(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — De l’Europe au monde (20 mars 1950) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — De l’Europe au monde (20 mars 1950)

Chers auditeurs,

Je suis frappé — et très reconnaissant — de constater que les lettres que vous m’envoyez sont pour la grande majorité des messages d’adhésion, ou tout au moins d’approbation. Quant aux critiques que certains formulent, et que je lis avec intérêt, je les répartis en deux classes : les uns reprochent au Mouvement européen d’aller trop vite en besogne ou de viser trop loin ; d’autres pensent au contraire que nous venons trop tard : il faut vouloir le monde entier, pour le moins 2 ou 3 continents. C’est ce dernier point de vue que je voudrais examiner ce soir.

Le terme de fédéralisme désigne en fait plusieurs grands mouvements qui ne diffèrent au fond que par l’ordre de grandeur de leurs ambitions immédiates.

Les fédéralistes européens sont, si vous le voulez bien, les moins gourmands : ils seraient contents d’unir pour commencer les quelque 20 pays de notre continent déchiré. Quant aux fédéralistes mondiaux, disciples ou prédécesseurs de Garry Davis, ils vont tout de suite aussi loin que possible : rien d’autre que la Terre entière ne saurait satisfaire leur appétit. On a parfois l’impression que s’ils apprenaient que la planète Mars est habitée, ils songeraient à lui proposer sans retard un parlement commun et des échanges d’étudiants pendant les vacances.

Entre ces deux extrêmes vient d’apparaître une troisième tendance : celle des fédéralistes atlantiques. Ceux-ci estiment, à tort ou à raison, que l’Europe est déjà trop petite pour constituer un ensemble viable, mais que le rêve des mondialistes n’est qu’un rêve, puisque les Russes et tous leurs satellites, auxquels vient de se joindre la Chine, refusent absolument et avec colère l’idée d’un gouvernement mondial. Ils proposent donc la création d’une union fédérale des peuples libres, union qui engloberait les pays de l’Europe, le Canada et les États-Unis.

Il me paraît utile de fixer rapidement la position de notre Mouvement européen devant ces deux tendances, la mondialiste et l’atlantique, afin d’éviter, s’il se peut, que des oppositions artificielles ou des malentendus fâcheux ne se créent dans l’opinion publique, ou même parmi les militants européens.

Les fédéralistes européens ont adopté dès le début de leur campagne le slogan suivant : L’Europe une dans un monde uni. C’est dire qu’ils n’ont jamais voulu séparer, isoler l’Europe d’une plus vaste assemblée de peuples, et que bien au contraire, dans leur pensée, l’Europe unie représenterait la première condition, mais nécessaire, d’une organisation fédérale de la Terre. Je vous le répète ici depuis un an déjà : faire l’Europe, c’est vouloir transformer notre fameux panier de crabes nationalistes, source de tant de guerres et de doctrines perverses, en un puissant facteur d’équilibre et de paix, capable de prévenir le choc des deux empires qui se livrent à la guerre froide.

Mais un problème nouveau se trouve posé par deux initiatives récentes et retentissantes. D’une part, une cinquantaine de sénateurs et députés américains viennent de déposer une résolution demandant l’union des États-Unis et de l’Europe. D’autre part, le délégué de la France au comité militaire des Nations unies, le général Billotte, vient de démissionner avec éclat, afin de consacrer tous ses efforts à la constitution de cette même fédération atlantique. La presse française, et une partie de la presse suisse, ont fait écho, très largement, à l’acte et aux déclarations courageuses et intelligentes de ce jeune général français. Que disent les sénateurs américains, et que dit le général Billotte ? Ils constatent que l’Europe ne saurait être défendue, dans son état présent de désunion, que par la force américaine. Ils constatent également que notre économie ne peut survivre que par le plan Marshall. Ils concluent donc à la nécessité de compléter l’alliance militaire et les mesures économiques par une vaste union politique, sans s’attarder à la fédération de l’Europe seule. L’étape européenne, disent-ils, est dépassée. Moi, je veux bien, je ne m’opposerai jamais à l’élargissement de notre union. Mais j’ai deux remarques à faire, qui me semblent décisives.

Premièrement, pour que l’Europe puisse s’unir à l’Amérique, il faut qu’elle forme un tout, et qu’elle dispose d’un gouvernement capable d’engager tous ses peuples à la fois. Sinon, ce serait l’alliance du pot de terre et du pot de fer, et nous serions réduits au rôle de satellites.

Deuxièmement, qui dit fédération dit respect des autonomies dans le cadre de l’union. Pour sauver l’autonomie spirituelle de l’Europe, ses mœurs et son esprit et ses authentiques grandeurs, il nous faut tout d’abord lui restituer le droit de parler d’égale à égale avec ses grands voisins. C’est là notre tâche primordiale, et personne n’osera dire qu’à cet égard, l’étape européenne est dépassée : elle est l’étape de la restauration d’une civilisation, et par elle, de l’homme même. Je suis heureux de vous dire que ces deux objections, que j’ai pu faire valoir ces derniers jours auprès des porte-parole de l’union atlantique, sont prises on considération de la manière la plus sérieuse. Beaucoup de franchise, certains ajustements de langage de part et d’autre, nous permettront, je n’en doute pas, de fédérer bientôt tous les fédéralistes, c’est-à-dire d’unir dans l’action les quelques équipes grâce auxquelles des millions de sceptiques et de découragés seront un jour peut-être, et malgré eux, sauvés.

Au revoir, chers auditeurs, à lundi prochain.