Demain l’▶Europe ! — Lenteurs et progrès (15 mai 1950)
Chers auditeurs,
◀Le▶ mois ◀de▶ mai ramène des astres favorables pour ◀l’▶Europe, spécialement dans ses premiers jours. Il y a deux ans, ◀le▶ 7 mai 1948, s’ouvrait ◀le▶ congrès ◀de▶ La Haye, qui devait donner ◀l’▶impulsion principale à ◀la▶ campagne pour ◀l’▶Europe unie. Un an plus tard, ◀le▶ 6 mai 1949, ◀les▶ statuts du Conseil de l’Europe étaient signés à Londres par 10 États. Cette année enfin, ◀le▶ 8 mai, voici qu’un ministre français propose officiellement ◀de▶ réaliser l’une des plus importantes mesures ◀d’▶union que ◀les▶ fédéralistes ne cessaient ◀de▶ demander, depuis leurs premiers manifestes.
Deux jours avant que M. Schuman ait tranquillement posé sa bombe diplomatique sur ◀le▶ tapis vert, ◀le▶ comité du Mouvement européen s’était réuni à Paris. M. Spaak était venu nous parler. Il commença son discours en ces termes : « Messieurs, ◀les▶ progrès du Conseil de l’Europe sont très lents, très lents, très lents… très lents, très lents, très lents… et je pourrais continuer ainsi indéfiniment ! » Nous fûmes unanimes à ◀l’▶applaudir.
◀La▶ situation dans laquelle nous nous trouvions, deux ans après notre départ à La Haye, était évidemment paradoxale.
Car d’une part, nous pouvions nous féliciter des progrès très rapides ◀de▶ notre idée dans ◀l’▶opinion publique, dans ◀les▶ masses et dans ◀la▶ presse. Il y a deux ans, en effet, nous n’étions qu’une poignée ◀d’▶idéalistes — comme dit avec pitié le premier nigaud venu — , tandis qu’aujourd’hui tout un chacun déclare : c’est ◀la▶ seule solution, et je ◀l’▶ai toujours pensé !
Mais d’autre part, ce progrès ◀de▶ ◀l’▶idée fait sentir par contraste ◀l’▶extrême lenteur ◀de▶ son application par ◀les▶ gouvernements.
Plus on en parle, et plus il devient surprenant qu’on n’agisse pas. Déjà ◀l’▶opinion doute et se décourage, au lieu de redoubler sa pression.
Nous en étions donc là, dimanche dernier. Et nous venions ◀d’▶adresser un appel très pressant au Conseil de l’Europe pour qu’il réalise quelque chose, lorsque se produisit ◀le▶ coup ◀de▶ théâtre ◀de▶ ◀la▶ proposition Schuman.
◀De▶ quoi s’agit-il, dans ce plan ? On propose ◀de▶ mettre en commun au service ◀de▶ ◀l’▶Europe unie, ◀les▶ ressources en charbon et acier ◀de▶ ◀la▶ France et ◀de▶ ◀l’▶Allemagne, puis des autres pays s’ils acceptent.
Mais ne pensez pas qu’il s’agit là ◀d’▶une simple mesure économique, comme ◀les▶ États ne cessent ◀d’▶en prendre sans rien changer aux causes profondes ◀de▶ ◀la▶ crise. Il s’agit en réalité ◀d’▶une mesure politique décisive, et il s’agit ◀de▶ poser la première pierre ◀de▶ ◀la▶ fédération européenne, M. Schuman ◀l’▶a souligné lui-même.
Mesure politique, tout d’abord, puisque c’est un ministre des Affaires étrangères qui ◀la▶ propose, et qui ◀l’▶impose bon gré mal gré aux éternelles objections des experts.
Et première pierre ◀de▶ ◀la▶ fédération européenne, puisque cette mesure aurait pour effet : premièrement ◀de▶ rendre matériellement impossible une guerre entre ◀la▶ France et ◀l’▶Allemagne ; secondement ◀de▶ produire, pratiquement, un abandon ◀de▶ ◀la▶ souveraineté nationale des pays adhérents à ce plan.
◀Le▶ charbon et ◀l’▶acier, vous ◀le▶ savez, sont plus importants que ◀l’▶argent pour faire ◀la▶ guerre. ◀La▶ France et ◀l’▶Allemagne, mettant en commun leur production dans ce domaine, se trouveraient aussi incapables ◀d’▶entrer en conflit armé que deux ◀de▶ nos cantons suisses ou que deux armées dont l’une aurait ◀les▶ canons, l’autre ◀les▶ obus. Et dès ◀l’▶instant où ◀les▶ industries clés des deux pays seraient unifiées, il en résulterait ◀la▶ suppression automatique des barrières douanières entre ◀les▶ deux pays, puis, par ◀la▶ suite, des échanges ◀de▶ main-d’œuvre et ◀de▶ techniciens, une unification progressive du régime social, une productivité accrue, bref, ◀la▶ paix fédérale entre ◀les▶ deux nations ◀les▶ plus puissantes du continent.
On peut donc dire, sans rien exagérer, qu’avec ◀le▶ plan Schuman, c’est ◀le▶ sort pratique ◀de▶ ◀l’▶Europe fédérée qui va se jouer au cours des mois qui viennent.
Aussi n’est-il pas étonnant que ◀les▶ réactions qui accueillent ce plan soient passionnées, contradictoires, tantôt enthousiastes et tantôt presque paniques.
Depuis deux ans, on nous disait ◀de▶ tous côtés : vos projets ◀de▶ fédération sont très beaux, bravo ! Nous sommes d’accord, mais ◀de▶ grâce, proposez quelque chose ◀de▶ pratique ! Eh bien ! voilà M. Schuman qui prend ◀le▶ taureau par ◀les▶ cornes, en s’offrant ◀de▶ réaliser sans délai notre plan ◀le▶ plus évidemment pratique. Et que voit-on ? On voit ◀les▶ grands industriels français et allemands, se renfrogner, parce qu’ils ont peur ◀de▶ perdre ◀le▶ contrôle absolu ◀de▶ leurs entreprises et ◀de▶ leurs bénéfices. On voit ◀les▶ socialistes bouder, parce qu’ils ont peur que ◀les▶ capitalistes gardent encore trop ◀de▶ contrôle. On voit ◀les▶ Anglais freiner ◀l’▶action, comme ◀d’▶habitude, parce que cette fois ils devront se décider entre ◀l’▶isolement insulaire et ◀l’▶union. On voit enfin ◀les▶ communistes partir en guerre au nom de ◀l’▶indépendance et ◀de▶ ◀la▶ souveraineté nationale ◀de▶ leur pays, sur un ordre reçu ◀d’▶un tout autre pays, comme on sait.
Cette révolte des intérêts particuliers et des doctrines partisanes contre une mesure ◀de▶ bon sens et ◀d’▶intérêt commun, cette révolte prouve simplement qu’avec ◀le▶ plan Schuman, nous sommes entrés dans ◀le▶ concret ◀de▶ notre lutte fédéraliste. Tous ces messieurs étaient d’accord tant que notre plan restait vague à leurs yeux. Et ils se réservaient tout ◀l’▶avantage ◀de▶ nous reprocher ◀d’▶être dans ◀le▶ vague. Nous voici dans ◀le▶ concret, ◀les▶ voilà pris ◀de▶ panique. ◀La▶ paix du monde, disent-ils, c’est bien ; mes intérêts ou ma doctrine, c’est mieux.
◀La▶ bataille est ouverte. Notre bataille à tous. Seule, ◀la▶ pression accrue ◀de▶ ◀l’▶opinion publique qui veut ◀la▶ paix, qui doit vouloir ◀les▶ sacrifices matériels qu’elle implique — provisoirement, soulignons-◀le▶ — , seule cette pression ◀de▶ ◀l’▶opinion sauvera ◀la▶ paix. Reste à savoir ce que veut ◀l’▶opinion. Je vous dirai ◀la▶ prochaine fois ◀les▶ résultats ◀d’▶un Gallup poll conduit dans nos pays sur ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’Europe.
Au revoir, à lundi prochain.