Découverte de▶ ◀l’▶Europe (octobre 1949)f
Il n’est pas facile ◀d’▶être actuel. Il y faut parfois du génie. Goethe écrit à Valmy : « ◀De▶ ce lieu, ◀de▶ ce jour, sera datée une ère nouvelle. » Mais ce jour-là, il est ◀le▶ seul à s’en douter.
Cette histoire n’est pas bien nouvelle, il y a près de deux-mille ans qu’on ◀la▶ connaît : ◀la▶ mort ◀d’▶un Juif obscur, près de Jérusalem, a fait moins ◀de▶ bruit, en son temps, que ◀la▶ visite ◀de▶ Bartali, coureur cycliste, au Vatican. Il serait donc vain ◀de▶ s’étonner que ◀le▶ Tour ◀de▶ France ait damé ◀le▶ pion ◀de▶ ◀l’▶« actualité » à la première Assemblée de l’Europe, qui s’ouvrit à Strasbourg ◀le▶ 10 août, en pleines vacances ◀de▶ ◀l’▶opinion publique.
Pourtant ◀les▶ journalistes étaient présents. On dit même qu’ils furent plus ◀de▶ cinq-cents. Et bien d’autres ont jugé Strasbourg dans ◀les▶ éditoriaux du monde entier, ◀d’▶autant plus librement qu’ils n’y étaient pas allés. ◀L’▶événement s’est donc vu noyé sous un déluge ◀de▶ clichés contradictoires. Assembleurs ◀de▶ nuées ou mesures terre à terre, festival oratoire ou ternes discussions techniques, généreux idéalistes ou politiciens combinards, utopies gratuites ou manœuvres partisanes, précipitation dangereuse ou lenteurs désespérantes, ou ◀les▶ deux à la fois, souvent dans ◀le▶ même article. Que ◀l’▶Assemblée se soit montrée timide ou au contraire téméraire, que ◀l’▶expérience soit trop tardive, ou au contraire prématurée, c’est ce que personne ne sera capable ◀de▶ déduire des milliers ◀de▶ coupures ◀de▶ presse où figure ◀le▶ nom ◀de▶ Strasbourg.
Une seule opinion générale se dégage ◀de▶ ce flot ◀d’▶imprimés : et c’est que ◀l’▶opinion, précisément, serait demeurée indifférente. Ce paradoxe couvre un sophisme. Car ◀les▶ journaux ne sauraient décrire ◀l’▶opinion sans ◀la▶ modifier : ce sont eux qui ◀la▶ déterminent en bonne partie. S’il leur faut tant de mots pour expliquer que ◀le▶ sujet n’intéresse personne, notre jugement doit chercher d’autres sources.
Que s’est-il passé à Strasbourg ? Quelque chose ◀d’▶assez neuf, il faut ◀le▶ croire, pour que ◀la▶ presse n’ait pas su ◀l’▶enregistrer, sinon par ◀les▶ oscillations que je viens de rappeler, ◀d’▶un bout à l’autre du champ des clichés.
◀La▶ réunion ◀de▶ cent-un députés, régulièrement élus par ◀les▶ parlements ◀de▶ douze pays, matérialisa ◀le▶ 10 août ◀les▶ efforts développés depuis quelques années par ◀les▶ mouvements fédéralistes, et depuis un an par ◀le▶ Mouvement européen. Mais cet aboutissement spectaculaire devait marquer — comme je ◀l’▶ai dit ici, au mois ◀d’▶avril — ◀le▶ vrai début ◀de▶ ◀la▶ bataille décisive.
Il était raisonnable ◀de▶ prévoir que la première session serait consacrée à des questions ◀de▶ procédure, car ◀les▶ statuts du Conseil de l’Europe étaient loin ◀d’▶assurer au Corps consultatif son minimum vital ◀d’▶autonomie. Avant ◀d’▶agir, il fallait mettre en place un dispositif ◀de▶ combat, tout d’abord obtenir que ◀le▶ Comité des ministres ne dicte pas ◀l’▶ordre du jour ◀de▶ ◀l’▶Assemblée ; constituer des commissions permanentes ; délimiter une majorité et une opposition ; bref, roder ◀la▶ machine et vérifier ◀le▶ jeu des commandes. ◀De▶ fait, une semaine a suffi pour réussir ces différentes opérations, et même pour écarter ◀les▶ deux dangers majeurs qui guettaient ◀la▶ jeune Assemblée. Le premier eût consisté dans un clivage vertical, par délégations nationales. ◀Le▶ règlement ◀l’▶a prévenu, fort heureusement. ◀Les▶ députés siègent en effet par ordre alphabétique, non par groupes nationaux. Ils votent individuellement. Et ◀l’▶on n’a pas remarqué qu’un mot d’ordre national — s’il en fut jamais donné — ait été suivi même par ◀les▶ Britanniques. Ces derniers se sont, au contraire, divisés publiquement en deux groupes à peu près égaux, conservateurs et libéraux d’une part, Labour ◀de▶ l’autre (à deux ou trois exceptions près). Mais cette manière ◀d’▶éviter ◀le▶ danger « national » risquait ◀d’▶en créer un nouveau : ◀le▶ clivage horizontal ◀de▶ ◀l’▶Assemblée selon ◀les▶ affinités des partis, par-dessus ◀les▶ frontières. Là encore, ◀l’▶attitude très particulière des Britanniques a fait échouer la première coalition partisane qui se dessinait : ◀les▶ travaillistes et ◀les▶ socialistes continentaux ne sont pas parvenus à former un front uni des gauches, sur le plan ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Dès les premières interventions sur ◀le▶ fond du débat, c’est-à-dire sur ◀les▶ buts et ◀les▶ méthodes du Conseil de l’Europe, ◀les▶ deux conceptions qui se sont affrontées n’ont pas été ◀la▶ gauche et ◀la▶ droite traditionnelles, mais bien ◀le▶ fédéralisme et ◀l’▶unionisme, formant une gauche et une droite nouvelles, proprement européennes, et qui ne recouvrent pas ◀les▶ anciennes divisions. (Ces dernières ne se retrouvent, mais notablement atténuées, que dans ◀le▶ plan économique, sous ◀les▶ noms ◀de▶ libéralisme et ◀de▶ dirigisme.)
Que veulent ◀les▶ unionistes ? ◀L’▶Europe unie, bien sûr. Mais pas trop vite, ni trop précisément… Ils parlent ◀de▶ prudence, ◀d’▶étapes préparatoires. Step by step reste leur devise. À ◀les▶ en croire, ◀l’▶opinion n’est pas mûre, ◀les▶ peuples sont encore indifférents ou hostiles aux travaux ◀de▶ Strasbourg, il faut éviter à tout prix ◀de▶ se porter en avant sans leur soutien.
On serait tenté ◀d’▶accuser ces prudents ◀de▶ scepticisme impénitent. En vérité, ils me semblent pécher, bien au contraire, par optimisme. Et ◀les▶ fédéralistes ont beau jeu ◀de▶ leur répondre : où prendrez-vous ◀le▶ temps ◀d’▶être prudents ? Si nous craignons ◀d’▶aller trop vite, aux yeux de ◀l’▶expérience d’autres époques et ◀d’▶une sagesse bien éprouvée (dans tous ◀les▶ sens ◀de▶ ◀l’▶adjectif), on ne nous laissera pas même ◀le▶ temps ◀de▶ partir. ◀Le▶ plan Marshall se termine dans deux ans. ◀La▶ crise économique s’aggrave très rapidement (sans nulle prudence !) faute ◀d’▶unité dans nos programmes ◀de▶ redressement. Et ◀les▶ menaces ◀de▶ guerre sont là. Demandez à ◀l’▶opinion si elle est mûre pour ◀la▶ guerre ! Elle hésite à vous suivre à cause de vos prudences. Elle suivra ceux qui marchent, ceux qui ont su voir ◀le▶ but et qui ont osé lui donner son vrai nom : fédération.
◀Les▶ progrès surprenants ◀de▶ ◀l’▶idée fédéraliste parmi ◀les▶ députés européens sont attestés par un fait capital : ◀la▶ Commission des affaires générales, élue par ◀l’▶Assemblée dès ◀le▶ 20 août, s’est engagée sans ◀le▶ moindre délai, dans ◀l’▶étude des structures politiques nécessaires à ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe. C’est dire que ◀la▶ question centrale posée par ◀les▶ fédéralistes, celle ◀d’▶un gouvernement au-dessus des États, n’a pas pu être refoulée plus ◀de▶ dix jours, malgré ◀les▶ efforts conjugués des unionistes nordiques et des ministres, malgré ◀les▶ conseils ◀de▶ lenteur, ◀de▶ sagesse, ◀de▶ prudence, etc., prodigués (en anglais généralement) aux députés européens.
Dès sa prochaine session, ◀l’▶Assemblée sera saisie ◀d’▶un plan dont ◀le▶ président ◀de▶ ◀la▶ Commission, M. Bidault, peut déjà déclarer qu’il s’orientera nettement vers une fédération finale.
Il est clair qu’une formule fédérale implique certaines limitations précises des souverainetés nationales. (Et pour ma part, je m’explique mal comment M. Churchill peut à la fois lutter pour ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe et déclarer qu’on ne touchera pas à ces sacro-saintes souverainetés.) Mais au lieu de discuter sur ◀l’▶abandon des privilèges féodaux des États, ◀l’▶Assemblée, fort sagement, s’est tournée vers ◀les▶ créations nécessaires.
◀Le▶ grand problème qui passe ainsi au premier rang, c’est celui ◀de▶ ◀la▶ source et des fondements du pouvoir fédéral ◀de▶ demain. Dans ◀les▶ couloirs et ◀les▶ clubs ◀de▶ Strasbourg, on a pu voir se former deux écoles. La première tient ◀le▶ Comité des ministres pour ◀le▶ germe du futur gouvernement ◀de▶ ◀l’▶Europe. Car ◀les▶ ministres, observe-t-on, sont ◀les▶ seuls à détenir un pouvoir bien réel, dans ◀le▶ Conseil de l’Europe tel qu’il existe. Certes. Mais, si ◀le▶ Conseil existe, n’est-ce point précisément parce que certains pionniers ont ignoré ce genre ◀de▶ raisonnements, qui voudraient faire passer pour réalisme ◀la▶ soumission au statu quo ? D’autre part, ◀les▶ pouvoirs que détiennent ◀les▶ ministres étant strictement nationaux, leur addition ou juxtaposition n’irait-elle point créer, sur le plan ◀de▶ ◀l’▶Europe, un danger pire que ◀l’▶absence ◀de▶ pouvoir, une sorte ◀de▶ frein automatique, un véritable anti-pouvoir, qu’il s’agirait alors ◀de▶ renverser pour établir ◀l’▶union réelle ?
La seconde école, celle des fédéralistes, tient que ◀l’▶origine normale du pouvoir à créer réside dans ◀l’▶Assemblée elle-même, dont ◀le▶ Comité des ministres, élargi, devrait former ◀la▶ Chambre haute (Sénat ou Conseil ◀d’▶États). ◀La▶ Commission permanente ◀de▶ vingt-huit membres, élue par cette double Assemblée, pourrait alors préfigurer ◀le▶ Cabinet fédéral ◀de▶ ◀l’▶Union.
Sans préjuger ◀de▶ ◀l’▶issue ◀d’▶un tel débat, ◀l’▶on peut voir dès maintenant dans ◀le▶ seul fait qu’il ait lieu, ◀la▶ preuve ◀d’▶une très rapide évolution. ◀Les▶ dirigeants ◀de▶ notre Mouvement européen n’osaient pas espérer que ◀la▶ question capitale s’imposerait tout naturellement, dans un délai aussi réduit. Ils sont en droit ◀de▶ montrer quelque fierté, lorsqu’ils passent en revue ◀les▶ objectifs qu’ils désignaient dans leurs mémorandums, et ◀les▶ confrontent avec ◀les▶ résultats atteints au terme ◀de▶ la première session ◀de▶ ◀l’▶Assemblée. Celle-ci a conquis tout d’abord ◀la▶ liberté ◀de▶ fixer ses ordres du jour. Elle a voté, malgré ◀l’▶opposition du Comité ministériel ◀la▶ création ◀d’▶une Cour européenne des droits de l’homme, pouvoir supérieur aux États. Elle a créé plusieurs commissions permanentes pour étudier ◀l’▶instauration rapide ◀d’▶une autorité politique supranationale, ◀d’▶un Conseil économique et social, ◀d’▶un passeport européen, ◀d’▶un Centre européen de la culture (déjà en voie ◀de▶ formation à Genève). Ces décisions couronnent ◀le▶ travail obstiné ◀de▶ quelques petites équipes au sein du Mouvement européen. Bien plus, ◀l’▶existence même ◀de▶ ◀l’▶Assemblée et ◀la▶ rapidité ◀de▶ ses premières opérations doivent être attribuées en premier lieu à ◀l’▶action décisive du Mouvement : Churchill et Spaak n’ont pas manqué ◀de▶ ◀le▶ souligner, pour s’en féliciter, bien entendu, M. Hugh Dalton, pour s’en plaindre (et cette confirmation n’est pas ◀la▶ moins valable). On ne s’en étonnera pas, si ◀l’▶on sait que ◀les▶ deux tiers des députés qui siégeaient à Strasbourg appartiennent à notre Mouvement et ont pris ◀l’▶habitude ◀d’▶y travailler ensemble.
On s’est demandé si ces premiers succès laissaient encore une raison ◀d’▶être suffisante au Mouvement européen, ou s’il devait passer ◀la▶ main à ◀l’▶Assemblée. C’est peut-être chanter victoire un peu trop tôt. Il reste encore à faire entrer dans ◀la▶ réalité ◀le▶ principal : ◀la▶ Constitution fédérale. ◀Les▶ commissions ◀de▶ ◀l’▶Assemblée ◀la▶ proposeront, mais ◀les▶ gouvernements et parlements nationaux en disposeront. Et qui dispose ◀de▶ ces divers pouvoirs, sinon ◀l’▶opinion générale, qu’il s’agit maintenant ◀d’▶alerter, ◀d’▶informer, et ◀de▶ faire peser ◀de▶ tout son poids sur ses élus ? Montrer ce but et préparer ◀les▶ voies reste ◀la▶ mission décisive du Mouvement européen.
Car ◀l’▶essentiel n’est plus ◀de▶ changer ◀le▶ nom ◀de▶ ◀l’▶Assemblée consultative pour qu’elle devienne en fait constituante, mais bien ◀d’▶agir en sorte que ses vœux et avis soient régulièrement acceptés par ◀les▶ gouvernements et parlements, en attendant ◀le▶ verdict populaire.
Nous sommes en pleine action, et il est clair qu’il s’est fait ◀de▶ ◀l’▶Histoire à Strasbourg, mais nous n’en connaissons encore que ◀le▶ dynamisme intérieur. ◀Les▶ résultats pourront être jugés d’ici deux ans. S’il n’y en a pas à ce moment-là, nous serons Russes ou colonisés, ou simplement nous ne serons plus. Mais ce qui vient de se passer nourrit ◀l’▶espoir.
L’un des observateurs américains qui assistait aux travaux ◀de▶ ◀l’▶Assemblée, et qui a pu voir notre Mouvement à ◀l’▶œuvre, s’écriait à Strasbourg : « J’ai été ◀le▶ témoin, ici, ◀de▶ choses stupéfiantes, amazing things for us, Americans !… Car elles se font sans moyens “mesurables”, sans organisations “solides” à ◀la▶ yankee, et par ◀la▶ seule action, presque invisible, ◀d’▶un très petit nombre ◀d’▶hommes qui ont su voir juste… »
Il venait de découvrir ◀l’▶Europe, ses limitations, son génie.