Demain l’▶Europe ! — ◀L’▶Amérique veut nous unir (7 novembre 1949)
Chers auditeurs,
J’ai abordé, lundi dernier, ◀la▶ question difficile et délicate ◀d’▶une participation ◀de▶ ◀la▶ Suisse au Conseil de l’Europe. J’y reviendrai, c’est bien certain. Mais, ce soir, il me faut vous parler ◀d’▶une évolution importante qui s’est manifestée pendant ◀la▶ semaine dernière, et dont ◀les▶ conséquences peuvent se révéler considérables, dans un très proche avenir. Il s’agit, en effet, ◀de▶ la première intervention officielle et pressante des Américains, en faveur de ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe.
C’est à ◀l’▶occasion ◀d’▶une session ◀de▶ ◀l’▶Organisation européenne ◀de▶ coopération économique, ◀l’▶OECE — que ◀l’▶offensive américaine s’est déclenchée. M. Paul Hoffman, directeur du plan Marshall, est venu prononcer devant ◀les▶ ministres ◀de▶ 19 pays européens, un discours dont ◀la▶ portée dépasse largement celle du bla-bla-bla gouvernemental auquel nous étions habitués dans ce domaine. Je ne ferai pas ◀l’▶analyse détaillée ◀de▶ ce discours : tous ◀les▶ journaux ◀l’▶ont publié, et d’ailleurs il peut fort bien se résumer en une seule phrase. M. Hoffman a dit à ◀l’▶Europe : aide-toi, ◀l’▶Amérique t’aidera. Et comment ◀l’▶Europe pourrait-elle s’aider elle-même sinon en unissant ses forces dispersées, c’est-à-dire en se fédérant ? ◀L’▶intervention du chef du plan Marshall signifie donc, avec toute ◀la▶ clarté souhaitable, que si ◀l’▶Europe ne décide pas ◀de▶ se fédérer dans un proche avenir, ◀l’▶Amérique ◀la▶ laissera tomber.
Quelles ont été ◀les▶ réactions des 19 ministres européens devant cette mise en demeure polie, mais des plus fermes ? Pris en flagrant délit ◀d’▶incapacité à s’unir — doublée ◀d’▶une mauvaise volonté évidente de la part des Anglais — après des mois ◀de▶ tergiversations et ◀de▶ demi-mesures ou quart ◀de▶ mesures, ◀les▶ ministres se sont empressés ◀de▶ déclarer l’un après l’autre qu’ils étaient bien d’accord, qu’ils allaient voir, étudier, considérer, expertiser, améliorer ici ou là, bref, qu’ils étaient décidés à faire mieux ◀l’▶année prochaine. Réaction classique du mauvais élève après une bonne semonce du professeur. ◀L’▶élève un peu confus manifeste ses bonnes résolutions, et ◀l’▶OECE elle aussi, a pris une série ◀de▶ résolutions, dont voici la première : « ◀Le▶ Conseil ◀de▶ ◀l’▶OECE reconnaît ◀la▶ nécessité ◀de▶ créer un vaste marché unique en Europe, dans lequel ◀les▶ biens et services pourraient circuler librement. » Voilà qui est bien, voilà ◀le▶ but que nous autres fédéralistes, définissions il y a deux ans déjà. Mais aussitôt après, ◀les▶ 19 ministres retombent dans leurs mauvaises habitudes. Ils parlent ◀de▶ ◀la▶ nécessité ◀d’▶aller bien lentement, par toutes petites étapes, et cela veut dire qu’ils sont bien décidés à ne gêner personne, à ne pas exiger ◀de▶ trop grands sacrifices de la part des États. Ils acceptent ◀de▶ réduire ◀les▶ tarifs douaniers, oui certes, mais seulement si ◀les▶ experts montrent que c’est possible et que ◀les▶ intérêts des nations ou des groupes n’en souffrent pas trop. Bref, sous ◀le▶ couvert ◀de▶ formules prudentes et techniques, ils battent en retraite, ils reculent une fois de plus devant ◀la▶ nécessité ◀d’▶une véritable révolution fédéraliste, ◀d’▶une union réelle, rapide, complète, telle que ◀la▶ demandent ◀les▶ Américains, et telle que ◀l’▶exigent avec plus ◀de▶ force ◀les▶ menaces ◀de▶ ruine qui pèsent sur notre continent.
◀L’▶opinion américaine ne s’est pas laissé tromper par ◀la▶ réaction des gouvernements européens. Elle se déclare déçue par leur oui hésitant, par ce oui aussitôt suivi ◀d’▶un peut-être et ◀d’▶une vingtaine ◀de▶ si.
Car en réalité, et malgré tant de belles paroles officielles, que se passe-t-il ? Nous n’avons plus que quelques mois pour unifier ◀l’▶économie européenne, puisque ◀le▶ plan Marshall se termine dans deux ans. Et ◀l’▶Europe n’en continue pas moins, comme disait récemment Paul Reynaud, à donner ◀le▶ spectacle grotesque ◀de▶ 19 États dont chacun voudrait grimper sur ◀le▶ dos du voisin.
Quand nous parlions, nous ◀les▶ fédéralistes, ◀de▶ ◀la▶ nécessité ◀d’▶une union économique rapide et totale, ◀les▶ experts des gouvernements nous démontraient chiffres en main que c’était une utopie, une idée ◀d’▶amateurs. Et voici qu’aujourd’hui c’est ◀la▶ plus grande puissance économique du monde, ◀l’▶Amérique, — et par ◀la▶ voix ◀de▶ son expert numéro un, M. Hoffman, qui vient dire à nos États : « ◀Les▶ fédéralistes ont raison, ce sont eux qui montraient ◀la▶ seule voie ◀de▶ salut. Pour nous Américains, nous sommes fatigués ◀de▶ vos lenteurs, ◀de▶ vos objections tatillonnes, ◀de▶ votre absence ◀de▶ vues larges et fermes. Unissez-vous et vite, ou alors débrouillez-vous avec vos crises, avec ◀le▶ chômage croissant, avec ◀les▶ dictatures communistes ou autres, avec toutes ◀les▶ misères qui viennent sur vous. »
Il y a deux jours, un journal ◀de▶ Paris, et peut-être ◀le▶ plus sérieux, publiait en énorme manchette ◀la▶ nouvelle suivante : « Déçus par ◀les▶ lenteurs des Occidentaux, ◀les▶ États-Unis proposeraient un projet ◀de▶ fédération européenne. » Et ◀l’▶on annonçait que M. Acheson viendrait s’en entretenir très prochainement avec MM. Bevin et Schuman, à Paris.
Quand j’ai quitté Paris, samedi dernier, cette nouvelle y faisait sensation, dans ◀les▶ milieux ◀d’▶affaires comme dans ◀les▶ milieux politiques. Et beaucoup de gens disaient : n’est-il pas humiliant pour ◀l’▶Europe que ce soit ◀l’▶Amérique qui ◀la▶ force à s’unir ?
Certes, c’est une humiliation pour nos dirigeants, une dure leçon pour nos sceptiques professionnels. Mais aux yeux de ◀l’▶Histoire, c’est un juste retour. Car, il ne faut pas ◀l’▶oublier, c’est ◀l’▶Europe qui a jadis, contribué à ◀la▶ libération ◀de▶ ◀l’▶Amérique ; c’est ◀la▶ France en particulier qui a voulu, contre ◀les▶ Anglais, ◀la▶ naissance des États-Unis, qui ◀l’▶a aidée par sa diplomatie comme par ses armes, et par Vergennes comme par Lafayette. Il n’est pas humiliant, il est beau, que ce soit ◀l’▶Amérique aujourd’hui qui nous repasse ◀le▶ flambeau, et qui nous tienne ◀la▶ main pour nous aider à ◀le▶ soutenir, à ◀l’▶élever, malgré notre faiblesse et nos découragements, contre toutes nos fatalités, pour ◀le seul espoir des hommes libres.
Au revoir, mes chers auditeurs.