Demain l’▶Europe ! — Suisse 1848-Europe 1949 (30 mai 1949)
Chers auditeurs,
En vous parlant lundi dernier ◀de▶ ◀la▶ neutralité ◀de▶ notre pays dans ◀le▶ cadre ◀d’▶une future neutralité occidentale, j’ai abordé ◀le▶ sujet délicat, et qui deviendra de plus en plus brûlant, des rapports ◀de▶ ◀la▶ Suisse avec ◀l’▶union européenne en formation. Aujourd’hui, je voudrais souligner ◀la▶ valeur ◀de▶ ◀l’▶exemple suisse pour ◀les▶ fédérateurs du continent.
Personne au monde ne songe à nier ◀la▶ réussite, sur tous ◀les▶ plans, ◀de▶ notre système fédéral et ◀de▶ nos méthodes. Cent ans ◀de▶ paix intérieure, politique et sociale, et ◀l’▶état ◀de▶ prospérité de plus en plus démocratique que ◀l’▶étranger admire chez nous, voilà deux résultats qui nous dispensent ◀de▶ toute autre démonstration. ◀La▶ preuve est faite, en Suisse, que ◀le▶ fédéralisme est ◀le▶ seul système efficace et véritablement pratique au xx e siècle. Mais on va bien m’objecter, je ◀le▶ sais bien, qu’il a fallu des siècles aux Suisses pour en arriver là. ◀La▶ fédération suisse, dit-on, a pris plus ◀de▶ 500 ans pour se constituer.
Si ◀l’▶on veut en déduire qu’il faudrait à ◀l’▶Europe autant ◀de▶ siècles pour se fédérer, je pense qu’on a doublement tort. Premièrement, parce que ◀l’▶Europe doit se fédérer dans ◀les▶ deux ans qui viennent, si elle veut éviter ◀la▶ guerre et garder son indépendance. Secondement, parce que ◀les▶ cantons suisses, à ◀la▶ veille ◀de▶ leur fédération, c’est-à-dire il y a 101 ans, n’étaient pas beaucoup plus avancés dans ◀la▶ voie ◀de▶ ◀l’▶union réelle, que ne ◀le▶ sont ◀les▶ 24 États qui composent ◀l’▶Europe ◀d’▶aujourd’hui.
Et pourtant, nos 22 cantons se fédérèrent en moins ◀d’▶un an, comme vous ◀le▶ savez. ◀La▶ comparaison est frappante, entre cette Suisse ◀d’▶il y a cent ans et notre Europe en crise, et qui cherche à s’unir.
Certes, ◀les▶ cantons suisses vivaient depuis longtemps dans une communauté ◀de▶ fait : c’est aussi ◀le▶ cas ◀de▶ nos diverses nations. Ils avaient noué des alliances, qui pourtant n’avaient pas empêché qu’ils ne se battent entre eux pendant des siècles. ◀Les▶ villes s’étaient liguées maintes fois contre ◀les▶ cantons campagnards. Protestants et catholiques s’étaient affrontés dans 5 guerres au moins, et la dernière d’entre elles, ◀la▶ guerre du Sonderbund, venait à peine de se terminer. Et pourtant, ces villes et ces campagnes, ces protestants et ces catholiques se sont unis, en quelques mois, et sont restés unis depuis cent ans. ◀Les▶ différences entre nos cantons étaient certainement aussi grandes, à ◀l’▶époque, que ne sont aujourd’hui ◀les▶ différences entre ◀les▶ États de l’Europe. ◀Les▶ uns parlaient ◀l’▶allemand, ◀les▶ autres ◀le▶ français, d’autres encore ◀l’▶italien ou ◀le▶ romanche. Entre un paysan du canton ◀de▶ Zoug et un citadin ◀de▶ Genève, entre un patricien catholique ◀de▶ Lucerne ou ◀de▶ Fribourg et un horloger socialiste des montagnes neuchâteloises, il y avait certainement — et il subsiste encore — au moins autant ◀de▶ différences qu’entre un pêcheur danois, un paysan italien, un mineur belge, et un bourgeois ◀de▶ Londres ou ◀de▶ Paris.
Et pourtant, tous ces hommes se sont unis, et sont restés unis depuis cent ans.
◀Le▶ sentiment ◀d’▶une commune patrie suisse n’était, en fait, pas beaucoup plus vivant au début du xix e siècle, que ne ◀l’▶est aujourd’hui ◀le▶ sentiment ◀d’▶une commune patrie européenne. Chacun ◀de▶ nos cantons s’attachait jalousement à sa sacro-sainte souveraineté. ◀La▶ preuve que ◀le▶ sentiment ◀d’▶une patrie suisse n’existait guère, c’est qu’il fallut ◀l’▶action persévérante ◀d’▶un certain nombre ◀de▶ sociétés privées pour ◀le▶ faire naître, pour ◀le▶ propager et ◀l’▶illustrer aux yeux des masses. ◀La▶ société helvétique, ◀les▶ tirs fédéraux, ◀les▶ associations ◀d’▶étudiants comme celle ◀de▶ Zofingue jouèrent alors un rôle comparable à celui ◀de▶ nos divers mouvements fédéralistes européens.
Je mets en fait que ◀les▶ Genevois, ◀les▶ Zurichois, ◀les▶ Tessinois, aux débuts du siècle dernier, ne se sentaient pas plus Suisses que ◀les▶ Français, ◀les▶ Suédois et ◀les▶ Anglais, aujourd’hui, ne se sentent Européens.
Et pourtant, tous ces hommes se sont unis, en quelques mois, et sont restés unis depuis cent ans.
Que manquait-il à nos cantons en 1847, et que manque-t-il à nos nations, aujourd’hui, pour constituer une vraie fédération ?
Il manquait et il manque deux choses : des institutions politiques communes, et ◀l’▶unité économique. Je parlerai dans ma prochaine chronique des problèmes ◀de▶ ◀l’▶économie. Ce soir, je ne m’attacherai qu’aux ressemblances politiques, entre ◀la▶ Suisse ◀d’▶il y a cent ans, et notre Europe.
En 1847, nos cantons n’étaient pas liés par une constitution et par des lois communes. Comme ◀les▶ États de l’Europe actuelle, ils se croyaient absolument souverains, et semblaient décidés à ◀le▶ rester. Une seule institution ◀les▶ reliait : c’était ◀la▶ Diète fédérale. Cette Diète était formée ◀de▶ délégués des gouvernements cantonaux. C’était une sorte ◀de▶ société des cantons, analogue à ◀la▶ Société des Nations, ou à ◀l’▶ONU. Comme ◀la▶ SDN et comme ◀l’▶ONU, elle ne représentait que ◀les▶ intérêts égoïstes des États, au lieu de représenter ◀la▶ volonté ◀d’▶union des peuples. Et c’est parce que ◀la▶ Diète des cantons souverains s’était révélée impuissante à défendre ◀la▶ paix du pays, que ◀les▶ Suisses décidèrent il y a cent ans ◀de▶ créer un pouvoir central, un Conseil fédéral, et un vrai parlement.
◀L’▶expérience ◀de▶ leur dernière guerre civile leur suffisait : en quelques mois, ils rédigèrent une constitution fédérale, ◀le▶ peuple des cantons ◀l’▶accepta par un vote, et ◀la▶ Suisse moderne naquit.
Comme vous ◀le▶ voyez, ◀les▶ circonstances ◀de▶ ◀la▶ Suisse jusqu’en 1847 se trouvaient correspondre, point par point, aux circonstances ◀de▶ ◀l’▶Europe ◀d’▶aujourd’hui.
Pourtant, un an plus tard, ◀la▶ Suisse était unie.
Qu’on se ◀le▶ dise, à Strasbourg, au mois ◀d’▶août, lorsque s’ouvrira ◀la▶ session ◀de▶ la première Diète ◀de▶ ◀l’▶Europe ! Qu’on ait ◀le▶ courage ◀d’▶aller très vite, comme ◀les▶ Suisses surent aller très vite il y a cent ans et pour une fois au moins dans leur histoire. ◀Le▶ grand danger, ◀la▶ suprême imprudence, ce serait aujourd’hui ◀l’▶excès ◀de▶ prudence. Fédérons-nous d’abord, et rapidement !
Ensuite, une fois ◀la▶ paix conquise, il sera temps ◀d’imiter Berne, et sa méfiance des précipitations.
Au revoir, à lundi en quinze.