(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — Les politiciens et l’Europe (3 avril 1950) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — Les politiciens et l’Europe (3 avril 1950)

Chers auditeurs,

L’expression « faire l’Europe », qui est le refrain de mes chroniques, a plus d’un sens. Pour les fédéralistes, dont je suis, faire l’Europe signifie pratiquement créer sans retard des institutions communes, au-dessus des États — et rallier pour cette œuvre tous les groupes organisés et vivant dans tous nos pays. Pour certains ministres au contraire, faire l’Europe signifie : dire qu’on veut bien la faire, puisque l’opinion publique le demande, mais empêcher par tous les moyens qu’elle se fasse vite, et affirmer surtout qu’il est urgent d’attendre, avec une obstination aussi acharnée qu’anglo-saxonne. Pour les uns, faire l’Europe, c’est une croisade. Pour les autres, c’est une combinaison diplomatique. Pour les uns, c’est sauver notre culture, nos libertés et le sens même de notre vie, pour les autres, c’est réunir des commissions, qui convoqueront des comités, lesquels nommeront des bureaux, dont il peut être intéressant de faire partie. Ainsi va le monde. Prenons-le comme il est, et demandons-nous ce soir, à la lumière de l’actualité, ce que signifie « faire l’Europe » pour un homme comme Winston Churchill, d’une part, et pour le Comité des ministres qui vient de se réunir à Strasbourg, d’autre part.

On a souvent écrit et répété — la semaine dernière encore, dans tous nos journaux — que M. Churchill avait été l’initiateur et le pionnier du mouvement pour l’Europe unie. Ce n’est pas tout à fait exact. M. Churchill s’est fait, s’il me permet de le dire, le haut-parleur d’un grand courant d’idées qui circulait depuis longtemps déjà dans les milieux les plus divers, et parfois les plus éloignés de celui de l’homme d’État conservateur. Mais le fait est que, quand certains d’entre nous répétaient depuis 1945, qu’on ne pouvait résoudre le problème allemand qu’en intégrant l’Allemagne dans une Europe fédérale, le grand public n’entendait rien, certains souriaient, quelques-uns se fâchaient. Or, l’autre jour, M. Churchill a prononcé un grand discours à la Chambre des communes, préconisant l’intégration de l’Allemagne dans une Europe unie, et tout le monde s’est écrié : voilà une idée géniale, voilà enfin un homme qui ose dire la vérité, et qui voit loin !…

Mais il n’est pas besoin de voir très loin pour voir que le problème allemand est le problème numéro un de l’Europe actuelle, et qu’il n’a qu’une seule solution : l’Europe unie. Il suffit de voir ce qui est, dans l’immédiat, et sous nos yeux. L’étonnant, le stupéfiant, ce n’est pas que M. Churchill, après les fédéralistes et avec eux, l’ait vu ; mais c’est que les autres hommes d’État ne le voient pas, ou qu’ils agissent comme s’ils n’avaient rien vu.

La seule nouveauté véritable du discours de M. Churchill, c’est qu’il a proposé que l’Angleterre soutienne effectivement la France, au cas où celle-ci s’unirait à la jeune République allemande, comme le propose avec une belle hardiesse le chancelier Adenauer. Prions le Ciel pour que M. Churchill soit entendu dans son propre pays !

Donc, pour le grand homme politique anglais, celui qui a seul tenu tête à Hitler, et qui nous a sauvé du fol orgueil allemand, faire l’Europe aujourd’hui signifie avant tout réconcilier l’Allemagne avec tout l’Occident, et l’accueillir dans la famille des peuples libres.

C’est aussi ce qu’a pensé le Comité des ministres, réunis avant-hier à Strasbourg, dans le cadre du Conseil de l’Europe.

Il a décidé d’inviter la République fédérale de Bonn à venir siéger dans l’Assemblée consultative, qui doit se réunir au mois d’août à Strasbourg, pour sa deuxième session normale. On attend désormais la réponse des Allemands, très divisés sur cette question à cause d’une affaire ridicule.

Les Français voudraient que la Sarre entre en même temps que l’Allemagne au Conseil de l’Europe. Mais les Allemands voudraient y entrer avant. Car les Français voudraient que la Sarre soit autonome, donc soumise à leur influence, tandis que les Allemands la veulent allemande, et s’offensent de la voir traitée en État libre. Je dis que l’affaire est ridicule, s’agissant du Conseil de l’Europe, puisqu’il est clair que, dans notre fédération, de tels problèmes précisément ne se poseraient plus, — et voilà bien pourquoi il faut la faire.

Faire l’Europe, ce n’est pas seulement réconcilier l’État français et l’État allemand, mais c’est surtout, et avant tout, faire de ces deux pays, et aussi de la Sarre, des cantons sans frontière dans la grande république européenne. Il s’agit à Strasbourg de dépasser le stade des points d’honneur nationalistes. Mettre comme condition à l’entrée de l’Allemagne dans l’union supranationale une question de nationalisme, c’est un non-sens dont les politiciens devraient rougir jusqu’aux oreilles, tant à Paris qu’à Bonn, et même à Londres. Mais un politicien peut-il rougir ?

Nous saurons, à la fin du mois, si l’Allemagne entre ou non dans le Conseil de l’Europe. De son refus ou de son acceptation dépendra le succès de l’entreprise de Strasbourg. Si le Conseil de l’Europe, mis sur pied grâce aux efforts privés de notre Mouvement réussissait à absorber les Allemands dans une vaste union, son rôle serait justifié devant l’Histoire. S’il y échoue, eh bien nous ferons autre chose, — comptez sur nous !

Au revoir, chers auditeurs, à lundi prochain.