Demain l’▶Europe ! — ◀La▶ guerre impossible (20 février 1950)
Chers auditeurs,
Je viens de recevoir ◀la▶ visite ◀d’▶un journaliste qui débarquait tout droit ◀de▶ ◀la▶ planète Mars, sortant ◀d’▶une somptueuse fusée-limousine à ◀l’▶hydrogène atomique. Il m’a demandé ce qui se passait sur ◀la▶ Terre, et quel était ◀le▶ sujet ◀de▶ conversation ◀le▶ plus général, quand ◀les▶ gens qui se rencontrent ne trouvent plus rien à se dire. J’ai réfléchi quelques instants, et j’ai répondu en ces termes : — ◀Les▶ gens parlent ◀de▶ tout au monde, ◀de▶ leurs amis, ◀de▶ leurs ennemis particulièrement, ◀de▶ leurs salaires ou ◀de▶ leurs dividendes, du bébé ◀de▶ Rita Hayworth ou des champions du monde ◀de▶ ski, du temps qu’il fait, du dernier film, ◀de▶ leurs amours. Mais sans ◀le▶ savoir, ◀le▶ plus souvent, derrière tout cela, ils ne parlent au fond que ◀d’▶une seule chose. Ils parlent ◀de▶ leur vie ou ◀de▶ leur mort, c’est-à-dire, qu’ils parlent au fond, ◀de▶ ◀la▶ guerre qui vient ou qui ne viendra pas. ◀L’▶idée ◀de▶ ◀la▶ guerre possible est devenue ◀l’▶arrière-plan ◀de▶ tous nos projets dans ce siècle.
— Qu’est-ce que ◀la▶ guerre ? m’a demandé ◀le▶ journaliste débarqué ◀de▶ ◀la▶ planète Mars. Je me suis senti assez embarrassé. J’avais peut-être un peu honte pour mes frères, pour ◀les▶ humains qui peuplent notre Terre. J’ai fait ◀de▶ mon mieux, j’ai dit ceci.
— Autrefois, il y avait des nations, représentées par des rois ou des princes, qui décidaient ◀de▶ prendre un morceau ◀de▶ ◀la▶ nation voisine, ou ◀de▶ lui rabattre ◀le▶ caquet. On formait alors une armée composée ◀de▶ gens qu’on payait pour cela, et ◀le▶ jeu consistait à tuer ◀les▶ soldats ◀de▶ ◀l’▶armée ennemie, après quoi ◀l’▶on s’appropriait ◀les▶ territoires ou ◀les▶ richesses convoitées. Ceux qui n’aimaient pas cela restaient chez eux. Et puis il y eut un phénomène nommé Révolution française, qui transforma ◀les▶ règles du jeu ◀de▶ ◀la▶ guerre.
À partir de ce moment-là, faire ◀la▶ guerre au voisin ne signifiait plus seulement battre sa petite armée ◀de▶ mercenaires, mais aussi lui imposer un régime politique dont il n’avait aucune envie. C’est ainsi que ◀le▶ nommé Napoléon apporta ◀le▶ système jacobin à tous ◀les▶ peuples ◀de▶ ◀l’▶Europe, sur ◀la▶ pointe ◀de▶ ses baïonnettes. À cette époque, toutefois, on se bornait encore à faire ◀la▶ guerre aux militaires et aux gouvernements. On changeait ◀les▶ ministres et ◀les▶ drapeaux, on imposait un nouveau roi, et ◀la▶ vie reprenait son cours normal ; ◀le▶ vainqueur s’emparait ◀d’▶un pays bien vivant. Au xx e siècle, nous avons fait ◀d’▶immenses progrès. ◀La▶ guerre est devenue totale, et cela veut dire : que ◀les▶ soldats, ◀les▶ femmes et ◀les▶ enfants, ◀les▶ machines, ◀les▶ savants qui ◀les▶ inventent, ◀les▶ professeurs et ◀les▶ paysans, ◀les▶ ouvriers dans leurs usines, ◀les▶ mineurs dans leurs mines, tous sont mobilisés, c’est-à-dire obligés ◀de▶ travailler non plus pour ◀la▶ conquête du voisin, mais pour sa destruction si possible totale.
Car, en effet, si toutes ◀les▶ forces ◀d’▶un pays participent maintenant à ◀la▶ guerre, on ne peut gagner qu’en ◀les▶ détruisant toutes. Il en résulte logiquement qu’on ne peut plus s’emparer que ◀d’▶une nation morte. On ne peut donc plus gagner une guerre, à proprement parler. On dépense des efforts et des capitaux gigantesques pour occuper des ruines, et ensuite il faut tout reconstruire à ses frais. Ainsi ◀le▶ vaincu perd tout en une seule fois, mais ◀le▶ vainqueur lui, perd deux fois. ◀La▶ victoire ne paye plus. Voilà ◀le▶ fait nouveau.
À cela s’ajoute un phénomène encore plus grave. C’est qu’on ne peut plus, ◀de▶ nos jours, changer ◀le▶ régime ◀de▶ ◀la▶ nation vaincue en changeant simplement ◀le▶ gouvernement. Car ◀les▶ régimes modernes forment et déforment ◀les▶ individus eux-mêmes, ils sont enracinés dans ◀les▶ esprits, dans ◀les▶ réflexes, dans ◀les▶ nerfs, dans ◀l’▶inconscient ◀de▶ tous et ◀de▶ chacun. Il faudrait donc exterminer un peuple, ou ◀le▶ rééduquer totalement. Dans ◀les▶ deux cas, c’est un très gros travail.
Prenez ◀l’▶exemple ◀de▶ ◀l’▶Allemagne hitlérienne. ◀Les▶ Américains, dans leur zone, ont eu sur ◀les▶ bras, depuis ◀l’▶armistice, quelque 20 millions ◀d’▶Allemands qui venaient de subir 12 ans ◀de▶ régime nazi. Douze ans seulement, c’est-à-dire à peine une demi-génération. Eh bien, ◀les▶ Américains m’ont dit souvent : Il y a dans notre zone autant ◀de▶ nazis qu’en 1945, il n’y a qu’Hitler en moins, nous avons donc échoué. Imaginez maintenant une guerre entre ces mêmes Américains et ◀l’▶Empire soviétique. Supposez que ◀l’▶Amérique « gagne » cette guerre, ◀le▶ mot « gagner » peut-il encore avoir un sens ? Au lieu de 20 millions ◀d’▶endoctrinés, ◀les▶ Américains cette fois-ci auraient sur ◀les▶ bras 200 millions ◀d’▶hommes, ◀de▶ femmes et ◀d’▶enfants formés par ◀le▶ régime depuis plus ◀de▶ 30 ans, 200 millions qui ne savent rien ◀de▶ ◀la▶ démocratie occidentale, qui lui sont totalement imperméables, par nature et par éducation. Comment feront ◀les▶ Américains pour nourrir ce grand peuple dans ses ruines, et en même temps pour transformer son âme, et ses mœurs et son inconscient ? Sont-ils préparés pour cette tâche ? Ont-ils prévu un système politique adapté à ◀la▶ nature slave, et ◀les▶ institutions nouvelles ? Pas du tout. Ils n’ont donc pas prévu, ni même envisagé, que je sache, ◀les▶ conditions ◀d’▶une victoire praticable.
Et ◀le▶ même raisonnement vaudrait, en sens inverse, si ◀la▶ Russie gagnait ◀la▶ guerre militairement. Ni l’un ni l’autre des 2 blocs ne peut gagner, c’est évident.
Mais il est non moins évident que dans ce conflit sans issue, ◀l’▶Europe serait anéantie, et sans bénéfice pour personne, totalement détruite en passant.
◀Le▶ problème du siècle est donc simple :
Il s’agit ◀d’▶empêcher ◀la▶ guerre, et cela non point au nom du pacifisme, ◀le▶ pacifisme est dépassé, il a perdu beaucoup de son sens, depuis que ◀la▶ guerre elle-même n’en a plus, — mais pour empêcher un chaos total, fatal et cette fois-ci irrémédiable.
— Et que proposez-vous ? me dit ◀le▶ journaliste descendu ◀de▶ ◀la▶ planète Mars.
— Je propose ◀de▶ constituer une puissance qui s’interpose entre ◀les▶ Russes et ◀les▶ Américains, une puissance qui s’affirme indépendante, ◀l’▶Europe unie, armée et neutre. ◀De▶ quoi faire réfléchir ◀les▶ 2 blocs.
— C’est raisonnable, conclut ◀le▶ journaliste. Mais ◀les▶ hommes ◀de▶ ◀la▶ Terre sont un peu fous. Ceux ◀de▶ ◀l’▶Europe se laisseront-ils convaincre ? Je suis curieux ◀de vos prochaines émissions. Au revoir donc, à lundi prochain !