(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — La guerre impossible (20 février 1950) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — La guerre impossible (20 février 1950)

Chers auditeurs,

Je viens de recevoir la visite d’un journaliste qui débarquait tout droit de la planète Mars, sortant d’une somptueuse fusée-limousine à l’hydrogène atomique. Il m’a demandé ce qui se passait sur la Terre, et quel était le sujet de conversation le plus général, quand les gens qui se rencontrent ne trouvent plus rien à se dire. J’ai réfléchi quelques instants, et j’ai répondu en ces termes : — Les gens parlent de tout au monde, de leurs amis, de leurs ennemis particulièrement, de leurs salaires ou de leurs dividendes, du bébé de Rita Hayworth ou des champions du monde de ski, du temps qu’il fait, du dernier film, de leurs amours. Mais sans le savoir, le plus souvent, derrière tout cela, ils ne parlent au fond que d’une seule chose. Ils parlent de leur vie ou de leur mort, c’est-à-dire, qu’ils parlent au fond, de la guerre qui vient ou qui ne viendra pas. L’idée de la guerre possible est devenue l’arrière-plan de tous nos projets dans ce siècle.

— Qu’est-ce que la guerre ? m’a demandé le journaliste débarqué de la planète Mars. Je me suis senti assez embarrassé. J’avais peut-être un peu honte pour mes frères, pour les humains qui peuplent notre Terre. J’ai fait de mon mieux, j’ai dit ceci.

— Autrefois, il y avait des nations, représentées par des rois ou des princes, qui décidaient de prendre un morceau de la nation voisine, ou de lui rabattre le caquet. On formait alors une armée composée de gens qu’on payait pour cela, et le jeu consistait à tuer les soldats de l’armée ennemie, après quoi l’on s’appropriait les territoires ou les richesses convoitées. Ceux qui n’aimaient pas cela restaient chez eux. Et puis il y eut un phénomène nommé Révolution française, qui transforma les règles du jeu de la guerre.

À partir de ce moment-là, faire la guerre au voisin ne signifiait plus seulement battre sa petite armée de mercenaires, mais aussi lui imposer un régime politique dont il n’avait aucune envie. C’est ainsi que le nommé Napoléon apporta le système jacobin à tous les peuples de l’Europe, sur la pointe de ses baïonnettes. À cette époque, toutefois, on se bornait encore à faire la guerre aux militaires et aux gouvernements. On changeait les ministres et les drapeaux, on imposait un nouveau roi, et la vie reprenait son cours normal ; le vainqueur s’emparait d’un pays bien vivant. Au xx e siècle, nous avons fait d’immenses progrès. La guerre est devenue totale, et cela veut dire : que les soldats, les femmes et les enfants, les machines, les savants qui les inventent, les professeurs et les paysans, les ouvriers dans leurs usines, les mineurs dans leurs mines, tous sont mobilisés, c’est-à-dire obligés de travailler non plus pour la conquête du voisin, mais pour sa destruction si possible totale.

Car, en effet, si toutes les forces d’un pays participent maintenant à la guerre, on ne peut gagner qu’en les détruisant toutes. Il en résulte logiquement qu’on ne peut plus s’emparer que d’une nation morte. On ne peut donc plus gagner une guerre, à proprement parler. On dépense des efforts et des capitaux gigantesques pour occuper des ruines, et ensuite il faut tout reconstruire à ses frais. Ainsi le vaincu perd tout en une seule fois, mais le vainqueur lui, perd deux fois. La victoire ne paye plus. Voilà le fait nouveau.

À cela s’ajoute un phénomène encore plus grave. C’est qu’on ne peut plus, de nos jours, changer le régime de la nation vaincue en changeant simplement le gouvernement. Car les régimes modernes forment et déforment les individus eux-mêmes, ils sont enracinés dans les esprits, dans les réflexes, dans les nerfs, dans l’inconscient de tous et de chacun. Il faudrait donc exterminer un peuple, ou le rééduquer totalement. Dans les deux cas, c’est un très gros travail.

Prenez l’exemple de l’Allemagne hitlérienne. Les Américains, dans leur zone, ont eu sur les bras, depuis l’armistice, quelque 20 millions d’Allemands qui venaient de subir 12 ans de régime nazi. Douze ans seulement, c’est-à-dire à peine une demi-génération. Eh bien, les Américains m’ont dit souvent : Il y a dans notre zone autant de nazis qu’en 1945, il n’y a qu’Hitler en moins, nous avons donc échoué. Imaginez maintenant une guerre entre ces mêmes Américains et l’Empire soviétique. Supposez que l’Amérique « gagne » cette guerre, le mot « gagner » peut-il encore avoir un sens ? Au lieu de 20 millions d’endoctrinés, les Américains cette fois-ci auraient sur les bras 200 millions d’hommes, de femmes et d’enfants formés par le régime depuis plus de 30 ans, 200 millions qui ne savent rien de la démocratie occidentale, qui lui sont totalement imperméables, par nature et par éducation. Comment feront les Américains pour nourrir ce grand peuple dans ses ruines, et en même temps pour transformer son âme, et ses mœurs et son inconscient ? Sont-ils préparés pour cette tâche ? Ont-ils prévu un système politique adapté à la nature slave, et les institutions nouvelles ? Pas du tout. Ils n’ont donc pas prévu, ni même envisagé, que je sache, les conditions d’une victoire praticable.

Et le même raisonnement vaudrait, en sens inverse, si la Russie gagnait la guerre militairement. Ni l’un ni l’autre des 2 blocs ne peut gagner, c’est évident.

Mais il est non moins évident que dans ce conflit sans issue, l’Europe serait anéantie, et sans bénéfice pour personne, totalement détruite en passant.

Le problème du siècle est donc simple :

Il s’agit d’empêcher la guerre, et cela non point au nom du pacifisme, le pacifisme est dépassé, il a perdu beaucoup de son sens, depuis que la guerre elle-même n’en a plus, — mais pour empêcher un chaos total, fatal et cette fois-ci irrémédiable.

— Et que proposez-vous ? me dit le journaliste descendu de la planète Mars.

— Je propose de constituer une puissance qui s’interpose entre les Russes et les Américains, une puissance qui s’affirme indépendante, l’Europe unie, armée et neutre. De quoi faire réfléchir les 2 blocs.

— C’est raisonnable, conclut le journaliste. Mais les hommes de la Terre sont un peu fous. Ceux de l’Europe se laisseront-ils convaincre ? Je suis curieux de vos prochaines émissions. Au revoir donc, à lundi prochain !