(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — L’URSS et l’Europe fédérée (2 mai 1949) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — L’URSS et l’Europe fédérée (2 mai 1949)

Chers auditeurs, si tous les lundis soirs je reviens vous parler de l’Europe et des problèmes variés que pose son union, c’est parce que je suis convaincu que cette union fédérative est l’une des conditions de la paix, et sans doute sa première condition. Quand tout le monde aura compris cela, je me tairai ou bien je vous parlerai de littérature. Mais la question de la paix et de la guerre prime tout, dans le monde d’aujourd’hui. Courons donc au plus pressé, et parlons de la paix. Ou plutôt non ! ne parlons pas de la paix — assez de congrès bavardent à son sujet — mais essayons de faire quelque chose de précis pour l’établir. Pratiquement, je propose de faire l’Europe.

Cette attitude me paraît claire et nette. Elle inquiète, cependant, un certain nombre de personnes, dont je ne mets pas en doute l’entière bonne foi. Ces personnes ont la grande obligeance de m’apprendre qu’il existe un certain rideau de fer, que ce rideau coupe l’Europe en deux, et que, dans ces conditions, toute tentative de fédérer l’Europe est vouée, dès le départ, à l’échec. Sur quoi d’autres ajoutent, d’un ton excité, que la fédération européenne, loin d’être un élément de paix, ne serait en réalité qu’une machine de guerre, car, assurent ces personnes : « Vous êtes en train de faire l’Europe avec Churchill contre les Russes ! »

Je répondrai ce soir à ces deux objections.

Tout d’abord, est-il bien exact d’affirmer que le rideau de fer coupe notre Europe en deux, par le milieu ? Rappelons les chiffres : de notre côté du rideau, nous sommes 300 millions. Du côté Est, 105 millions seulement, même en comptant les Yougoslaves et Tito pour la bonne mesure. Les pays de l’Est ne forment donc au plus qu’un quart de l’Europe. Habité en majorité par une population agraire, dont chacun sait qu’elle n’est pas la plus évoluée du continent, au point de vue politique et civique, comme au point de vue de l’industrie et de la culture. Ce qui ne signifie pas que nous devons la négliger, bien entendu, mais simplement qu’elle est très loin de représenter comme on le répète — tant par le niveau de vie que par la quantité — la moitié de l’Europe.

Ensuite, je rappellerai que ce n’est pas nous qui avons tiré le fameux rideau. Et ce ne sont pas non plus les peuples des pays de l’Est. Mais ce sont les chefs staliniens, partout où ils ont pu s’emparer du pouvoir. S’ils ont jugé bon d’amputer notre Europe, provisoirement, d’un quart de sa population, ce n’est pas une raison, bien au contraire, pour que nous renoncions à fédérer le reste, en attendant. Autrement, nous y passerons tous.

Il est donc vrai que la fédération de l’Europe est en partie une mesure de défense contre l’expansion russe, ou plus exactement contre la dictature stalinienne.

Mais là où nos critiques vont… un peu fort, c’est lorsqu’ils croient ou essayent de faire croire, que cette mesure de légitime défense cache un plan d’agression contre l’URSS. Où est la vraisemblance d’une telle accusation ? On se borne à la répéter, sans avancer l’ombre d’une preuve. Un auteur communiste m’écrivait l’autre jour qu’à son avis, toute fédération régionale — comme la fédération européenne — représente nécessairement une coalition belliqueuse et une menace pour la paix. D’ailleurs, ajoutait-il avec candeur, un peu plus loin, la seule vraie fédération qui se soit constituée de nos jours, c’est celle qui groupe toutes les Russies dans la république des Soviets.

Tout le monde verra que ce raisonnement se retourne contre les Soviets, tout le monde, sauf son auteur : car à ses yeux quand les Russes se fédèrent, c’est pour la paix ; mais si d’autres en font autant, c’est pour la guerre.

Il est donc parfaitement inutile de poursuivre cette discussion, et de perdre à ces petits jeux-là un temps que l’on peut employer pour faire la paix autrement qu’en paroles. Que les Russes et leurs communistes organisent des congrès de colombes, qu’ils y réclament la paix sur tous les tons, y compris le ton des injures, nous n’y voyons aucun inconvénient. Qu’ils parlent de la paix, pourvu qu’ils nous la laissent ! L’Europe que nous voulons, libre et indépendante, ne peut faire peur qu’à ceux qui n’ont pas bonne conscience, qu’à ceux qui rêvent de nous forcer un jour à subir un régime policier dont nous n’avons ici ni l’envie ni le besoin.

Qu’ils se rassurent pourtant : l’Europe que nous faisons ne leur imposera qu’une seule chose — qu’ils la désirent ou non — et c’est la paix.

Je n’ai pas donné mes prévisions du temps depuis 15 jours, et je le regrette, car j’aurais dû faire souvenir du vieux proverbe : « En avril, n’ôte pas un fil ! » Le printemps n’a fait mine d’entrer, et le rideau de fer de se soulever à Berlin, que pour laisser passer un flot d’air froid. Durant la semaine qui vient, restons prudents. Cependant le brouillard va se dissiper enfin sur Londres : la presse du monde entier, dans quelques jours, publiera les statuts du Conseil de l’Europe et de l’Assemblée consultative. À Berne, on reste calme, mais un peu plus chaud : le Conseil suisse pour le Mouvement européen vient en effet de se constituer aujourd’hui même. Je vous en parlerai lundi prochain.