(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — Lenteurs et progrès (15 mai 1950) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — Lenteurs et progrès (15 mai 1950)

Chers auditeurs,

Le mois de mai ramène des astres favorables pour l’Europe, spécialement dans ses premiers jours. Il y a deux ans, le 7 mai 1948, s’ouvrait le congrès de La Haye, qui devait donner l’impulsion principale à la campagne pour l’Europe unie. Un an plus tard, le 6 mai 1949, les statuts du Conseil de l’Europe étaient signés à Londres par 10 États. Cette année enfin, le 8 mai, voici qu’un ministre français propose officiellement de réaliser l’une des plus importantes mesures d’union que les fédéralistes ne cessaient de demander, depuis leurs premiers manifestes.

Deux jours avant que M. Schuman ait tranquillement posé sa bombe diplomatique sur le tapis vert, le comité du Mouvement européen s’était réuni à Paris. M. Spaak était venu nous parler. Il commença son discours en ces termes : « Messieurs, les progrès du Conseil de l’Europe sont très lents, très lents, très lents… très lents, très lents, très lents… et je pourrais continuer ainsi indéfiniment ! » Nous fûmes unanimes à l’applaudir.

La situation dans laquelle nous nous trouvions, deux ans après notre départ à La Haye, était évidemment paradoxale.

Car d’une part, nous pouvions nous féliciter des progrès très rapides de notre idée dans l’opinion publique, dans les masses et dans la presse. Il y a deux ans, en effet, nous n’étions qu’une poignée d’idéalistes — comme dit avec pitié le premier nigaud venu — , tandis qu’aujourd’hui tout un chacun déclare : c’est la seule solution, et je l’ai toujours pensé !

Mais d’autre part, ce progrès de l’idée fait sentir par contraste l’extrême lenteur de son application par les gouvernements.

Plus on en parle, et plus il devient surprenant qu’on n’agisse pas. Déjà l’opinion doute et se décourage, au lieu de redoubler sa pression.

Nous en étions donc là, dimanche dernier. Et nous venions d’adresser un appel très pressant au Conseil de l’Europe pour qu’il réalise quelque chose, lorsque se produisit le coup de théâtre de la proposition Schuman.

De quoi s’agit-il, dans ce plan ? On propose de mettre en commun au service de l’Europe unie, les ressources en charbon et acier de la France et de l’Allemagne, puis des autres pays s’ils acceptent.

Mais ne pensez pas qu’il s’agit là d’une simple mesure économique, comme les États ne cessent d’en prendre sans rien changer aux causes profondes de la crise. Il s’agit en réalité d’une mesure politique décisive, et il s’agit de poser la première pierre de la fédération européenne, M. Schuman l’a souligné lui-même.

Mesure politique, tout d’abord, puisque c’est un ministre des Affaires étrangères qui la propose, et qui l’impose bon gré mal gré aux éternelles objections des experts.

Et première pierre de la fédération européenne, puisque cette mesure aurait pour effet : premièrement de rendre matériellement impossible une guerre entre la France et l’Allemagne ; secondement de produire, pratiquement, un abandon de la souveraineté nationale des pays adhérents à ce plan.

Le charbon et l’acier, vous le savez, sont plus importants que l’argent pour faire la guerre. La France et l’Allemagne, mettant en commun leur production dans ce domaine, se trouveraient aussi incapables d’entrer en conflit armé que deux de nos cantons suisses ou que deux armées dont l’une aurait les canons, l’autre les obus. Et dès l’instant où les industries clés des deux pays seraient unifiées, il en résulterait la suppression automatique des barrières douanières entre les deux pays, puis, par la suite, des échanges de main-d’œuvre et de techniciens, une unification progressive du régime social, une productivité accrue, bref, la paix fédérale entre les deux nations les plus puissantes du continent.

On peut donc dire, sans rien exagérer, qu’avec le plan Schuman, c’est le sort pratique de l’Europe fédérée qui va se jouer au cours des mois qui viennent.

Aussi n’est-il pas étonnant que les réactions qui accueillent ce plan soient passionnées, contradictoires, tantôt enthousiastes et tantôt presque paniques.

Depuis deux ans, on nous disait de tous côtés : vos projets de fédération sont très beaux, bravo ! Nous sommes d’accord, mais de grâce, proposez quelque chose de pratique ! Eh bien ! voilà M. Schuman qui prend le taureau par les cornes, en s’offrant de réaliser sans délai notre plan le plus évidemment pratique. Et que voit-on ? On voit les grands industriels français et allemands, se renfrogner, parce qu’ils ont peur de perdre le contrôle absolu de leurs entreprises et de leurs bénéfices. On voit les socialistes bouder, parce qu’ils ont peur que les capitalistes gardent encore trop de contrôle. On voit les Anglais freiner l’action, comme d’habitude, parce que cette fois ils devront se décider entre l’isolement insulaire et l’union. On voit enfin les communistes partir en guerre au nom de l’indépendance et de la souveraineté nationale de leur pays, sur un ordre reçu d’un tout autre pays, comme on sait.

Cette révolte des intérêts particuliers et des doctrines partisanes contre une mesure de bon sens et d’intérêt commun, cette révolte prouve simplement qu’avec le plan Schuman, nous sommes entrés dans le concret de notre lutte fédéraliste. Tous ces messieurs étaient d’accord tant que notre plan restait vague à leurs yeux. Et ils se réservaient tout l’avantage de nous reprocher d’être dans le vague. Nous voici dans le concret, les voilà pris de panique. La paix du monde, disent-ils, c’est bien ; mes intérêts ou ma doctrine, c’est mieux.

La bataille est ouverte. Notre bataille à tous. Seule, la pression accrue de l’opinion publique qui veut la paix, qui doit vouloir les sacrifices matériels qu’elle implique — provisoirement, soulignons-le — , seule cette pression de l’opinion sauvera la paix. Reste à savoir ce que veut l’opinion. Je vous dirai la prochaine fois les résultats d’un Gallup poll conduit dans nos pays sur l’union de l’Europe.

Au revoir, à lundi prochain.