Demain l’▶Europe ! — Valeur ◀de▶ ◀l’▶Europe (12 juin 1950)
Chers auditeurs !
Je vous parlais ◀la▶ semaine dernière ◀d’▶un phénomène bien inquiétant : ◀le▶ déclin ◀de▶ ◀l’▶autorité, au xx e siècle, et ◀l’▶avènement au pouvoir des experts, c’est-à-dire des purs techniciens, sans vision générale des choses.
Sur quoi j’ai reçu pas mal ◀d’▶approbations, quant au principe tout au moins, mais aussi pas mal ◀de▶ critiques, déguisées d’ailleurs en bons conseils… D’accord, me dit-on, il faut aller au fond des choses, et ne pas se contenter ◀de▶ palliatifs. Mais ◀le▶ fond des choses, pour l’un, c’est ◀la▶ question militaire, pour l’autre ce sont des subventions aux paysans, pour un troisième, ce sont des citations ◀de▶ ◀la▶ Bible, et pour un quatrième c’est une réforme ◀de▶ ◀la▶ monnaie ! ◀Le▶ fond des choses est vaste, comme vous ◀le▶ voyez, on y trouve vraiment beaucoup de choses, on y trouve presque tout, et en tout cas, toutes ◀les▶ marottes ◀de▶ chacun d’entre nous.
Dans ◀le▶ cadre ◀de▶ cette chronique et ◀de▶ ◀l’▶action que je commente pour vous, ◀le▶ fond des choses, c’est simplement ◀de▶ fédérer ◀l’▶Europe pour établir ◀la▶ paix. Ni plus, ni moins. Et c’est déjà beaucoup.
Mais on me dit : « Au fond, qu’est-ce que ◀l’▶Europe ? » Et je sais bien que cette question n’est pas absolument loyale, car tout le monde sait, en réalité, ce qu’est ◀l’▶Europe, et ceux qui reposent ◀le▶ problème sont, en général, ceux qui refusent ◀les▶ conditions ◀de▶ ◀l’▶union nécessaire ; qui cherchent à gagner du temps en discussions académiques. Pourtant, je veux répondre sans détour, car ◀le▶ fait même ◀de▶ poser des questions est quelque chose ◀de▶ très européen. Personne n’aurait ◀l’▶idée ◀de▶ demander : « Qu’est-ce que ◀l’▶Amérique, qu’est-ce que ◀l’▶Inde ou ◀la▶ Chine, ou qu’est-ce que ◀la▶ Russie ? » Ces grands empires sont bien délimités, physiquement et historiquement. Mais ◀l’▶Europe, personne ne peut dire où elle commence et où elle s’arrête à la fois dans ◀l’▶espace et dans ◀le▶ temps. Comme ◀la▶ Grèce, elle n’est rien qu’un cap, et ses frontières vers ◀l’▶Est sont indécises, comme celles ◀de▶ ◀la▶ Grèce vers ◀le▶ Nord. Dans ce cap de l’Asie sont venues se mêler trois influences décisives : Athènes, Rome et Jérusalem, — une idée raisonnable ◀de▶ ◀l’▶homme, ◀le▶ droit et ◀les▶ institutions, et ◀la▶ révélation chrétienne. Tout cela s’est mêlé, noué, marié au cours des siècles, et dès ◀la▶ Renaissance, ◀l’▶Europe est apparue comme un ensemble, une civilisation, qui a dominé ◀la▶ Terre entière jusque vers 1939.
Je ne vais pas vous faire un cours ◀d’▶histoire en cinq minutes. Ce que je voudrais vous rappeler ce soir, c’est justement ce que nous, Européens, avons tendance à oublier, c’est ◀la▶ grandeur unique ◀de▶ notre continent, et ce sont ses causes véritables. Posez-vous simplement cette question : Comment se fait-il que ce cap de l’Asie, qui ne représente qu’un petit coin très découpé et divisé, environ 5 % des terres du globe, soit devenu ◀le▶ foyer vital ◀de▶ ◀la▶ seule civilisation qui ait su gagner ◀la▶ Terre entière ?
◀La▶ réponse tient en un seul mot. C’est ◀la▶ culture qui a fait ◀l’▶Europe, cœur et cerveau ◀de▶ ◀la▶ planète. C’est ◀la▶ culture qui a fait ◀de▶ notre péninsule tout autre chose que ce qu’elle paraît physiquement. Sans ◀la▶ culture, nous n’aurions ni puissance, ni richesse matérielle, ni libertés civiques. Vous croyez que ◀la▶ culture est un luxe, ◀l’▶affaire ◀de▶ quelques spécialistes à lunettes ? Vous croyez que ◀le▶ sérieux, ◀le▶ concret ◀de▶ ◀la▶ vie, c’est ◀l’▶argent, ◀le▶ vêtement, ◀la▶ nourriture, ◀l’▶auto ? Vous oubliez seulement que toutes ces choses sont des produits secondaires ◀de▶ ◀la▶ culture, ◀d’▶elle seule. Vous oubliez que sans nos inventeurs, qui poursuivaient des travaux ◀de▶ science pure, vous n’auriez ni y chauffage, ni éclairage, ni moyens ◀de▶ transport, ni remèdes. Vous oubliez que sans nos philosophes et nos juristes, vous n’auriez pas ◀l’▶idée ◀de▶ ◀l’▶homme industriel, distingué du troupeau, ◀de▶ ◀la▶ tribu, capable ◀de▶ critique, protégé par des lois. Vous oubliez que pour ◀le▶ bien comme pour ◀le▶ mal, ◀le▶ monde moderne tout entier est un produit européen, qu’il est sorti du cerveau ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀de▶ sa culture encore une fois, et ◀de▶ rien ◀d’▶autre. ◀Les▶ grands empires qui nous disputent ◀la▶ puissance, ◀l’▶Amérique et ◀l’▶URSS, sont eux-mêmes nés ◀d’▶idées européennes, l’un ◀de▶ Calvin et du puritanisme anglo-saxon, l’autre ◀de▶ Marx et ◀de▶ notre industrie.
Si donc ◀l’▶on veut rester concret, pratique, il faut reconnaître cette réalité : ◀l’▶Europe est une culture, ou elle n’est pas grand-chose. Pour ◀la▶ sauver, dans ◀la▶ crise qu’elle traverse, il faut revenir aux sources ◀de▶ sa force, qui sont intellectuelles et spirituelles, et qui ne sont pas ◀le▶ nombre et ◀la▶ matière — car ◀de▶ cela, ◀les▶ autres en ont plus que nous. Vouloir défendre notre vieille Europe, il faut bien voir que c’est défendre tout d’abord ◀les▶ deux plus grandes conquêtes ◀de▶ sa culture : ◀l’▶idée ◀de▶ ◀l’▶homme personnel, ◀l’▶idée ◀de▶ liberté, sans lesquelles il n’est plus ◀de▶ création ni ◀d’▶invention, donc, en fin de compte, plus même ◀de▶ puissance matérielle.
Je reviendrai ◀la▶ prochaine fois sur ◀l’▶action culturelle entreprise par ◀le▶ Mouvement européen, et sur ◀l’▶institution qui doit mener cette action, ◀le▶ Centre européen de la culture. Pour aujourd’hui, dans un bref raccourci, je voulais simplement vous rappeler que ◀les▶ chances ◀de▶ ◀l’▶Europe, après tout, ce sont ◀les▶ chances ◀de▶ ◀l’▶homme personnel, car en face de ◀la▶ terre des masses qu’est ◀la▶ Russie, ◀de▶ ◀la▶ terre des machines qu’est ◀l’▶Amérique, ◀de▶ ◀la▶ terre des fatalités qu’est ◀l’▶Asie, ◀l’▶Europe est seule à demeurer ◀la Terre des hommes.
Au revoir, à lundi prochain.