(1950) Articles divers (1948-1950) « Raisons et buts d’une conférence (janvier 1950) » pp. 19-25

Raisons et buts d’une conférence (janvier 1950)l

La condition profondément contradictoire dans laquelle vit l’Europe, depuis dix ans, est entrée dans la phase critique. Elle est presque désespérée. Elle est aussi plus près que jamais de se résoudre en une synthèse. Il est vrai que l’Europe est en train de se défaire. Elle n’a jamais étém plus menacée, plus divisée devant le péril, — plus angoissée et sceptique à la fois. Mais il n’est pas moins vrai que pour la première fois, dans toute sa longue histoire, — consciemment, — l’Europe est en train de se faire !

Aux yeux d’un esprit objectif, toutes les conditions de la ruine sont réunies dans notre ciel et dans nos données immédiates ; mais ce sont les mêmes conditions qui pourraient être celles d’une renaissance.

Nos divisions absurdes, par exemple, n’ont cessé de s’aggraver depuis dix ans — mais nous prenons conscience de leur absurdité. L’avènement brusque et stupéfiant de deux empires extraeuropéens décourage des millions d’entre nous, mais il réveille aussi le sentiment d’un destin commun de nos peuples. Enfin, l’indifférence écœurée, l’abandon aux fatalités de l’histoire, se voient combattus par l’élan vers l’union, vers la fédération, dont témoignent notre Mouvement, l’espoir encore tremblant des masses, l’Assemblée de Strasbourg, cette conférence de la culture.

Je parle d’un espoir tremblant. Le sentiment le plus répandu, j’allais dire le plus populaire dans nos pays, c’est en effet la peur, une peur souvent voilée par cette indifférence qui fait dire aux troupiers : « Il ne faut pas chercher à comprendre. » Il y a aujourd’hui une manière proprement européenne d’avoir peur de l’avenir : et c’est la peur d’une guerre que d’autres viendraient faire sur notre sol, et sur le corps de nos enfants ; c’est l’angoisse de devenir les objets d’une guerre des autres, qui serait perdue par nous, quelle que soit son issue. Mais il y a, en même temps, une manière européenne d’espérer, un espoir proprement européen, c’est celui de réussir notre fédération, et de retrouver par là même une puissance capable d’imposer la paix.

Telle est la situation contradictoire dans laquelle nous sommes engagés. À son point de crise, où nous sommes, il dépend en partie de nous que l’espoir ait raison du désespoir. Mais il faut aller vite, et viser juste.

Tandis que s’esquissent, à Strasbourg, les cadres politiques de l’Europe unie, il est grand temps de définir la visée, la portée humaine de cette action, la vocation de la communauté européenne. Tel est le but de cette Conférence.

Ce qu’on attend de nous ici, c’est d’abord une réponse à la question dangereuse que posent nos circonstances historiques : pourquoi l’Europe ? qu’a-t-elle à dire aux hommes ? quels sont ses droits humains et spirituels à l’existence indépendante ? Et c’est ensuite une étude des moyens qui pourront assurer cette existence ; des mesures pratiques et institutionnelles propres à garantir et développer l’exercice de la pensée libre, sans laquelle l’Europe n’est plus rien.

On pourrait discuter sans fin sur le titre de cette Conférence. Les mots européen, culture, prêtent à des controverses trop faciles.

Dès qu’on parle d’Europe, d’unir l’Europe, chacun commence par dire : « Il n’y a plus d’Europe ! » et finit par offrir une belle définition de ce qu’est l’Europe, de ce qu’elle a été, de ce qu’elle devrait être à son sens. Et ce dialogue à plusieurs voix reste, à tout prendre, la vraie définition de l’Europe, une et diverse.

De même, dès que l’on parle de culture, chacun donne à ce mot des réalités hétéroclites : inventions techniques et beaux-arts, hygiène, éducation, et procédé de construction ; littérature, philosophie, et doctrines de l’État ; conceptions de la liberté, de la justice et de la dignité humaine ; esprit critique ; et toute la vie des religions. Culture peut signifier aussi prise de conscience de la vie, besoin perpétuel d’approfondir et d’illustrer le sens de l’existence, d’augmenter le pouvoir de l’homme, tant sur lui-même que sur les choses. Culture peut signifier, enfin, l’ensemble des procédés de création et de transmission de leurs principes.

Je souhaite que notre Conférence s’interdise les débats académiques auxquels prêtent ces définitions. À toutes fins utiles, elle partira de l’idée que la culture, ce sont les réalités intellectuelles et spirituelles qui ont fait de l’Europe autre chose et beaucoup plus que ce qu’elle est dans sa réalité physique, autre chose que ce fameux « Cap de l’Asie » toujours cité. Si nous faisons du bon travail ici, personne ne perdra plus son temps à se demander ce qu’est la culture. Et comme on juge l’arbre à ses fruits, on jugera la culture sur sa récolte.

Deux mots sur ceux qui ne sont pas venus ici. Quand Dieu veut perdre une société, il ne commence pas toujours par la rendre folle, il se contente parfois de l’endormir. Je veux dire qu’il surcharge ses élites d’occupations accablantes et flatteuses, qui ne leur laissent plus une seconde pour distinguer l’approche des catastrophes. On demande à certains « grands noms » de venir participer au sauvetage de l’Europe. Ils nous répondent qu’ils ont un rhume, qu’ils ont promis une conférence. D’autres invoquent un besoin subit de se retirer pour méditer. Regrettons-le, pour eux surtout. S’ils sont un jour jetés, ce qu’à Dieu ne plaise, dans certains « camps de rééducation sociale », ils auront enfin le temps de méditer sur les raisons urgentes qui motivaient un rassemblement comme le nôtre. Ils comprendront qu’il est certains moments de l’histoire où l’on ne peut renverser les destins qu’en y allant tous ensemble, et toutes affaires cessantes.

Pour être juste, il faut reconnaître que beaucoup d’intellectuels redoutent non sans raison l’atmosphère des congrès, inconsidérément multipliés de nos jours. Je les comprends, et je comprends surtout ceux d’entre eux qui sont écrivains. Il y a des gouffres, des abîmes, entre la création dans une chambre nocturne, et les institutions dont nous allons parler ! « Qu’est-ce que cela peut bien me faire ? dit le poète. Cela ne m’aide pas à trouver une image… » Certes, mais l’écrivain n’est pas indifférent au sort des livres qu’il publie, ni à leur diffusion, ni aux entraves qu’elle rencontre partout aujourd’hui — et voilà nos problèmes pratiques.

Et il n’est pas indifférent — (ou c’est un mauvais écrivain) — au destin de la communauté dont il écrit la langue, où sa voix porte, qui peut le nourrir ou l’asservir, l’écouter ou le censurer, — et voilà tout le problème des valeurs à sauver, et des institutions qui pourront les défendre.

Le rapport général, établi pour l’information des délégués, n’a d’autre ambition que de signaler et de classer les problèmes qui se sont révélés urgents, au terme d’une enquête dans nos divers pays. Chacun des groupes nationaux du Mouvement européen a reçu d’abord un questionnaire sur l’état des problèmes concrets de la culture dans son pays. Dix-sept groupes ont donné des réponses détaillées. Je tiens à souligner qu’une telle enquête n’avait jamais encore été tentée. Nous avons dû l’improviser avec des groupes en pleine période de formation. Elle nous a permis de mieux voir l’intérêt capital qu’il y aurait à dresser systématiquement un inventaire aussi des lacunes, des obstacles, permettant de délimiter des zones critiques où concentrer l’effort. Puis, des études plus détaillées, sur des projets concrets, nous ont été remises. Enfin, le Bureau d’études de Genève a fourni plusieurs notes et documents. Sur la base d’une quinzaine de rapports nationaux, d’une trentaine de rapports spéciaux, et des documents précités, le rapport général a tenté d’opérer une synthèse provisoire, en guise d’introduction aux travaux de la conférence. Précisons bien que ce rapport n’est pas un instant destiné à faire l’objet des discussions de la conférence. Il en introduit les sujets. Il veut servir d’exposé des motifs à la série de résolutions pratiques qui seront proposées et mises au point par les commissions du congrès.

La section culturelle du Mouvement européen6 avait estimé tout d’abord que deux commissions suffiraient : l’une consacrée au problème des échanges, l’autre aux institutions à développer ou à créer, les problèmes non techniques restant, bien entendu, réservés aux débuts de l’ensemble du congrès, siégeant en commission générale. Il nous apparaît qu’il y a lieu de prévoir une nouvelle commission, consacrée à l’éducation et à l’enseignement.

I. Les échangesn

La question des échanges. — La situation présente est bien connue. Les congressistes auront vite dressé la liste des obstacles douaniers et monétaires, et des mesures prétendues « protectionnistes » qui loin de les protéger, paralysent nos cultures. Par quelle méthode peut-on surmonter ces obstacles ? C’est tout le problème qu’il faudra résoudre. Reste à savoir dans quel esprit.

À cet égard, il me paraît que certaines expressions chères aux experts et aux documents officiels, seraient propres à nous égarer. On parle beaucoup, par exemple, « d’organiser les échanges culturels ». Observons tout d’abord qu’il n’en serait pas question si les frontières étaient ouvertes, et l’union fédérale de l’Europe réalisée. Nos cultures, prisonnières des cadres nationaux, ne doivent pas chercher des moyens de correspondre un peu plus facilement de prison à prison. Elles doivent au contraire exiger leur « élargissement » immédiat, sans condition.

Le terme même « d’échanges culturels », avouons-le, est devenu bien déplaisant, à force d’avoir servi d’échappatoire facile aux fonctionnaires chargés (bien malgré eux, souvent) des problèmes réputés « secondaires » de la culture. Ils tentent de s’en tirer en consentant à la culture ce petit va-et-vient d’échanges surveillés que leurs douaniers et leurs agents fiscaux sauront bientôt réduire à presque rien. Il en résulte au mieux quelques petits décrets concernant les voyages de quelques professeurs bien vus des pouvoirs, de quelques boursiers bons élèves ; et quelques phrases bien plates sur l’indispensable solidarité de nos nations. Une hypocrisie ennuyeuse.

Prétendre « organiser les échanges », prenons-y garde, c’est en fait reconnaître les droits que l’État s’est arrogés, et qu’il s’agit de lui dénier radicalement — le droit d’élever ou d’abaisser des obstacles arbitraires à la circulation des idées, des personnes, et des œuvres ; c’est d’autre part, presque automatiquement, favoriser ceux qui ne gênent personne, ceux qui sont le moins créateurs ou novateurs, ceux qui font le moins peur aux fonctionnaires, ceux qui en un mot, ont l’âme naturellement officielle.

Si l’on veut que les échanges redeviennent ce qu’ils ont toujours été dans les périodes de vitalité de la culture — échanges de découvertes à l’état naissant, de produits originaux, de curiosités avides, d’expressions authentiques de la sensibilité, de passions mêmes, et non pas de simples déplacements de forts en thème — nous devons :

1° abandonner, et au besoin dénoncer la méthode de « l’organisation des échanges »,

2° exiger la suppression pure et simple, immédiate, des obstacles à la libre circulation des personnes, des œuvres, et des instruments de travail, dans toute l’étendue de l’Europe.

Supprimer tous ces droits de douane ou de visas, dont le bénéfice est dérisoire pour les États, dont la charge est ruineuse pour la culture.

Et surtout ne proposons pas, dans ce domaine, de nouveaux organismes ! C’est la paresse d’esprit qui entraîne tant de Comités à proposer de nouvelles machines bureaucratiques. Restaurer la culture, c’est aussi alléger du poids mort des organisations ! Qu’on n’essaie pas d’organiser la vie, qu’on la laisse libre ! La seule idée d’une respiration organisée, n’est-il pas vrai, vous coupe le souffle. Qu’on n’essaie pas de créer par décrets l’unité de notre culture : elle existe, elle était aux origines, elle n’a cessé depuis de se reformer et de s’enrichir de mille diversités. Qu’on la laisse libre de se manifester ! L’Europe ouverte, et rien de plus, mais rien de moins, voilà la solution, voilà le remède pratique à presque tous les maux que vous allez recenser.

II. Les institutions

À la suppression des obstacles matériels et légaux à nos échanges doit correspondre un effort positif. Il serait insuffisant et vain de vouloir revenir simplement à la condition libérale qui était celle de l’esprit en Europe avant la guerre de 1914. C’était le beau temps, je le sais. L’on pouvait lire, dans l’Annuaire de la Compagnie européenne des wagons-lits, au chapitre sur les passeports : « Le passeport n’est exigé que pour la Russie. Pour l’entrée dans tous les autres pays, la carte de visite suffit » !

Mais cette liberté des échanges n’a pas suffi à réduire les nationalismes ; bien au contraire, c’est elle qui, par la suite, a succombé devant leurs exigences. Il nous faut aujourd’hui faire un grand pas de plus, et créer des institutions qui garantissent et manifestent l’unité de nos cultures dans leur diversité. Il faut doter l’Europe unie d’instruments de travail qui soient à l’échelle continentale. Il faut aussi former les jeunes hommes qui deviendront les porteurs de l’idée fédérale, sans laquelle nos réformes techniques et matérielles resteront lettre morte.

Au premier rang figure une institution clé, le Centre européen de la culture. Parmi les innombrables organismes « culturels » que le xxe siècle a vu naître, il est frappant de constater qu’il n’en existe pas un seul qui ait pour objet l’Europe comme unité. Les uns veulent embrasser le monde entier, tandis que les autres se limitent à une nation, à une région géographique, ou à une discipline particulière. Pourtant, il est incontestable que nos pays forment un ensemble, un complexe organique de culture, facile à distinguer de ses voisins, et qu’en tout cas, ceux-ci distinguent souvent mieux que nous. Il est étrange que cet ensemble n’ait pas encore été étudié en tant que tel, d’une manière systématique ; et qu’il n’existe aucune institution capable de renseigner sur l’Europe en général, sur sa situation présente, sur l’état de ses forces et de ses faiblesses, sur ses possibilités et ses lacunes. Que le besoin d’une telle institution soit urgent, rien ne saurait mieux le faire sentir que les difficultés qu’a rencontrées la préparation même de cette conférence, et que ses insuffisances inévitables dans l’état actuel des choses. Je tiens à rappeler que, dès le congrès de La Haye, avait été demandée la création d’un Centre européen de la culture, dont les attributions furent esquissées par la résolution culturelle du congrès.

Au mois de février 1949, le Mouvement européen ouvrait à Genève un Bureau d’études 7 chargé de préparer l’œuvre du Centre. Enfin, au mois de septembre de la même année, l’Assemblée consultative de Strasbourg votait à l’unanimité une recommandation favorable à la création d’un Centre européen de la culture.

Le travail du Bureau d’études de Genève, depuis quelques mois, a permis de serrer de plus près la question. Il a conduit aux conclusions pratiques dont l’exposé détaillé se trouve dans le rapport relatif au Centre culturel. Le besoin est donc reconnu, les plans sont là. La Conférence décidera du sort qu’il faut leur réserver.

Il en va de même pour le Collège d’Europe, à Bruges, collège qui permettrait de former les « grands commis européens », dont les futures institutions de l’Europe unie auront évidemment besoin.

Enfin, je mentionnerai un projet d’Institut européen des sciences politiques et sociales ; et ce projet surtout d’un Fonds européen pour les recherches scientifiques, dont l’importance capitale ne saurait échapper à personne, et dont M. Dautry a magistralement exposé les motifs.

III. L’enseignement

Quant à la commission proposée tout à l’heure, qui s’occuperait de l’enseignement européen, deux mots seulement, mais importants.

La préparation de cette Conférence, l’abondance et la qualité des rapports reçus sur les questions d’éducation, ont montré à quel point ce souci est général dans nos pays.

Tout le monde se rend parfaitement compte que l’avenir de l’union européenne dépend en premier lieu de la création d’une élite responsable de jeunes gens, formés dans un esprit supranational. Cette tâche, comme l’écrit M. Jean Bayet8, « exigera la bonne volonté de plusieurs générations, [mais] réclame aussi un départ extrêmement vif et net ». L’effet de choc que produira sur l’opinion publique l’institution rapide d’un enseignement européen constituera la meilleure propagande pour notre union, et peut-être la seule acceptable.

Toutes ces activités et ces institutions demanderont des fonds, qui aujourd’hui n’existent pas. Ils pourraient facilement être créés par le blocage, au titre européen, d’une fraction du budget de l’Éducation, dans chaque pays.

Les gouvernements et l’économie privée invoqueront leurs charges écrasantes ou leurs bénéfices diminués. Nous invoquerons le fait que, si le sentiment d’un destin spirituel commun, et l’énergie créatrice des Européens ne sont pas réveillés, les États et l’économie privée courent à leur perte inéluctable. Nous devons mettre nos gouvernements devant un choix. Un ordre de priorité doit être d’urgence établi. Il est probable que le prix de revient d’une seule bombe atomique dépasse largement le budget annuel des institutions que nous venons de proposer. Le prix d’une seule bombe atomique couvrirait donc le budget global d’une renaissance de la culture européenne. Construire des engins de mort qui coûtent des milliards, quand on refuse de trouver les millions qui permettraient de développer la recherche scientifique pour la paix et la vie, c’est la folie de l’Occident moderne. À tel point qu’on se demande parfois s’il ne vaudrait pas mieux être restés barbares, que de nous être aussi mal civilisés. La Conférence européenne de la culture faillirait à sa vraie mission, si elle n’élevait pas, contre une pareille folie, le cri des hommes.

Et maintenant, pour quelles fins réelles voulons-nous ces moyens de culture, et cette éducation d’une conscience commune de l’Europe ? La question doit être posée. Elle est d’ailleurs spécifiquement « européenne ».

Qu’il soit bien clair que nous n’entendons pas substituer aux nationalismes locaux une sorte de nationalisme européen. L’Europe s’est, de tout temps, ouverte au monde entier. Elle a toujours conçu sa civilisation comme un ensemble de valeurs universelles. Il ne s’agit donc pas, pour nous, d’opposer une nation européenne aux grandes nations de l’Est et de l’Ouest ; ni de vouloir une « culture européenne » synthétique, valable pour nous seuls et fermée sur elle-même : ce serait trahir le génie de l’Europe, nous couper de ses sources chrétiennes et humanistes. Notre ambition, c’est de contribuer à l’union de nos pays, qui sera leur seul salut, par le moyen d’une renaissance de leur culture dans la liberté de l’esprit, qui est leur vraie force. Et notre objet ne sera pas non plus de dénoncer ce qui se pratique ailleurs, car nous ne pouvons réformer que nous-mêmes. Nous n’acceptons pas la scission que symbolise le rideau de fer ; mais nous pensons que le meilleur moyen de ramener vers l’Occident les peuples séparés, c’est de leur offrir l’image d’une Europe rénovée par l’union dans la liberté, d’une Europe qui prend au sérieux sa vocation particulière dans le monde.

Une Europe affaiblie, et divisée par vingt nationalismes et autant de barrières de douanes, ne saurait plus être un pôle d’attraction. Une Europe proclamant des principes sans les appliquer fermement, n’aurait bientôt plus le droit de parler.

Prendre au sérieux la vocation européenne, c’est une mission de vigilance dont les intellectuels des pays libres doivent se sentir plus que jamais responsables. Il leur incombe de rappeler sans relâche aux gouvernants, comme aux législateurs sociaux et aux experts, qu’un certain nombre de principes moraux ne sauraient être négligés dans la pratique sans que l’Europe perde ses droits à l’existence et à l’autonomie.

Si nous exerçons, à Lausanne, cette action de vigilance publique, on pourra dire vraiment de notre Conférence qu’elle fut le congrès de la conscience européenne. Une conscience malheureuse, il est vrai, tourmentée, coupable, — comme toute conscience, en dernière analyse.

C’est notre lot d’Européens, et c’est notre mission profonde, de préférer toujours la conscience au bonheur. Vocation tragique et féconde, qui nous apparaît plus clairement depuis que se dressent à l’Est comme à l’Ouest deux civilisations plus jeunes, filles de la nôtre, dont l’une, qui nous est chère, cultive un idéal eudémonique, l’idéal d’un bonheur assuré.

Il est frappant que le bonheur, en Europe, n’ait trouvé ses plus hautes expressions que dans quelques tableaux classiques ou paysages impressionnistes, dans quelques brefs poèmes, quelques prières. C’est par la musique seule de Bach ou de Mozart que nous en possédons la substance idéale, que nous en respirons le climat nostalgique.

Et nous ici, nous ne sommes pas réunis pour tracer des plans d’innocence et de prospérité organisée. Nous tenterons, sobrement, de trouver les moyens qui permettent le libre exercice de nos vocations tourmentées ; des moyens de vivre, oui, mais selon notre foi, sans renier nos raisons de vivre. Sauvons l’Europe tragique, pour que nos descendants puissent encore habiter en esprit, par la grâce des chefs-d’œuvre futurs, au ciel de la musique — dans une Europe heureuse.