(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — La Suisse et l’Europe (IV) (20 juin 1949) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — La Suisse et l’Europe (IV) (20 juin 1949)

Mes trois dernières chroniques ont été consacrées à la position de la Suisse par rapport aux projets d’union européenne. J’ai parlé de la neutralité, que nous devons conserver dans l’intérêt de l’Europe. Et j’ai montré comment notre expérience fédéraliste peut servir de modèle pour l’Europe de demain, tant au point de vue de l’économie qu’à celui des institutions politiques.

Ces trois chroniques ont provoqué d’intéressantes réactions, dans la presse en particulier. Je voudrais parler tout d’abord de deux critiques qui ont été formulées.

On m’a dit : vous semblez oublier que la Suisse ne s’est pas faite en un jour, et qu’il nous a fallu près de cinq siècles pour aboutir à une fédération définitive.

On m’a dit aussi : comment pouvez-vous comparer notre toute petite Suisse avec l’Europe entière ? Ce qui valait pour un petit pays, il y a cent ans, ne vaut plus pour un continent tout entier, au xx e siècle.

Ces deux arguments semblent avoir en leur faveur le gros bon sens, et même une espèce d’évidence. Et cependant, si l’on y regarde de plus près, on s’aperçoit que les réalités historiques sont bien différentes,

La Suisse, dit-on, ne s’est pas faite en un jour. Non, mais elle s’est faite en moins d’un an, entre le mois de février et le mois de septembre 1848, — le temps qu’il a fallu pour décider la révision du Pacte de 1815, pour écrire la Constitution fédérale, et pour la faire voter.

Bien sûr, ces événements rapides couronnaient une très longue évolution, et mettaient fin à une crise violente, la guerre civile du Sonderbund. Mais il en va de même aujourd’hui pour l’Europe. Nos différentes nations vivent côte à côte depuis des siècles ; elles ont noué entre elles autant d’alliances qu’il y en avait jadis entre les cantons suisses. Elles sortent, elles aussi, d’une guerre civile européenne. Elles se voient, elles aussi, contraintes de se fédérer très rapidement, pour sauver leur indépendance économique et politique. Au terme de plusieurs siècles de vains efforts, de tentatives manquées, d’erreurs sanglantes, nos 24 nations européennes sont aujourd’hui dans la même situation que nos 22 cantons il y a cent ans. Et l’échéance du plan Marshall définit le délai qui leur est imparti pour aboutir enfin à leur fédération : deux ans et demi.

En second lieu, lorsqu’on me répète que la Suisse est trop petite pour être comparée à l’ensemble du continent, je réponds qu’en réalité, et pratiquement, la Suisse, il y a cent ans, était un peu plus grande que l’Europe d’aujourd’hui. Et je le prouve.

Pour arriver dans la ville où siégeait la Diète fédérale, un député du Tessin ou des Grisons mettait deux ou trois jours de voyage. Pour arriver au Parlement de Strasbourg, cet été, un député grec ou suédois mettra moins d’un jour.

La rapidité des communications et des transports a rétréci l’Europe actuelle aux dimensions de la Suisse ancienne, et pratiquement, c’est cela qui compte.

Il faut se rappeler aussi que dans le monde du xx e siècle, de grands empires se constituent à l’Est et à l’Ouest de l’Europe, tout comme il y a cent ans de grandes nations se constituaient au Nord et au Sud de la Suisse. Une certaine unité, de type fédératif, est donc, aujourd’hui comme alors, et pour les mêmes raisons, le seul moyen de rester indépendants.

Il est temps que je résume les conclusions auxquelles m’amène cet examen rapide des positions de la Suisse vis-à-vis de l’Europe.

Premièrement, nous devons rester neutres. Et cela, non seulement parce que les traités et la constitution nous y obligent, mais aussi parce que la neutralité est le but vers lequel doit tendre une fédération de l’Europe. Nous sommes déjà au but, pour notre part. Restons-y, l’arme au pied, en attendant que les autres nous rejoignent.

Secondement, nous avons le devoir de faire valoir notre expérience fédéraliste sur le plan élargi de l’Europe. Il s’agit donc pour nous d’être présents dans les conseils européens, et même d’y être plus actifs que nos voisins. Et ceci dans notre intérêt comme dans le leur. Car si nous n’aidons pas à faire l’Europe, elle se fera quand même, elle se fera sans nous, et nous n’aurons pas le droit de nous plaindre si nous trouvons qu’elle est mal faite.

Troisièmement, il nous faut nous préparer nous-mêmes aux sacrifices nécessaires pour entrer dans l’union européenne. Tout dépendra, demain, de notre opinion publique. Notre gouvernement ne fera rien sans elle. Mais il ne refusera pas ce qu’elle demande, si elle demande avec ensemble que la Suisse, tout en restant neutre, prenne sa part dans l’œuvre commune.

Le Conseil suisse pour le Mouvement européen s’est constitué, et s’est mis au travail. Les présidents de nos 4 grands partis font partie de son comité. C’est dire qu’il représente l’opinion suisse dans son ensemble. Sa première tâche est de réveiller cette opinion, et c’est aussi la tâche que je me suis donnée en venant vous parler chaque lundi. Déjà, je puis me réjouir de certains résultats. Beaucoup de mes auditeurs m’ont fait savoir qu’ils s’inscrivaient aux groupes fédéralistes de leur ville. Et la presse également nous appuie. Merci tout particulièrement aux journaux religieux, catholiques et protestants, qui, à propos de mes chroniques, ont demandé que les fidèles des deux Églises prient pour l’union européenne. Car si l’Europe ne se formait que dans le cerveau de quelques politiciens, elle ne serait qu’un chiffon de papier. Il faut qu’elle naisse et qu’elle se forme dans les cœurs, aux vraies sources de l’espérance.