(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — L’union de l’Europe et l’Amérique (25 avril 1949) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — L’union de l’Europe et l’Amérique (25 avril 1949)

L’idée simple que, chaque lundi, je vous expose à ce micro, c’est que l’Europe unie sauvera la paix en sauvant son indépendance. Par la fédération de tous ses peuples, elle formera une troisième grande puissance, qui sera l’égale de la Russie ou de l’Amérique. Et de la sorte, chacun de nos pays verra ses forces décuplées, pour résister, d’une part, à la pression politique exercée par l’Empire du Kominform, d’autre part, à la pression économique exercée par l’Empire du dollar.

L’idée est simple, je le répète, comme toutes les grandes idées qui font l’Histoire. Mais il ne faudrait pas qu’elle nous entraîne à des simplifications forcées. Par exemple, quand nous montrons que l’Europe divisée court un double danger, du fait de la Russie et du fait de l’Amérique, il ne faudrait pas en conclure que ces deux dangers sont équivalents. Non, la balance n’est pas égale entre les deux pressions auxquelles nous sommes soumis. Je voudrais vous le montrer ce soir, en examinant rapidement les rapports entre l’Europe fédérée et l’Amérique. La principale différence entre l’attitude américaine et l’attitude russe, à l’égard de l’Europe, c’est que la Russie fait tout ce qu’elle peut pour empêcher notre fédération, tandis que l’Amérique la souhaite, et le prouve autrement qu’en paroles.

Le Kominform entretient, dans chacun de nos pays, un parti politique dont il dicte la ligne et qui s’oppose sournoisement à notre effort fédéraliste. L’Amérique, au contraire, n’a jamais suscité un parti politique américain dans nos pays. Les hommes qu’elle envoie vers l’Europe y viennent ouvertement avec des plans d’union : le plan Marshall en est la preuve bien connue. Dans le domaine de la culture, la différence n’est pas moins frappante. À Moscou, on condamne les écrivains et les compositeurs qui se laissent influencer par leurs confrères européens, et le pire des crimes dont on puisse les accuser, c’est le crime d’occidentalisme. À New York au contraire, on traduit et on joue de plus en plus tous les auteurs européens. Vous avez donc, d’une part, la Russie qui essaye de saboter notre union et qui se ferme à notre influence, — d’autre part, l’Amérique qui travaille à notre union, et qui s’ouvre à tous les échanges. La balance n’est pas égale.

Les Russes répliquent alors que le plan Marshall est beaucoup moins un plan d’union et d’aide économique, qu’une entreprise de colonisation de l’Europe par le dollar.

Que vaut cet argument répété tous les jours depuis deux ans par tous les communistes et leurs sympathisants ? Il ne vaut rien, même dans les cas où il est sincère, car il n’est pas conforme aux faits. Voyons ce que les gens font et non pas ce qu’ils disent.

Si les États-Unis voulaient nous coloniser, ils feraient comme les Russes : ils s’opposeraient à notre union fédérative. Car il est beaucoup plus facile de régner sur un pays divisé que sur une nation bien unie. Les Russes appliquent la vieille maxime romaine : diviser pour régner. Les Américains au contraire, en favorisant notre union économique, savent très bien que s’ils réussissent, ils feront de l’Europe leur plus grand concurrent. S’ils voulaient nous réduire en esclavage, je le répète, ils se contenteraient d’imiter la tactique des Russes, c’est-à-dire qu’ils tâcheraient de nous maintenir dans un état de division, donc de faiblesse, pour mieux s’emparer de nos pays un à un. Contre cette évidence éclatante, tous les discours de propagande restent sans force, pour les esprits honnêtes.

Mais, dira-t-on, pourquoi les Américains désirent-ils l’union de l’Europe, si cette union doit leur créer une sérieuse concurrence économique ? Ici encore, la réponse est facile. Les Américains savent très bien qu’une Europe forte, même concurrente, vaudra mieux pour eux qu’une Europe malade, qu’ils devraient soutenir indéfiniment par des injections de dollars, et qui, de plus, à cause de sa faiblesse, constituerait une tentation permanente pour les Russes, donc une cause de guerre.

II y a quelques jours, à Paris, l’ambassadeur américain Caffery s’est adressé aux fédéralistes français. Je tiens à vous citer quelques-unes de ses déclarations les plus franches et les plus nettes :

Est-il exact, tout d’abord, a dit l’ambassadeur américain, que mon gouvernement soit favorable au fédéralisme européen ? Oui, c’est un fait… Les États-Unis souhaitent l’indépendance de l’Europe… J’insiste sur ce mot indépendance, car une idée assez répandue semble exister — ou tout au moins une propagande se manifeste dans ce sens — que les États-Unis tendraient à établir leur emprise sur l’Europe… Or, les Américains envisagent au contraire la création d’une Europe fédérale, comme l’aboutissement logique et nécessaire de la coopération économique entre les États européens. Je ne prétendrais pas que la politique américaine soit totalement désintéressée, car la prospérité de l’Europe contribue à celle de l’Amérique. Les Américains et leur gouvernement estiment que cette prospérité et cette force ne peuvent exister que par l’unité européenne.

Ces déclarations venant d’un personnage aussi hautement autorisé que l’ambassadeur Caffery, sont aussi claires qu’il est possible. Tirons-en rapidement deux conclusions :

Premièrement : l’Amérique veut notre union, et c’est seulement si nous n’arrivions pas à nous unir que le plan Marshall deviendrait, contre la volonté des Américains, un danger pour notre économie ; de même que c’est seulement si l’Europe ne regagne pas son indépendance, en se fédérant, que le Pacte Atlantique restera l’alliance dangereuse du pot de terre et du pot de fer.

Secondement : c’est précisément la politique russe, la politique du Kominform, qui tend à faire de l’Europe une dépendance de l’Amérique, puisqu’elle essaye d’empêcher notre union.

La volonté américaine est claire : toute l’Amérique souhaite notre fédération. Le jour où ce désir sera aussi celui des Russes, la paix sera faite. En attendant que les Russes l’acceptent de bon cœur, sachons leur faire comprendre au moins qu’ils ne pourront pas l’empêcher.

Et cela dépend, en premier lieu, des résultats que le Mouvement européen obtiendra dans les mois qui viennent.

Nous en reparlerons lundi prochain, à propos de la Russie et des États de l’Est.