(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — Avant Strasbourg (26 juin 1950) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — Avant Strasbourg (26 juin 1950)

Chers auditeurs,

Voici l’été ; pour beaucoup d’entre vous, les vacances ; pour le studio de Genève l’interruption normale de plusieurs émissions, dont la mienne en juillet et août si bien que ce soir, je vous présente la dernière chronique d’une série qui aura duré près d’une année.

Il est bien naturel que je m’interroge sur la portée des événements qui ont marqué la vie de l’Europe durant ces mois, et sur l’avenir immédiat. Avons-nous avancé vers l’union ?

Prenons d’abord notre Mouvement européen, qui fut depuis deux ans le moteur de l’action. Depuis son grand succès de l’an dernier, la création du Conseil de l’Europe, il faut avouer qu’il n’a pas déployé d’activités spectaculaires. Cependant, en sourdine, il travaillait sur le plan politique, il a fait sienne l’exigence de son aile fédéraliste, il a demandé la création d’une véritable Autorité européenne, dotée de pouvoirs limités, mais réels. Nous verrons à Strasbourg, cet été, si ce projet peut passer dans les faits, malgré l’opposition tenace des Anglais et des Scandinaves.

Sur le plan de la culture, dont je vous disais, dans mes deux dernières chroniques, qu’il est le vrai fondement de toute l’Europe, et même de sa puissance matérielle, les projets ont été décisifs. Le Centre européen de la culture, dont les statuts et le programme ont été mis au point il y a trois jours, sera inauguré l’automne prochain à Genève. Et peu après, le Collège de l’Europe, sorte d’école des sciences politiques pour l’Europe fédérée de demain, ouvrira ses portes en Belgique, dans la très vieille cité de Bruges, ressuscitée pour un avenir continental. Voilà deux créations qui marqueront une date : elles signifient que nos élites intellectuelles ont enfin réussi à grouper leurs efforts par-dessus les frontières nationales ; qu’elles ont pris la tête du mouvement, et sont prêtes à réaliser l’union des esprits et des cœurs, sans laquelle aucune autre n’est possible.

Enfin, dans le domaine économique, le plan Schuman pose les bases matérielles d’une renaissance de notre continent. Né d’un projet conçu par les fédéralistes, il restera l’honneur du gouvernement français, qui osa le prendre en charge et le proposer au monde, en dépit de toutes les intrigues d’intérêts, de partis, et d’égoïsmes nationaux. Ainsi la France aura montré que son génie domine encore les jeux de ses politiciens. Et maintenant, tournons-nous vers l’avenir.

La deuxième session de Strasbourg s’ouvrira le 8 août. Elle sera décisive. Formée de députés régulièrement élus par 15 parlements de l’Europe, cette Assemblée consultative porte le grand espoir fédéraliste : on verra, cet été, si elle s’en montre digne. On le verra d’une manière précise. Car l’Assemblée sera saisie d’une proposition capitale, tendant à instituer, au-dessus des États, un Pacte européen et une Autorité dotée de pouvoirs bien réels. Si elle recule, si elle refuse l’obstacle, nous cesserons non pas certes d’espérer, ni de lutter, mais de croire à son existence.

Je ne suis pas député, et mon pays d’ailleurs n’est pas représenté à Strasbourg. Je n’ai donc pas de titre à y parler. Si j’en avais, voici quel serait mon discours :

Messieurs les députés européens ! vous êtes ici pour faire l’Europe, et non pour faire semblant de la faire. Faire l’Europe signifie la fédérer. Comment fédérer des nations qui se croient encore souveraines ? Voyons l’histoire. Les Suisses ont réussi. Voyons la Suisse. Son exemple vivant suffit à démontrer que la solution fédéraliste est non seulement praticable en principe, mais pratique. Vous allez m’objecter que les Suisses sont les premiers à se montrer réservés quand il s’agit de faire l’Europe. C’est qu’ils sont déjà fédérés. Ils vous attendent. Vous dites encore qu’il faut être prudent quand on s’engage dans une entreprise aussi vaste. C’est aller trop vite en besogne : car vous ne vous êtes, jusqu’ici, engagés dans rien que l’on sache. Quand vous y serez, il sera temps de voir si la prudence, ou au contraire un peu de hâte, conviennent à nos calamités.

Vous dites qu’il y a de grosses difficultés. Vous êtes-là pour les surmonter, — sinon, pour quoi ?

Vous m’assurez enfin de vos bonnes intentions. Prouvez-les ! Je n’ai jamais rencontré personne qui ose se dire contre la paix ou contre la vertu en général, ou contre l’union de nos peuples. Nous sommes tous de bonne volonté, à nous en croire… Mais certains souhaitent un peu d’union, bien sûr, tandis que d’autres veulent ses conditions. Certains préfèrent s’en tenir au possible — et presque rien ne leur paraît possible — , tandis que d’autres veulent le nécessaire. Certains déplorent éloquemment nos divisions, tandis que d’autres veulent abolir la cause du mal, qui est la souveraineté nationale. Les autres, qui savent ce qu’ils veulent, je les nomme les fédéralistes. Eh bien ! Messieurs les députés européens, si vous n’êtes pas fédéralistes, allez-vous-en ! Si vous l’êtes, osez le dire, prouvez-le, faites la nuit du 4 août des souverainetés, bousculez le Comité des ministres, prenez le pouvoir et donnez-nous l’Autorité européenne.

Tel serait mon discours, chers auditeurs, et je ne pourrai pas le prononcer, mais la voix de l’opinion parlera dans le même sens, et je voudrais vous avoir convaincu, depuis un an, que c’est la vôtre.

Nous nous retrouverons, je l’espère, au mois de septembre, et je vous dirai si nous avons gagné. Merci de m’avoir suivi si fidèlement, merci pour toutes vos lettres, et de l’invisible appui que vous m’avez donné dans vos pensées. C’est avec cet appui de l’âme que nous ferons demain l’Europe.

Mes chers auditeurs, au revoir !