et droite, insulaires et continentaux, catholiques et protestants, croyants et athées, traditions et progrès, individu et collectivité, ordre à tout prix et justice d’abord, régionalisme et universalisme, liberté et engagement, et vingt autres tensions dans tous ◀les▶ ordres, vingt autres couples combinés et permutés, sans parler de leur ménages à trois, et nul d’entre eux ne saurait vivre sans ◀les▶ autres, et nul d’entre eux ne peut prétendre à dominer. Quel panier de crabes ! disent ◀les▶ Américains. Mais ils ne doivent pas oublier que ◀la▶ richesse de ◀l’▶Europe comme ses misères, et sa grandeur comme ses bassesses, et au total son dynamisme incomparable, sont nés précisément de ces tensions, de ces dialogues, de cette infinie polémique. De là cette inquiétude créatrice qui pousse ◀l’▶Européen, de siècle en siècle, à remettre en question ses rapports avec Dieu, avec ◀le▶ monde, avec ◀la▶ société, avec lui-même ; de là tant de dilemmes accentués à plaisir, et qui souvent n’ont d’autre issue que ◀la▶ violence, souvent aussi forcent à ◀l’▶invention ; de là enfin cette possibilité de choisir et de se risquer, qui est ◀la▶ condition première de ce que ◀l’▶Européen appelle sa liberté.
Voilà pourquoi il serait criminel, s’il n’était d’abord impossible, de faire dépendre ◀l’▶unité du continent d’une préalable mise au pas, intellectuelle ou politique, d’une unification des mœurs et des doctrines, ou du triomphe d’une idéologie.
C’est d’abord impossible, et chacun peut ◀le▶ voir : ni ◀la▶ gauche, ni ◀la▶ droite, par exemple, n’ont aujourd’hui ◀le▶ moindre espoir sérieux de convaincre leur adversaire ou de ◀l’▶éliminer d’une manière décisive. Quand elles y parviendraient pour un temps, par ◀la▶ force, il resterait dix autres couples d’adversaires à pacifier. À supposer qu’on y parvienne enfin, en combinant tous ◀les▶ moyens connus de simplification du genre humain, du penthotal au plutonium en passant par ◀le▶ NKVD, ◀le▶ résultat ne serait plus ◀l’▶Europe, mais très exactement ce « petit cap de l’Asie » à quoi se réduit ◀l’▶Europe sans son génie.
Ce n’est donc pas une idéologie qui fera ◀l’▶Europe, puisque ◀le▶ problème est justement de ◀la▶ faire sans commencer par ◀la▶ dénaturer.
Mais à défaut d’une idéologie, il existe une méthode politique, qui nous paraît prédestinée à surmonter ◀la▶ crise européenne : c’est ◀la▶ méthode fédéraliste.
Fédérer, en effet, ce n’est pas unifier, mais lier par un pacte juré des éléments divers, et qui doivent ◀le▶ rester. ◀Le▶ couple humain, lié par ◀le▶ mariage, répond à cette définition et ◀l’▶illustre symboliquement. Voilà ce qu’il faut absolument comprendre, et même sentir : sur tous ◀les▶ plans, qui dit fédéralisme dit toujours à la fois deux choses, pense à la fois deux choses apparemment contraires mais également valables, et qu’il ne s’agit pas de subordonner l’une à l’autre, mais au contraire de maintenir en tension, de composer en vivant équilibre. Ainsi sur le plan politique : autonomie et solidarité, ou encore : libertés locales et pouvoir central limité. Sur le plan de ◀l’▶économie : secteur libre et secteur dirigé, ou encore : risque et assurance.
Partout, dans tous ◀les▶ plans, ◀la▶ formule est ◀la▶ même. Qu’il s’agisse de contrats privés ou de politique générale, d’économie ou d’esthétique, ◀le▶ problème restera toujours d’éviter à la fois ◀l’▶isolation stérile et ◀l’▶uniformité contrainte, ◀l’▶anarchie et ◀la▶ tyrannie, ou encore ◀le▶ désordre et ◀le▶ faux ordre. Et partout ◀la▶ devise est ◀la▶ même : union dans ◀la▶ diversité, c’est-à-dire ◀l’▶antithèse exacte de ◀la▶ formule totalitaire, qui est ◀la▶ réduction forcée à ◀l’▶uniforme. Telle est ◀la▶ dialectique fédéraliste, simple dans son principe comme ◀le▶ bon sens lui-même, mais en fait constamment trahie par la plupart des bâtisseurs modernes d’États ou de constitutions.
Certes, nous voulons faire ◀l’▶Europe avec tout le monde, c’est-à-dire avec tous ◀les▶ partis qui ◀l’▶acceptent, avec toutes ◀les▶ nations qui ont ◀la▶ liberté de ◀l’▶accepter, avec toutes ◀les▶ religions ou ◀les▶ irréligions, et avec toutes ◀les▶ classes. Ce n’est pas sur ce plan que sont nos adversaires.
Il y a ceux qui nous disent : Nous ne boudons pas votre mouvement, mais tout de même nous restons à ◀l’▶écart, vous courez trop de dangers de « mystifications » par ◀les▶ forces impérialistes…
C’est ainsi qu’on peut lire dans ◀la▶ revue Esprit cette phrase que je propose à votre admiration :
Affirmer une vigilance de fer (à l’égard du mouvement fédéraliste), ce n’est pas être absent, c’est être deux fois présent.
Merci, messieurs, une fois nous suffirait. Mais soyons sérieux : quand il s’agit de voter dans nos congrès contre ◀les▶ « mystifications » qu’ils dénoncent du dehors à juste titre, mais qu’ils connaissent beaucoup moins bien que nous (qui nous battons chaque jour contre elles), ces vigilants de fer ne sont pas là. Quand ◀la▶ bataille devient sérieuse, ils ne sont pas doublement présents, ils sont simplement absents.
Il y a ceux qui nous reprochent certaines de nos alliances tactiques. Ils veulent bien faire ◀l’▶Europe, ils veulent bien faire ◀la▶ paix, mais à une condition : c’est que M. Churchill n’en soit pas ! « S’il en est, nous ne marchons pas, saute ◀la▶ bombe et périsse ◀le▶ monde : ça nous fait moins peur que Churchill… » Ces petites natures récitent ◀la▶ leçon du jour. C’est qu’ils ont oublié celle d’hier. Ils oublient que Staline lui-même s’est allié à Churchill pour battre Hitler. C’est un fait qu’on n’aime pas rappeler dans leurs milieux, mais je ◀le▶ rappelle. Et j’ajouterai, sans élever ◀le▶ ton, que nous sommes libres à tous égards dans nos rapports avec Churchill, mais qu’ils ne ◀le▶ sont peut-être pas autant dans leurs rapports avec certain parti totalitaire.
Si vous voulez ◀la▶ paix, vous devez vouloir ses moyens : ◀l’▶Europe unie est ◀le▶ plus sûr ; si vous voulez ◀l’▶Europe, vous devez vouloir ◀le▶ fédéralisme, si vous voulez demeurer libres, enfin, c’est aujourd’hui qu’il faut en courir ◀l’▶aventure. Il dépend de nous, Européens, de prendre ◀la▶ guerre de vitesse.
Il dépend de nous que ◀le▶ jour soit prochain où ◀les▶ voix concertées de ◀l’▶Europe, proclament leur fédération, pourront se faire entendre au monde entier comme ◀la▶ voix forte enfin de ◀l’▶espérance.