Demain l’▶Europe ! — ◀L’▶Europe n’est pas pour « demain » (13 mars 1950)
Chers auditeurs,
L’un d’entre vous, qui a pris ◀la▶ peine ◀de▶ m’écrire une belle lettre pour me faire part ◀de▶ sa trouvaille, rapproche ◀le▶ titre ◀de▶ ma chronique « Demain ◀l’▶Europe » ◀d’▶une plaisanterie que tous ◀les▶ enfants connaissent : « Demain, on rasera gratis ! »
Je ne sais si ◀la▶ remarque ◀de▶ mon correspondant traduit une impatience légitime, ou simplement une ironie facile. ◀Le▶ fait est que ◀le▶ mot demain, dans toutes nos langues, a plus ◀d’▶un sens, ou que son sens est élastique.
Demain peut signifier : après cette nuit-ci, comme quand on dit : demain matin. Mais cela peut signifier aussi : dans quelque temps, ou même dans un avenir probablement fort éloigné, comme dans ◀l’▶hymne des socialistes : « Groupons-nous et demain, ◀l’▶Internationale sera ◀le▶ genre humain. »
Enfin, lorsque je vous dis : Demain ◀l’▶Europe ! — il s’agit moins ◀d’▶une prophétie que ◀d’▶un appel. Je n’annonce pas quelque chose ◀de▶ certain, mais j’invoque un espoir, ◀le▶ seul.
Toute ◀la▶ question, c’est ◀de▶ savoir dans quel délai nous arriverons à ce demain.
Je répondrai : demain, pour notre Europe, doit signifier avant 1952, qui est ◀la▶ date ◀de▶ ◀la▶ fin du plan Marshall. À ce moment-là, si nous ne sommes pas arrivés à nous fédérer, ◀l’▶Amérique nous laissera tomber, et c’est… l’Autre qui nous ramassera. Cette précision une fois donnée, je crois que ◀l’▶alternative est ◀la▶ suivante : ce sera demain ◀l’▶Europe, ou après-demain ◀la▶ Bombe.
Quelles sont donc aujourd’hui nos chances ?
Il m’arrive tous ◀les▶ jours, et plusieurs fois par jour, ◀de▶ rencontrer des gens qui me disent : « Eh bien, et votre Europe, comment va-t-elle ? » Ces temps-ci, je voudrais leur répondre comme ◀le▶ faisait C. F. Ramuz, ◀les▶ dernières fois où je ◀l’▶appelais au téléphone en lui disant : « Comment allez-vous ? » — « Très mal merci ! » disait-il ◀d’▶une voix ferme.
◀L’▶Europe va mal, c’est évident, vous n’avez qu’à lire un journal. ◀Les▶ quatre grands pays qui constituent ◀les▶ deux tiers ◀de▶ sa population sont en crise gouvernementale, ou en crise sociale, et s’approchent ◀de▶ ◀la▶ crise économique. En Italie, M. de Gasperi ne s’est assuré une légère majorité qu’après six replâtrages ◀de▶ son cabinet, et ◀l’▶agitation sociale grandit. ◀La▶ France n’est pas dans une meilleure situation. En Allemagne, ◀le▶ gouvernement ◀de▶ Bonn cherche encore ses bases politiques. À Londres, enfin, ◀le▶ cabinet travailliste, avec sa majorité ◀de▶ 6 voix, est à ◀la▶ merci ◀de▶ quelques rhumes ◀de▶ cerveau ou ◀de▶ quelques trains manqués. Quant aux petits pays, plus solides, on ne ◀les▶ voit prendre aucune initiative. Voilà pour ◀le▶ plan politique.
Dans ◀le▶ plan économique, ◀les▶ choses ne vont pas mieux. ◀L’▶Organisation économique ◀de▶ coopération européenne, ◀l’▶OECE, a dû reconnaître son échec, par ◀la▶ voix même ◀de▶ son secrétaire général, M. Marjolin. Personne ne sait comment, d’ici deux ans, nos États désunis parviendront à payer leurs achats en dollars. Et s’ils n’y parviennent pas, ce sera demain non pas ◀l’▶Europe, mais ◀la▶ misère.
◀Le▶ Conseil de l’Europe, à Strasbourg, paraît entré en pleine léthargie hivernale. Certes, deux ◀de▶ ses commissions travaillent en silence et presque en secret, malgré ◀l’▶opposition du Comité des ministres. Mais ◀l’▶Assemblée ne se réunira pas avant ◀le▶ mois ◀de▶ juillet, et il lui reste encore à conquérir ◀le▶ minimum ◀de▶ pouvoir nécessaire pour légiférer…
Quant à ◀l’▶opinion publique : ◀la▶ faible partie qui semblait alertée se montre déçue par tant de lenteurs ; et ◀le▶ reste, ◀la▶ majorité, dort à poings fermés et se contente ◀de▶ grogner vaguement quand on essaye ◀de▶ lui parler. On se demande en vérité ce qui pourra bien ◀la▶ réveiller, avant que ◀la▶ bombe à ◀l’▶hydrogène ne ◀la▶ fasse passer d’un seul coup dans ◀le▶ sommeil définitif.
Oui, ◀l’▶Europe va très mal, merci. Elle ne s’unira pas demain matin. Et pourtant il lui reste un court délai ◀de▶ grâce : deux ans au plus, je ◀le▶ répète, mais il dépend ◀de▶ nous tous que ces deux ans suffisent. Si ◀l’▶opinion publique prend conscience du danger, il se peut que ◀l’▶Assemblée de Strasbourg, cet été, ose enfin ◀le▶ pas décisif : qu’elle se proclame Constituante, ou qu’elle adopte un Pacte fédéral ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Il se peut que certains hommes d’État aient enfin ◀la▶ sagesse ◀de▶ se montrer hardis, ◀de▶ risquer ◀les▶ grands gestes qu’on attend — comme ◀le▶ chancelier Adenauer, qui vient de proposer non sans témérité ◀l’▶union totale ◀de▶ ◀l’▶Allemagne et ◀de▶ ◀la▶ France : ce serait ◀la▶ seule solution ◀d’▶un problème qui a causé jusqu’ici des millions ◀de▶ morts. Mais déjà ◀les▶ sceptiques ricanent, tandis que ◀la▶ presse, déconcertée, se tait… Quand Jupiter veut perdre une société, il ne ◀la▶ rend pas toujours folle, il se contente parfois ◀de▶ ◀la▶ livrer aux prudents et aux petits malins.
◀L’▶Europe va mal, ◀le▶ seul moyen ◀de▶ salut, c’est tout d’abord ◀de▶ voir ◀les▶ faits — et c’est ensuite ◀de▶ refuser ◀la▶ fatalité ◀de▶ ces faits. Nous jouerons notre sort ◀l’▶été prochain. C’est à ◀l’▶été que je pense quand je vous répète : demain ◀l’▶Europe, ou après-demain ◀la Bombe.
Au revoir, mes chers auditeurs.