Commencer par l’▶Europe (février 1949)f
Il paraît que ◀l’▶idée ◀d’▶un gouvernement mondial vient enfin ◀d’▶atteindre Paris ; il était temps ! C’est une idée qui était dans ◀l’▶air depuis au moins trois ans, mais elle y serait sans doute restée si quelques écrivains n’avaient volé au secours du « premier citoyen du monde ». C’est ainsi que ◀les▶ choses se passent en France et c’est très bien : c’est très européen… ◀La▶ voici donc en pleine actualité. Tout le monde se déclare pour ◀le▶ Monde et parle au nom des masses mondiales. Qui dira plus ? Ici, nous avons l’air ◀de▶ dire moins, beaucoup moins, en vous parlant ◀de▶ notre petite Europe. Nous allons faire figure ◀de▶ provinciaux ou ◀de▶ nationalistes attardés. Et ◀l’▶on va nous demander : pourquoi ◀l’▶Europe ? Tant qu’à faire, pourquoi pas ◀le▶ monde entier ? Pourquoi nous arrêter dans notre élan ?
Sur cet élan des masses rassemblées au Vél’ d’Hiv’ pour ◀le▶ gouvernement mondial, sur ce grand élan pour ◀la▶ paix, nous avons ici nos idées. Cette idée en particulier : c’est qu’il faut lui montrer un point ◀d’▶application. (Or, quand on veut engager un élan émotif dans ◀la▶ réalité, on a toujours ◀l’▶air ◀de▶ freiner.) Nous ne sommes pas une autre école, nos buts finaux sont bien ◀les▶ mêmes. Mais vos discours, mes chers amis, nous ◀les▶ prenons au mot. Et nous vous proposons une méthode ◀de▶ travail, un mouvement qui est déjà au travail, et un objectif immédiat, qui est ◀de▶ commencer par ◀l’▶Europe. Car nous pensons que ◀le▶ chemin vers ◀la▶ paix, vers ◀le▶ gouvernement mondial, passe par ◀l’▶Europe — ou ne passera pas du tout.
J’ai peut-être ◀le▶ droit ◀de▶ parler ainsi, puisqu’au lendemain ◀d’▶Hiroshima, il y a trois ans, je me suis trouvé l’un des premiers à proclamer, en Amérique et en Europe, qu’il n’y avait qu’une parade à ◀la▶ bombe, c’était ◀le▶ gouvernement mondial. Je n’ai pas un mot à retirer ◀de▶ ce que je publiais à ◀l’▶époque. Je ne suis pas un instant revenu en arrière. Je suis au contraire convaincu ◀d’▶avoir fait un grand pas en avant en embrassant ◀la▶ cause européenne. Voici pour quelles raisons, ◀les▶ plus simples du monde, mais ◀d’▶une logique à laquelle, pour ma part, je n’imagine aucun moyen ◀de▶ me soustraire :
Devant ◀le▶ nez des premiers enthousiastes ◀de▶ ◀la▶ Planète unie par ◀les▶ peuples unis — et j’en étais — un certain rideau ◀de▶ fer est tombé, brutalement. Et ◀la▶ guerre froide a commencé. ◀La▶ situation s’est donc précisée, si je puis dire…
Deux colosses, ou qui nous semblent tels, sont en train de s’observer, par-dessus nos têtes… Ils n’ont pas envie ◀de▶ se battre, affirment-ils. Ils proclament au contraire leur amour ◀de▶ ◀la▶ paix. Seulement, ils ◀le▶ proclament ◀d’▶une voix de plus en plus bourrue, de plus en plus contenue et glaciale. Et ◀l’▶on ne peut s’empêcher ◀de▶ penser que s’ils continuent à se déclarer ◀la▶ paix sur ce ton-là, cela finira par des coups.
Une seule puissance pourrait ◀les▶ séparer, ◀les▶ retenir et ◀les▶ forcer au compromis, c’est-à-dire à ◀la▶ paix — c’est ◀l’▶Europe.
Mais ◀l’▶Europe n’est plus une puissance parce que ◀l’▶Europe est divisée en vingt nations dont aucune, isolée, n’a plus ◀la▶ taille qu’il faut pour parler et se faire entendre, dans ◀le▶ monde dominé par ◀les▶ deux grands empires.
Et non seulement ◀l’▶Europe n’est plus une puissance qui pourrait exiger ◀la▶ paix, mais chacune des nations qui ◀la▶ composent se voit menacée ◀d’▶annexion politique ou ◀de▶ colonisation économique, par l’un des deux empires qui se disputent ◀la▶ terre. Voici ◀le▶ fait fondamental, et que personne ne peut nier : aucun ◀de▶ nos pays ne peut prétendre, seul, à une défense sérieuse ◀de▶ son indépendance ; aucun ◀de▶ nos pays ne peut résoudre, seul, ◀les▶ problèmes que lui pose ◀l’▶économie moderne.
◀Les▶ conclusions que ◀l’▶on doit tirer ◀de▶ ce double fait sont ◀d’▶une tragique simplicité. Si ◀les▶ choses continuent comme elles vont :
1° ◀Les▶ différents pays ◀de▶ ◀l’▶Europe seront annexés ou colonisés ◀les▶ uns après ◀les▶ autres ;
2° ◀La▶ question allemande ne sera pas réglée, c’est-à-dire fournira un prétexte permanent à ◀la▶ guerre entre USA et URSS ;
3° Rien ne pourra s’opposer à cette guerre entre ◀la▶ Russie et ◀l’▶Amérique — une guerre dont, quel que soit ◀le▶ vainqueur, s’il en est un, ◀l’▶humanité tout entière sortirait vaincue.
Tout cela est simple comme 2 et 2 font 4 : tout cela va vers une guerre qui risque bien ◀d’▶être enfin la dernière, parce qu’elle laissera peu de monde pour en faire une nouvelle… Mais aussi tout cela nous conduit, avec ◀la▶ force même ◀de▶ ◀l’▶évidence, vers une seule et unique solution.
Si nous voulons sauver chacun ◀de▶ nos pays, il nous faut unir ces pays.
Si nous voulons sauver ◀la▶ paix, ou plutôt faire ◀la▶ paix, il nous faut d’abord faire ◀l’▶Europe, c’est-à-dire la troisième puissance qui serait capable ◀d’▶exiger ◀la▶ paix, ◀de▶ ◀l’▶inventer pour ◀les▶ deux autres.
Et si ◀l’▶on me dit que ◀l’▶Europe, même unie, serait encore trop petite pour tenir en respect ◀les▶ deux Grands, je rappellerai un seul chiffre, qu’on a tendance à oublier :
◀La▶ population ◀de▶ ◀l’▶Europe occidentale, donc à ◀l’▶ouest du rideau ◀de▶ fer, est ◀d’▶environ 300 millions, c’est-à-dire deux fois plus que ◀l’▶Amérique, et autant que ◀la▶ Russie et tous ses satellites réunis. Si ces 300 millions ◀d’▶habitants faisaient bloc, soit qu’ils se déclarent neutres, soit qu’ils menacent ◀de▶ porter tout leur poids ◀d’▶un seul côté, ils seraient en mesure ◀d’▶agir, ◀de▶ faire réfléchir ◀l’▶agresseur, et ◀de▶ sauver ◀la▶ paix du monde.
Il reste à trouver ◀la▶ méthode, ◀les▶ moyens ◀d’▶une action immédiate. Ici, ◀les▶ choses cessent ◀d’▶être simples, parce que ◀l’▶Europe est ◀la▶ réalité ◀la▶ plus complexe ◀de▶ ◀la▶ terre, et qu’il s’agit ◀d’▶en faire une unité qui puisse peser sur le plan politique.
Cela « soulève », comme on dit, quelques difficultés. On nous dit : qu’est-ce que c’est, ◀l’▶unité ◀de▶ ◀l’▶Europe ? Est-ce que c’est culturel ? ou politique ? ou économique ? Très bons sujets ◀d’▶articles ou même ◀de▶ thèses — et je ne dirai rien contre ◀les▶ thèses — mais nous nous occupons ◀de▶ ◀la▶ paix.
On nous répète sur ◀le▶ mode solennel que ◀l’▶Europe c’est Pascal et Goethe, c’est Dante et Shakespeare, c’est Paul Valéry, etc. Bien sûr ; mais hélas, ◀l’▶Europe réelle, ce n’est pas seulement une société des esprits. C’est aussi ◀les▶ personnages ◀de▶ Courteline et ceux ◀de▶ Bourget, et ceux ◀de▶ Kafka, et c’est aussi ces paysans ahuris par ◀la▶ politique qui vient des villes, ceux qu’ont décrit nos amis italiens Silone et Carlo Levi. C’est aussi tous ceux qui n’ont jamais été ◀les▶ héros ◀d’▶aucun roman, et qui ne savent pas grand-chose ◀de▶ ce qui se passe dans ◀le▶ monde, ceux qui croient — et j’en connais beaucoup — que ◀les▶ mesures économiques consistent à faire des économies, et que ◀le▶ communisme consiste à tout mettre en commun, dans ◀la▶ charité générale…
C’est avec tous ces hommes — et pour eux tous, même malgré eux — qu’il nous faire ◀l’▶Europe. Mais alors des malins viennent nous dire : tous ces gens, qu’ont-ils ◀de▶ commun entre eux ? Quelle unité voyez-vous dans tout cela ?
Eh bien, c’est simple : tous ces gens partagent ◀le▶ même sort, ◀le▶ sort ◀de▶ ◀l’▶Europe, c’est-à-dire que si ◀l’▶on ne fait rien, ils seront tous ◀les▶ uns après ◀les▶ autres annexés, colonisés, atomisés, etc. Et puis — c’est encore plus simple — tous ces gens ont en commun ◀le▶ dégoût et ◀la▶ peur immense ◀de▶ ◀la▶ guerre, et nous voulons pour eux et avec eux faire ◀la▶ paix. Voilà ◀la▶ seule question sérieuse, ◀la▶ seule difficulté que nous voulons bien que ◀l’▶on « soulève » pour ◀la▶ vaincre.
J’en reviens à ◀la▶ méthode et aux moyens ◀d’▶action.
Aux impatients qui rêvent ◀d’▶unifier ◀le▶ genre humain dans ◀les▶ quinze jours, ◀le▶ plus grand choc que ◀l’▶on puisse réserver, c’est ◀de▶ ◀les▶ faire prendre une part active à l’un ◀de▶ ces congrès où s’élabore notre fédération européenne. Car c’est précisément quand on veut ◀les▶ unir, qu’on découvre à quel point tous ◀les▶ Européens résistent dans leurs différences, et peut-être consistent dans leurs oppositions. Mais je ◀le▶ répète, c’est dans ◀l’▶action seulement, dans ◀l’▶action pour ◀les▶ dépasser, que ◀l’▶on connaît vraiment ces différences, et qu’on peut mesurer leur vraie valeur.
En Amérique, tout est plus simple, évidemment : vous avez une langue, une nation, une doctrine dominante, un parti au pouvoir et une opposition, un seul type ◀de▶ drug-store, et une morale moyenne, dont ◀l’▶idée générale est justement ◀d’▶éviter ◀les▶ conflits quotidiens et non pas ◀de▶ ◀les▶ affronter. En Russie, c’est encore plus simple : une seule tête, un parti, une police, et pas ◀d’▶opposition permise dans aucun ordre. Mais en Europe ! Deux douzaines ◀de▶ nations avec leurs traditions, presque autant ◀de▶ langues, cinq ou six grandes cultures, ◀d’▶innombrables morales contradictoires, et je ne sais combien ◀de▶ partis politiques, ◀de▶ styles, ◀d’▶écoles qui s’anathématisent, et ◀d’▶expériences économiques moins rationnelles que polémiques. Et cela n’est rien encore ; ◀l’▶Europe consiste dans ◀les▶ combinaisons et ◀les▶ permutations ◀d’▶une longue série ◀d’▶antagonismes essentiels : Nord et Midi, gauche et droite, insulaires et continentaux, catholiques et protestants, croyants et athées, traditions et progrès, individu et collectivité, ordre à tout prix et justice d’abord, régionalisme et universalisme, liberté et engagement, et vingt autres tensions dans tous ◀les▶ ordres, vingt autres couples combinés et permutés, sans parler ◀de▶ leurs ménages à trois, et nul d’entre eux ne saurait vivre sans ◀les▶ autres, et nul d’entre eux ne peut prétendre à dominer. Quel panier ◀de▶ crabes ! disent ◀les▶ Américains. Mais ils ne doivent pas oublier que ◀la▶ richesse ◀de▶ ◀l’▶Europe comme ses misères, et sa grandeur comme ses bassesses, et au total son dynamisme incomparable, sont nés précisément ◀de▶ ces tensions, ◀de▶ ces dialogues, ◀de▶ cette infinie polémique. ◀De▶ là cette inquiétude créatrice qui pousse ◀l’▶Européen, ◀de▶ siècle en siècle, à remettre en question ses rapports avec Dieu, avec ◀le▶ monde, avec ◀la▶ société, avec lui-même ; ◀de▶ là tant de dilemmes accentués à plaisir, et qui souvent n’ont ◀d’▶autre issue que ◀la▶ violence, souvent aussi forcent à ◀l’▶invention ; ◀de▶ là enfin cette possibilité ◀de▶ choisir et ◀de▶ se risquer, qui est ◀la▶ condition première ◀de▶ ce que ◀l’▶Européen appelle ◀la▶ liberté.
Voilà pourquoi il serait criminel, s’il n’était d’abord impossible, ◀de▶ faire dépendre ◀l’▶unité du continent ◀d’▶une préalable mise au pas, intellectuelle ou politique, ◀d’▶une unification des mœurs et des doctrines, ou du triomphe ◀d’▶une idéologie.
C’est d’abord impossible, et chacun peut ◀le▶ voir : ni ◀la▶ gauche, ni ◀la▶ droite, par exemple, n’ont aujourd’hui ◀le▶ moindre espoir sérieux ◀de▶ convaincre leur adversaire ou ◀de▶ ◀l’▶éliminer ◀d’▶une manière décisive. Quand elles y parviendraient pour un temps par ◀la▶ force, il resterait dix autres couples ◀d’▶adversaires à pacifier. À supposer qu’on y parvienne enfin, en combinant tous ◀les▶ moyens connus ◀de▶ simplification du genre humain, du penthotal au plutonium en passant par ◀le▶ NKVD, ◀le▶ résultat ne serait plus ◀l’▶Europe, mais très exactement, ce « petit cap de l’Asie » à quoi se réduit ◀l’▶Europe sans son génie.
Ce n’est donc pas une idéologie qui fera ◀l’▶Europe, puisque ◀le▶ problème est justement ◀de▶ ◀la▶ faire sans commencer par ◀la▶ dénaturer.
Mais à défaut ◀d’▶une idéologie, il existe une méthode politique, qui nous paraît prédestinée à surmonter ◀la▶ crise européenne : c’est ◀la▶ méthode fédéraliste.
Fédérer, en effet, ce n’est pas unifier, mais lier par un pacte juré des éléments divers, et qui doivent ◀le▶ rester. ◀Le▶ couple humain, lié par ◀le▶ mariage, répond à cette définition et ◀l’▶illustre symboliquement. Voilà ce qu’il faut absolument comprendre, et même sentir : sur tous ◀les▶ plans, qui dit fédéralisme dit toujours à la fois deux choses, pense à la fois deux choses apparemment contraires mais également valables, et qu’il ne s’agit pas ◀de▶ subordonner l’une à l’autre, mais au contraire de maintenir en tension, ◀de▶ composer en vivant équilibre. Ainsi sur le plan politique : autonomie et solidarité, ou encore : libertés locales et pouvoir central limité. Sur le plan ◀de▶ ◀l’▶économie : secteur libre et secteur dirigé, ou encore : risque et assurance.
Partout, dans tous ◀les▶ plans, ◀la▶ formule est ◀la▶ même. Qu’il s’agisse ◀de▶ contrats privés ou ◀de▶ politique générale, ◀d’▶économie ou ◀d’▶esthétique, ◀le▶ problème restera toujours ◀d’▶éviter à la fois ◀l’▶isolation stérile et ◀l’▶uniformité contrainte, ◀l’▶anarchie et ◀la▶ tyrannie, ou encore ◀le▶ désordre et ◀le▶ faux ordre.
Et partout ◀la▶ devise est ◀la▶ même : union dans ◀la▶ diversité, c’est-à-dire ◀l’▶antithèse exacte ◀de▶ ◀la▶ formule totalitaire, qui est ◀la▶ réduction forcée à ◀l’▶uniforme. Telle est ◀la▶ dialectique fédéraliste, simple dans son principe comme ◀le▶ bon sens lui-même, — mais en fait constamment trahie par la plupart des bâtisseurs modernes ◀d’▶États ou ◀de▶ constitutions. (On ne peut guère excepter que ◀les▶ Suisses.)
Inutile ◀d’▶insister : ◀la▶ méthode du fédéralisme est ◀la▶ seule qui soit adaptée à nos réalités européennes. Faire du fédéralisme, c’est donc faire ◀de▶ ◀l’▶Europe, c’est-à-dire, pratiquement, faire ◀les▶ bases ◀de▶ ◀la▶ paix.
Il reste à préciser ◀les▶ positions ◀de▶ combat que nous assigne une pareille attitude.
Certes, nous voulons faire ◀l’▶Europe avec tout le monde, c’est-à-dire avec tous ◀les▶ partis qui ◀l’▶acceptent, avec toutes ◀les▶ nations qui ont ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀l’▶accepter, avec toutes ◀les▶ religions ou ◀les▶ irréligions, et avec toutes ◀les▶ classes. Ce n’est pas sur ce plan que sont nos adversaires.
Mais en préconisant ◀le▶ fédéralisme à tous ◀les▶ étages ◀de▶ ◀la▶ société, dans ◀la▶ commune et ◀l’▶entreprise d’abord, puis à ◀l’▶échelle nationale, puis au plan européen, et finalement au plan mondial nous savons bien que nous heurtons certaines habitudes ◀de▶ pensée à la fois nationalistes et rationalistes, c’est-à-dire en un mot : jacobines ou totalitaires qui s’ignorent. Ce ne serait rien encore.
Nous savons que notre action doit aboutir une transformation profonde du monde actuel. Car elle vise tout entière — de par sa nature même, et de par ◀la▶ nature des obstacles qu’elle trouve posés en travers ◀de▶ sa route vers ◀l’▶Europe fédérée et vers ◀la▶ paix — à ◀la▶ destruction du Léviathan moderne décrit par Thomas Hobbes, et que Nietzsche appelait un jour « ◀le▶ plus froid ◀de▶ tous ◀les▶ monstres froids » — ◀l’▶État-nation, cause et produit ◀de▶ toutes nos guerres.
Sur ce point-là, nous serons à notre tour irréductibles.
Nous ne prétendons pas un instant détruire ◀les▶ nations, supprimer toutes ◀les▶ différences entre ◀la▶ France et ◀l’▶Allemagne, par exemple, ni contester qu’il faille à nos pays des administrations largement autonomes. Ce que nous voulons supprimer, c’est ◀l’▶étatisation ◀de▶ ◀la▶ nation elle-même ; c’est ◀la▶ confiscation ◀de▶ ses forces vives par ◀la▶ machine imbécile ◀de▶ ◀l’▶État, et c’est enfin ◀le▶ dogme et ◀la▶ pratique des souverainetés nationales absolues.
Et c’est pourquoi nous demandons et préparons, comme premier point ◀de▶ tout notre programme, ◀l’▶institution ◀d’▶une Cour suprême européenne, c’est-à-dire ◀d’▶un pouvoir supérieur aux États. Cette Cour suprême doit être ◀la▶ gardienne ◀d’▶une Charte des droits ◀de▶ ◀la▶ personne. Et à ce tribunal pourront en appeler, contre ◀les▶ pouvoirs étatiques, ◀les▶ minorités opprimées, et plus encore : ◀les▶ simples citoyens. Ainsi sera sauvegardé ◀le▶ droit qui garantit ◀les▶ libertés européennes, ◀le▶ droit ◀d’▶opposition légale contre ◀l’▶État. Parler ◀de▶ démocratie, si ◀l’▶on n’a pas ce droit, c’est bavarder, ou c’est parler ◀de▶ dictature : voir ◀les▶ démocraties dites populaires.
◀Les▶ vues que j’expose ici sont garanties par une action qui se poursuit dans toute ◀l’▶Europe depuis deux ans et qui est en train d’aboutir à certains résultats concrets. ◀La▶ Conférence des Cinq va peut-être accepter notre plan ◀de▶ Parlement européen. Cette assemblée, que nous voulons élue à la fois par ◀les▶ parlements et par ◀les▶ forces vives ◀de▶ chaque pays, doit se réunir dans quelques mois. Elle aura pour mission ◀de▶ proposer ◀la▶ création ◀d’▶une Cour suprême et ◀la▶ Constitution fédérale ◀de▶ ◀l’▶Europe.
C’est quelque chose, qui peut devenir beaucoup… Mais nous sommes loin de chanter victoire : notre vraie lutte ne fait que commencer. Au moment où nous obtenons ces premiers résultats concrets, ◀les▶ risques s’aggravent à chaque pas. C’est très normal. Tout peut à chaque instant dévier vers on ne sait quelles alliances ◀d’▶États souverains pris ◀de▶ panique, ou ◀d’▶états-majors d’ailleurs sans troupes ; vers on ne sait quelles déclarations sans rire ◀de▶ sécurité collective ; vers on ne sait quelle coalition sur ◀le▶ papier qui se donnerait ◀l’▶air ◀de▶ provoquer l’un des deux grands, sans créer pour autant ◀la▶ force nécessaire pour décourager ◀l’▶agression…
C’est donc, pour nous, ◀le▶ moment ◀d’▶être forts dans ◀les▶ conseils européens — ◀de▶ rallier ◀l’▶opinion active derrière nos avant-gardes fédéralistes, et ◀d’▶imprimer un grand élan à notre propagande populaire, ou pour mieux dire : à ◀l’▶information ◀de▶ ◀la▶ masse.
Car on aurait bien tort ◀de▶ croire que Vichinski peut, à lui seul, faire tout ◀le▶ travail et créer ◀l’▶opinion européenne.
Il est une phrase que je voudrais bien ne plus entendre, pour ◀l’▶avoir lue dans une centaine ◀de▶ comptes rendus ◀de▶ nos réunions et ◀de▶ nos congrès, et c’est celle-ci : « Nous ne pouvons que souhaiter bonne chance aux courageux pionniers du fédéralisme. »
C’est une manière ◀de▶ dire : « Allez-y, faites-vous tuer, nous suivrons ◀de▶ loin vos efforts, et si vous gagnez par miracle, bien entendu, nous vous rejoindrons, nous en serons tous… »
Il y a ceux qui nous applaudissent, comme ces soldats ◀de▶ je ne sais quel pays, dans l’autre guerre, qui, voyant ◀l’▶officier sortir ◀de▶ ◀la▶ tranchée et s’élancer le premier à ◀l’▶attaque, criaient bravo ! bravo ! et restaient dans leur trou.
Il y a ceux qui nous disent : « Nous ne boudons pas votre mouvement, mais tout de même nous restons à ◀l’▶écart, vous courez trop ◀de▶ dangers ◀de▶ ‟mystifications” par ◀les▶ forces impérialistes… »
C’est ainsi qu’on pouvait lire dans ◀la▶ revue Esprit cette phrase admirable :
Affirmer une vigilance ◀de▶ fer (à l’égard du mouvement fédéraliste), ce n’est pas être absent, c’est être deux fois présent.
Merci, messieurs, une fois nous suffirait. Mais soyons sérieux ; quand il s’agit ◀de▶ voter dans nos congrès contre ◀les▶ « mystifications » qu’ils dénoncent du dehors, à juste titre, mais qu’ils connaissent beaucoup moins bien que nous (qui nous battons chaque jour contre elles), ces vigilants ◀de▶ fer ne sont pas là. Quand ◀la▶ bataille devient sérieuse, ils ne sont pas doublement, présents, ils sont simplement absents.
Il y a ceux qui nous reprochent certaines ◀de▶ nos alliances tactiques. Ils veulent bien faire ◀l’▶Europe, ils veulent bien faire ◀la▶ paix, mais à une condition : c’est que M. Churchill n’en soit pas ! « S’il en est, nous ne marchons pas, saute ◀la▶ bombe et périsse ◀le▶ monde : ça nous fait moins peur que Churchill… » Ces petites natures récitent ◀la▶ leçon du jour. C’est qu’ils ont oublié celle ◀d’▶hier. Ils oublient que Staline lui-même s’est allié à Churchill pour battre Hitler. C’est un fait qu’on n’aime pas rappeler dans leurs milieux, mais je ◀le▶ rappelle. Et j’ajouterai, sans élever ◀le▶ ton, que nous sommes libres à tous égards dans nos rapports avec Churchill, mais qu’ils ne ◀le▶ sont peut-être pas autant dans leurs rapports avec certain parti totalitaire.
Il y a enfin ceux qui nous disent non sans raison : « Nous sommes saturés ◀de▶ discours ! Ce qu’il nous faut, ce sont des gestes ; sortez avec un ours en laisse pour ameuter ◀le▶ peuple sur ◀les▶ places. Faites des gestes ! Déchirez votre passeport ! et nous vous donnerons notre nom — mais sans rien déchirer, bien entendu. Ce qu’il nous faut, disent-ils, ce sont des apôtres ! En avez-vous ? »
Pour ceux-là, nous avons du travail. Je leur dis : s’il vous faut des apôtres, si vous y tenez vraiment tant que ça, pourquoi ne seriez-vous pas le premier ? Diogène avait bien tort quand il cherchait un homme à ◀la▶ lueur ◀de▶ sa lanterne. Il eût mieux fait ◀d’▶en devenir un lui-même. C’est ◀le▶ plus sûr moyen ◀d’▶en trouver.
Une bataille est en train de se livrer pour ◀l’▶Europe. Nous ◀l’▶avons provoquée, nous ◀les▶ fédéralistes, en invitant gouvernements et parlements à convoquer cette année une Assemblée européenne. C’est maintenant — ou peut-être jamais — que ◀le▶ fédéralisme court sa chance, et avec elle ◀les▶ chances ◀de▶ ◀la▶ paix.
Si nous voulons ◀la▶ paix, nous devons vouloir ses moyens : ◀l’▶Europe unie est ◀le▶ plus sûr ; si nous voulons ◀l’▶Europe, nous devons vouloir ◀le▶ fédéralisme ; si nous voulons demeurer libres, c’est aujourd’hui qu’il faut en courir ◀l’▶aventure. Il dépend ◀de▶ nous, Européens, ◀de▶ prendre ◀la▶ guerre ◀de▶ vitesse. Il dépend ◀de▶ nous que ◀le▶ jour soit prochain où ◀les▶ voix concertées ◀de▶ ◀l’▶Europe, proclamant leur fédération, pourront se faire entendre au monde entier comme ◀la▶ voix forte enfin ◀de▶ ◀l’▶espérance.