(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — Questions et objections des étudiants de Lausanne (23 janvier 1950) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — Questions et objections des étudiants de Lausanne (23 janvier 1950)

Chers auditeurs,

Je vous ai parlé lundi dernier d’une enquête menée par quelques étudiants de Lausanne parmi leurs camarades, et portant sur l’union de l’Europe, sur l’utilité de nos congrès. Un grand nombre des étudiants interrogés ne se sont pas contentés de répondre par oui ou par non, mais ont ajouté quelques remarques personnelles au bas de la page de questionnaire. Ce sont ces réactions spontanées que je voudrais commenter ce soir.

Il serait exagéré de dire qu’elles manifestent un courant de pensée général et bien défini. Au contraire, leur infinie variété, du noir au blanc par toutes les nuances imaginables, prouve que l’individualisme n’est pas mort chez nous, et qu’un des plaisirs de la vie reste encore, aux yeux de mes cadets, de se faire leur propre opinion, ou au moins d’en affirmer une qui ne soit pas celle d’un parti. Je ne trouve même pas une opinion commune par faculté, et l’on dirait parfois que chacun s’ingénie à soutenir le point de vue qu’on attend le moins de sa spécialité : c’est ainsi qu’un étudiant en lettres exige des actes, et non plus des paroles ! Tandis que c’est un ingénieur qui déplore que l’idéal ne domine pas sur l’économique ; un théologien qui s’écrie : économique d’abord ! ; un étudiant en droit qui ne croit qu’à la force ; et pour comble, un pharmacien qui trouve la situation sans remède !

L’un dit qu’il faut commencer par l’économie, l’autre par la politique, un 3e par l’esprit et un 4e, qu’on ne peut pas commencer du tout, et qu’il faudra une nouvelle guerre (qu’est-ce qu’il lui faut !). Deux seulement sur cent dont j’ai lu les remarques déclarent que la question ne les intéresse pas. Mais parmi les cent autres, quels sont les arguments qui reviennent le plus souvent ?

Il me semble, tout d’abord, que la majorité affiche une saine méfiance à l’égard des combines politiques, et redoute que l’union européenne serve de paravent à des manœuvres impérialistes ou agressives. C’est en effet l’un des dangers que les fédéralistes ont la mission de prévenir, et au besoin de démasquer dès qu’il ferait mine d’apparaître, et je puis dire qu’ils n’y ont pas manqué jusqu’ici. Mais je suis frappé de voir que la notion d’engagement politique des intellectuels est si peu populaire parmi nos étudiants. S’ils entendent par engagement la démission de la pensée au profit d’une tactique de parti, ils ont raison. Mais s’ils croient que l’intellectuel n’a rien à dire dans la cité, ils servent mal l’esprit et la culture, et ce sont eux qui livrent la cité aux politiciens qu’ils n’aiment pas. Je leur rappellerai, au surplus, que l’union de l’Europe n’est pas du tout un problème politique d’abord, mais la condition de salut d’une civilisation qui fait le sens de nos vies.

J’ai répondu d’avance, dans une autre chronique, à ceux qui estiment que l’on doit bien commencer par des mesures économiques. Je me borne à leur répéter que ce point de vue n’est pas bien réaliste, car seul un pouvoir fédéral, politique, et soutenu par l’opinion, pourra forcer les égoïsmes, les intérêts et les routines que défendent les experts économiques, toujours prêts à prouver qu’on ne peut rien faire, sauf en temps de guerre naturellement…

Certains croient désirable et nécessaire l’union fédérale de l’Europe, mais ils estiment qu’elle exigera beaucoup de temps : quatre générations, dit l’un, dix au moins pense un autre. Voilà les optimistes incorrigibles. Ils s’imaginent sans doute que les deux Grands nous laisseront prendre notre temps, comme des Bernois. Mais s’il faut plus de 100 ans pour faire l’Europe, autant dire qu’on ne la fera jamais. On ne peut pas fédérer des esclaves dans les ruines.

Mais voici s’approcher allègrement la petite escouade des communistes, attentifs à marcher du même pas. Citer un seul d’entre eux suffit pour savoir ce que les autres pensent ; je le citerai donc : « La Conférence européenne de la culture — affirment-ils sans sourciller — est faite par les Américains pour répandre leur politique agressive et impérialiste, en Europe et dans le monde entier. »

Voilà qui est clair et je pense que je ferais bien de passer aux aveux complets avant que l’on ne me force aux aveux spontanés. Je croyais que le congrès de Lausanne avait été organisé par le Bureau d’études dont je m’occupe à Genève. Quelle illusion ! La vérité, c’est que Pierrepont Morgan, dictateur de Wall Street, et trotskiste bien connu, m’a fait remettre par Goebbels en personne les dollars nécessaires pour l’achat de 200 intellectuels qui ont voté par acclamations, sur l’ordre de Churchill, une résolution finale dictée car le président Truman en faveur du coca-cola. Pierrepont Morgan est mort il y a dix ans, dit-on, mais cela prouve simplement que je sais cacher mon jeu… Passons.

J’ai gardé pour la fin un argument bizarre, mais qui revient plus d’une fois dans cette enquête : on ne peut pas unir l’Europe, objectent quelques pessimistes, car elle est vraiment trop divisée ! Je croyais, dans ma candeur naïve, qu’on ne peut unir, précisément, que les choses qui sont divisées — de même qu’il faut bien qu’une bouteille soit vide pour qu’on puisse la remplir…

Enfin, à ceux qui nous répètent : assez de discours, il faut des actes ! Je dis bravo, et je réponds que j’attends leurs actes, à eux aussi. Car le temps presse, ils ont raison, et nous avons besoin surtout de ceux qui veulent agir sans plus de bavardages ou de vaines critiques purement verbales.

Au revoir, à lundi prochain, chers auditeurs, à demain matin, chers étudiants avides d’action.