(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — La neutralité suisse (23 mai 1949) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — La neutralité suisse (23 mai 1949)

Chers auditeurs,

Le Parlement européen a cessé d’être une utopie, je vous l’ai dit lundi dernier. Dans trois mois, à Strasbourg, une Assemblée consultative, désignée par les parlements de 12 ou 13 pays européens, sera solennellement inaugurée. Elle rappellera notre ancienne Diète fédérale. Et l’on pensera, dans le monde entier, que les nations de ce vieux continent sont en train d’imiter, avec un peu de retard, l’exemple de nos cantons suisses. Mais justement, à cette première Diète fédérale, la Suisse ne sera pas représentée. Voilà qui nous pose une question, une question difficile et grave.

À la demande d’un certain nombre d’auditeurs, tant en Suisse qu’en Belgique et en France, j’essaierai d’y répondre ce soir et dans mes prochaines émissions. J’essaierai de vous montrer comment l’exemple suisse — 100 ans de paix par la fédération — reste valable pour l’Europe actuelle. J’essaierai de montrer aussi comment la Suisse devrait et peut participer à l’œuvre de l’union continentale. Mais tout d’abord, ce soir, je voudrais vous parler du problème de la neutralité, puisque c’est la neutralité, précisément, qui empêche la Suisse d’être présente au premier Parlement de l’Europe.

On a peine à comprendre, à l’étranger, comment notre pays, qui est le modèle classique d’une fédération réussie, n’entre pas avec enthousiasme dans ce premier essai d’union. On sait bien que la neutralité interdit à la Suisse de conclure des alliances de caractère politique. Mais on pense que cette neutralité est quelque chose de périmé. Et l’on est bien souvent tenté de l’interpréter comme une attitude égoïste, comme un défaut d’esprit de solidarité. Après tout, la Suède et l’Irlande, qui elles aussi se sont déclarées neutres, iront cependant à Strasbourg. Pourquoi la Suisse s’obstinerait-elle à rester seule, quand il s’agit d’un effort unanime pour sauver l’Europe et la paix ?

Je répondrai par une seule phrase : la Suisse neutre et déjà fédérée, c’est une Europe déjà sauvée et pacifiée. En revenant en arrière, et par exemple, en renonçant aujourd’hui à sa neutralité, la Suisse trahirait donc non seulement sa mission, mais encore l’idéal européen qu’elle doit maintenir et illustrer, jusqu’à ce que les autres nations l’aient réalisé toutes ensemble.

Voilà le fait qu’on oublie trop et sur lequel je voudrais insister : la neutralité suisse n’est pas moins nécessaire à l’Europe qu’à la Suisse elle-même. Au lendemain des guerres de Napoléon, les puissances réunies à Vienne déclarèrent que la neutralité suisse était « dans l’intérêt de l’Europe entière ». Elles obligèrent la Suisse à rester neutre et à défendre sa neutralité, et cela, parce qu’il était vital, pour l’équilibre européen, que la position stratégique occupée par la Suisse au cœur du continent, restât libre, et ne tombât pas aux mains de l’une ou l’autre des grandes nations voisines.

Il est clair que la Suisse n’aurait pas pu défendre et garder libres les cols des Alpes, si elle avait cessé d’être neutre. Car la Suisse est formée par 25 républiques, elle parle quatre langues, et pratique deux religions. Si elle avait pris parti pour l’un ou l’autre camp, au cours des guerres européennes, elle se serait fatalement disloquée.

Par trois fois, en moins de cent ans, la guerre a éclaté entre Allemands et Français. Or la Suisse représente en petit une Allemagne et une France déjà réconciliées. Son rôle est de maintenir à n’importe quel prix cet exemple vivant, cette preuve irréfutable que des Germains et des Latins peuvent vivre et travailler en bonne intelligence.

Ceci dit, on pourrait m’objecter que la situation de l’Europe a bien changé. Le danger immédiat n’est plus pour nous, dans une quatrième guerre franco-allemande. Le danger immédiat, c’est le conflit entre les Russes et les Américains. Peut-on soutenir que ce conflit ne concerne pas aussi la Suisse ? Chacun sait que la guerre entre les deux empires se livrerait sur notre continent, et cette fois-ci, la Suisse ne serait pas épargnée.

À cela, je répondrai qu’il n’y a qu’un seul moyen de prévenir la guerre des deux Grands : c’est de faire de l’Europe une Troisième force, décidée à s’interposer. Or, cette Europe, si elle s’unit vraiment, c’est-à-dire si elle arrive assez vite à constituer une vraie fédération, cette Europe, à son tour, devra se déclarer neutre.

Elle aura, pour cela, les mêmes raisons que la Suisse. Unie dans l’infinie diversité de ses peuples et de ses tendances, politiques et idéologiques, elle ne pourra préserver son union qu’à condition de refuser toute prise de parti belliqueuse. Car autrement, il est fatal que se déchaîne une guerre civile européenne, qui marquerait la fin de nos libertés et de notre civilisation.

Le rôle de la Suisse, désormais, paraît clair. Solidement fédérée, neutre depuis un siècle, elle est au but, elle marque le but vers lequel tendent de plus en plus tous les peuples européens. Elle prouve, par sa seule existence, la possibilité et les bienfaits de l’union fédérale dans la diversité. En persistant dans sa neutralité, en travaillant très activement pour en étendre le principe, elle lutte pour préserver au cœur du continent une image de l’avenir européen. Quand toute l’Europe se sera fédérée, quand elle sera neutre à son tour, alors la Suisse pourra rejoindre cette union sans trahir sa mission séculaire. Sa vocation européenne sera remplie. Et ce jour-là, mais pas avant, nous pourrons annoncer qu’à Berne il y aura des précipitations !