(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — Conversation avec un Américain (29 mai 1950) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — Conversation avec un Américain (29 mai 1950)

Chers auditeurs,

J’ai reçu l’autre jour à Genève une visite fort intéressante, et dont je voudrais vous donner une idée en 5 minutes, bien qu’elle ait duré quelques heures. Mon hôte était un professeur américain, chargé de s’informer de l’état de l’Europe, et des efforts en cours pour unir nos pays.

Avec un mélange de sympathie curieuse et de méfiance toute scientifique, mon visiteur a commencé par me poser une énorme question fondamentale : « Quels avantages, m’a-t-il dit, faut-il attendre, selon vous, de la fédération européenne ? »

Je lui ai dit en riant : c’est ce qu’on appelle chez vous « une question de 64 dollars », la question difficile entre toutes et qui fait gagner le prix à la radio, quand on sait y répondre immédiatement.

Et puis j’ai pris mon temps pour réfléchir. J’aurais pu dire à mon sympathique visiteur : my dear sir, quand une maison brûle, est-ce bien le moment de faire une enquête auprès des habitants de cette maison en les priant de dire quels avantages ils espèrent retirer de l’extinction du feu ?

Je n’ai pas répondu cela, parce que d’abord l’Europe n’est pas encore en feu, elle est seulement menacée d’incendie, et l’on a donc encore le temps de faire des enquêtes. Ensuite, je me suis dit qu’il était bon, parfois, de reposer les questions fondamentales, et d’éprouver la valeur des réponses qu’on peut y faire sans hésiter.

J’ai donc rappelé au professeur américain les deux grands faits incontestables que voici.

Premièrement, nous n’avons pas le choix. Il nous faut faire l’Europe, unir ses 20 pays, parce que c’est la seule solution. Une crise économique sans précédent menace notre vieux continent. Et pas un seul de nos pays — pas même la Suisse ! — ne peut prétendre s’en tirer tout seul et par ses seuls efforts, si ses voisins sont en faillite. Il nous faut donc nous entraider, et mettre en commun nos ressources, qui pourraient être immenses une fois organisées. Pour cela, il nous faut une union politique, car elle seule peut forcer les intérêts particuliers à s’effacer provisoirement au bénéfice de l’intérêt commun. Et comme nous sommes très opposés à l’unification totale, car nos diversités sont notre vraie richesse, nous demandons que l’union de nos pays s’opère dans un esprit fédéraliste, — nous demandons l’union dans la diversité, sur le modèle qui a fait ses preuves en Suisse. Le premier avantage de la fédération sera donc d’éviter la ruine de l’Europe, tout en sauvant nos valeurs nationales.

En second lieu, il nous faut faire l’Europe, parce que si nous tardons à réaliser une vraie fédération, à notre idée, conforme à nos coutumes et à nos intérêts, nous y serons bientôt forcés par d’autres : nous y serons forcés par vous, Américains, — ou bien par une doctrime, un parti, un empire, qui ne sont pas précisément de vos amis. La nature a horreur du vide. Les empires ont horreur d’un continent ruiné, d’un marché vide. Si nous n’arrivons pas à faire demain l’Europe, elle sera faite malgré nous, par vous ou par les autres. Nous serons Russes ou Américains, si nous ne sommes par simplement supprimés.

— Cher Monsieur, m’a dit alors mon visiteur américain, permettez-moi de vous répondre que j’ignore les intentions de M. Staline, mais que je sais très bien que nous, en Amérique, nous ne vous forcerons jamais à vous unir. Nous continuerons même à vous aider quand le plan Marshall aura pris fin.

— Fort bien, lui ai-je dit, mais soyons réalistes. Pensez-vous que l’Amérique va continuer longtemps à taxer ses contribuables pour venir au secours de l’Europe, sans exiger un jour ou l’autre de contrôler l’emploi des fonds qu’elle nous envoie ? Ce serait tout simplement absurde de sa part. Mais contrôler ces fonds, cela signifie bientôt : organiser l’économie européenne. Ainsi, que vous le vouliez ou non, vous serez un jour forcés de nous forcer à faire l’union européenne. Nous préférons la faire avant, à notre idée.

À ce moment, mon visiteur américain m’a déclaré qu’à son avis, je n’avais pas répondu à sa question : pourquoi faut-il unir l’Europe, et quel serait l’avantage de cette union ?

Je vous laisse juges. Mais soyons justes. J’ai bien compris que mon interlocuteur voulait savoir en réalité deux choses :

1. si la fédération élèverait le niveau de vie des masses européennes ;

2. si par suite de cette prospérité, l’Europe unie ne deviendrait pas un concurrent gênant pour les États-Unis.

À quoi j’ai répondu que certainement le niveau de vie des masses sera d’abord sauvé, puis élevé par la mise en commun des ressources du continent. Tous nos économistes sont d’accord sur ce point. Mais il est clair que cette prospérité posera certains problèmes à l’Amérique. Le tout est de savoir si l’Amérique préfère l’Europe ruinée à l’Europe concurrente. C’est là son choix, c’est son affaire. La nôtre est d’éviter la ruine. Et nous refusons de penser que la santé des uns puisse vraiment nuire à celle des autres. L’Amérique n’est-elle pas pour la libre entreprise ? Elle doit donc accepter la concurrence. Mais nous n’en sommes pas encore là. Commençons par sauver notre Europe !

Au revoir, chers auditeurs, à lundi prochain.