(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — « La paix, la paix ! » (7 mars 1949) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — « La paix, la paix ! »g (7 mars 1949)

Je vous disais, il y a 15 jours : « Pourquoi faut-il fédérer l’Europe, et très vite ? » Et je répondais : parce qu’il n’y a pas d’autre moyen imaginable d’empêcher la guerre atomique. Fédérer nos pays, c’est en effet créer la seule puissance capable d’exiger la paix, de l’inventer pour les deux autres. Là-dessus, je pars pour Bruxelles, au Conseil international de notre Mouvement européen. Et nous nous sommes mis au travail pour faire l’Europe, pour faire la paix. Et dimanche dernier, interrompant nos travaux pendant l’après-midi, nous avons convoqué la population de Bruxelles sur la place de la Bourse, car nous voulions crier aux masses, sur tous les tons, et en trois langues : « Venez tous avec nous, travaillons tous ensemble à fédérer l’Europe, pour assurer la paix. »

Mais voici qu’à chaque fois qu’un de nos orateurs s’avançait devant le micro, quelques groupes dans la foule se mettaient à hurler, et tâchaient de couvrir nos voix. Nous étions venus pour parler de la paix, et ils criaient : « La paix, la paix » pour nous empêcher d’en parler.

C’est ainsi que pendant deux heures s’est poursuivi dans le tumulte un véritable dialogue de sourds.

— Tu veux la paix ? criait l’un.

— Non, je veux la paix ! hurlait l’autre.

— Ah ! c’est comme ça ! reprenait le premier. Eh bien, puisque moi je veux la paix, je te déclare la guerre !

Je ne voudrais pas exagérer l’importance de ces incidents. En vérité, ils n’ont servi qu’à la publicité de nos travaux, dont ils n’ont pas troublé le cours ni modifié les résultats. Mais derrière ce dialogue de sourds, ou plutôt derrière ce qui pouvait paraître une histoire de fous, il y a quelque chose de sérieux, et même de grave. Il y a la grande tragédie de notre Europe. Il y a ce fait que plus personne ne croit, ou ne peut croire, dans notre Europe, à la bonne foi de l’adversaire. Quand on en est arrivé là — quand chacun crie : la paix ! et pense que l’autre en criant cela veut dire : la guerre — , alors, il n’y a plus qu’un moyen d’en sortir (si vraiment on refuse la guerre), c’est de cesser de crier et de parler tranquillement.

Justement j’ai la chance ce soir, de pouvoir vous parler tranquillement sans être interrompu par des cris d’animaux. Je serais donc criminel de ne pas en profiter et de ne pas tenter l’impossible pour pacifier ce débat sur la paix, pour en examiner les arguments sans aucun esprit de polémique ou de propagande haineuse et partisane.

Je voudrais donc expliquer tranquillement en m’adressant à la bonne foi des communistes, pourquoi l’Europe unie veut dire la paix pour tous, et ne veut pas dire la guerre, contre les Russes au service des Américains.

Nous voyons le monde divisé en deux camps, et nous voyons l’Europe menacée de ruine totale par la guerre entre ces deux camps. Géographiquement, nous sommes tout près de la Russie. Moralement nous sommes beaucoup plus près de l’Amérique, voilà le fait. Mais c’est un fait aussi que l’immense majorité des Européens refuse la guerre. L’immense majorité des Européens se demande avec une angoisse grandissante : « Que pouvons-nous faire pour empêcher cette guerre ? »

La réponse est simple : nous ne pouvons rien faire, dans l’état de division où nous sommes. Il faut donc nous unir pour nous mettre en mesure de nous opposer à la guerre.

Tout le monde devrait être d’accord là-dessus. Et en effet, tout le monde est d’accord, sauf les communistes… car la fédération de l’Europe, à les en croire, ne serait qu’une machine d’agression montée par les Américains contre l’URSS. Qu’avons-nous à répondre à cela, nous les fédéralistes ?

Nous avons à répondre deux choses :

1. La fédération de l’Europe peut seule garantir notre indépendance réelle à l’égard des États-Unis.

Car, si nous ne savons pas nous fédérer librement, bâtir librement une Europe solide et prospère, c’est alors que nous serons contraints de confier notre défense aux Américains et de nous mettre en tutelle les uns après les autres. Faute d’une fédération librement constituée, nous n’aurons plus qu’une solution possible : signer le pacte militaire, nommé pacte de l’Atlantique. Et ce pacte, prenons-y garde, pour peu qu’il y entre une clause d’assistance mutuelle automatique, ce pacte dit de l’Atlantique pourrait fort bien nous entraîner un jour à une guerre dans le Pacifique…

2. Une Europe unie, qui pourrait être alors — mais alors seulement — indépendante vis-à-vis de l’Amérique, et qui pourrait alors mener sa politique comme elle l’entend, cette Europe-là cesserait d’être une menace pour la Russie, et deviendrait au contraire une vaste zone de sécurité à l’ouest des terres soviétiques. Il est bien évident que cette Europe, occupée à se fédérer, n’aurait aucune raison d’attaquer la Russie, pourvu que celle-ci la laisse en paix, et ne prétende pas l’annexer, sous prétexte de la libérer. Il apparaît donc très clairement, pour les deux raisons que je viens de dire, que la fédération européenne serait dans l’intérêt du monde entier, et donc aussi dans l’intérêt de la Russie, puisque celle-ci déclare qu’elle veut la paix et qu’elle ne demande que sa sécurité.

Je conclus donc : si les communistes veulent sincèrement la paix, comme nous la voulons, ils doivent souhaiter avec nous l’établissement rapide d’une fédération européenne, qui serait la garantie de notre indépendance.

Si toutefois ils persistent à mettre en doute nos intentions, nous serons en droit de leur demander : quelle autre solution nous offrez-vous, qui soit immédiatement praticable, et qui n’entraîne pas immédiatement la guerre ? L’heure est venue de parler clairement, et de cesser de crier : la paix, la paix ! sur un ton de défi, comme on déclare la guerre.

Et je me tourne aussi vers la Suisse, et je lui dis : si la Suisse veut demeurer neutre, mais non pas isolationniste, elle doit vouloir l’Europe indépendante, l’Europe sans pactes militaires, c’est-à-dire l’Europe fédérée. Qu’elle prenne donc ses responsabilités, pendant qu’il en est temps, qu’elle se dépêche !!

Mais hélas, voici mes prévisions du temps, valables jusqu’à lundi prochain :

Orages locaux sur la Scandinavie, courants contradictoires sur l’Atlantique, mais du côté de Berne, pas de précipitations…