Lettre aux députés européens (15 août 1950)p
Messieurs les▶ députés européens,
Vous êtes ici pour faire ◀l’▶Europe, et non pour faire semblant de ◀la▶ faire. Faire ◀l’▶Europe signifie ◀la▶ fédérer, ou bien ne signifie pas grand-chose. Comment fédérer des nations qui se croient encore souveraines ? Voyons ◀l’▶Histoire. ◀Les▶ Suisses ont réussi : voyons ◀la▶ Suisse.
Tout le monde croit ◀l’▶avoir vue et s’en va répétant qu’il a fallu plus de cinq-cents ans pour sceller son union fédérale. Tout le monde se trompe. Il a fallu neuf mois. En voici ◀le▶ récit exact.
Au début de 1848, ◀la▶ Confédération n’était qu’un Pacte d’alliance entre vingt-cinq États absolument souverains. Point de citoyenneté suisse, point de liberté d’établissement ou d’échange commercial entre cantons, point d’unité monétaire, point de représentation des peuples. Un seul organe commun, ◀la▶ Diète, sorte de Comité des ministres, composé de plénipotentiaires agissant au nom des États et prenant leurs rares décisions à ◀la▶ majorité des trois quarts. Pratiquement : ◀le▶ veto paralysant un corps consultatif aux compétences douteuses et jalousement restreintes ; ◀les▶ barrières douanières multipliées à ◀l’▶intérieur, nulles à ◀l’▶extérieur, ◀l’▶impuissance devant ◀l’▶étranger et même devant ◀la▶ guerre entre ◀les▶ États membres.
Niera-t-on que ce fût là, trait pour trait, un état comparable à celui de notre Europe, sauf pour ◀le▶ péril extérieur, qui n’était rien au regard de celui que nous courons.
Une partie de ◀l’▶opinion réclamait une Autorité fédérale, dotée de pouvoirs limités, mais réels. Rien d’autre, en vérité, ne pouvait assurer ◀l’▶indépendance du pays. Mais ◀la▶ Diète, ◀les▶ États et leurs experts voyaient dans ◀le▶ mot souveraineté ◀la▶ réponse décisive à cette « chimère ». ◀Le▶ bon sens dénonçait ◀l’▶invivable chaos entretenu par ◀les▶ barrières douanières. ◀La▶ routine rétorquait, chiffres en main, que ◀la▶ liberté d’échanges ne manquerait pas de causer quelques dommages locaux. C’était répandre, aux utopistes qui proposaient d’éteindre ◀l’▶incendie, que ◀l’▶eau peut abîmer ◀les▶ meubles.
Il y eut une guerre civile entre cantons, qui fit voir ◀l’▶impuissance du Pacte. Il y eut un long branle-bas de sociétés, de mouvements, de projets, de discours et de vœux. À ◀la▶ faveur de cette agitation, un petit groupe de jeunes chefs enthousiastes fit adopter par ◀la▶ Diète ◀le▶ principe d’une révision profonde du Pacte.
En 1847, notons-◀le▶, rien ne semblait « praticable » aux yeux des réalistes. (Nous en sommes là en 1950.) ◀La▶ décision survint ◀l’▶année suivante. ◀Le▶ 17 février 1848, ◀la▶ Commission de révision — nommée par ◀la▶ Diète dans son sein et au-dehors — se réunit pour la première fois. Elle décide de siéger à huis clos cinq fois par semaine. ◀Le▶ 8 avril, elle termine ses travaux, dont elle soumet ◀les▶ résultats aux vingt-cinq États souverains. ◀Le▶ 15 mai, ◀la▶ Diète est saisie du projet, qu’elle adopte ◀le▶ 27 juin. Pendant ◀le▶ mois d’août, ◀le▶ peuple vote dans ◀les▶ cantons. ◀Le▶ 12 septembre, ◀la▶ Diète proclame que ◀la▶ Constitution est acceptée par près de 2/3 des États et plus de 2/3 des citoyens votants. ◀Le▶ 16 novembre, le premier Conseil fédéral, organe exécutif, entre en fonction. ◀Le▶ drapeau suisse est arboré à côté des drapeaux des cantons.
Aucun des troubles graves, aucune des ruines prévues et dûment calculées ne se produisirent. ◀L’▶essor que prit ◀la▶ Suisse, dès cet instant, n’a pas fléchi durant un siècle.
Messieurs ◀les▶ députés, neuf mois avaient suffi pour fédérer vingt-cinq États souverains… Pensez-vous que ◀l’▶Histoire vous en laisse beaucoup plus, pour unir vos États dans un plus grand péril ?
Vous me direz que ◀l’▶Europe est plus grande que ◀la▶ Suisse ; qu’il fallut une bonne guerre pour briser ◀le▶ tabou des souverainetés cantonales absolues ; que ◀les▶ cantons suisses vivaient ensemble depuis des siècles ; que ◀les▶ problèmes économiques sont plus complexes ; et qu’on ne peut comparer, sans offense, nos modestes sagesses et ◀les▶ folies sublimes des grandes Nations contemporaines.
Mais il n’est pas exact que ◀l’▶Europe d’aujourd’hui soit plus grande que ◀la▶ Suisse d’alors : vous êtes venus de Stockholm à Strasbourg — ou de Rome, ou même d’Ankara — en moins de temps qu’il n’en fallait, il y a cent ans, pour aller de Genève ou des Grisons à Berne. Pour ◀la▶ guerre entre vos pays, ◀les▶ deux dont vous sortez suffisent. Vos Nations vivent ensemble depuis autant de siècles, et souvent davantage, que nos cantons. Leurs sorts ne sont pas moins liés, si vous regardez ◀l’▶Europe dans ◀l’▶ensemble du monde. Vos cordons de douanes ne sont pas plus nombreux, ni moins strangulatoires, que ne ◀l’▶étaient les nôtres. Et vos économies ne sont pas plus disparates que celle de Zurich par exemple, et de ses petits voisins paysans. ◀Les▶ sombres prévisions des réalistes quant aux effets d’une union « trop rapide » remplissaient nos journaux, il y a cent-trois ans : il n’en est pas une seule qui se soit vérifiée, mais pas une seule non plus qui ne reparaisse dans ◀la▶ bouche même de ceux qui affirment que nos réalités sont tellement différentes… Certes, comparaison n’est pas raison, mais quand ◀les▶ raisons de ne rien faire restent ◀les▶ mêmes quoi qu’il arrive, c’est qu’elles traduisent une certaine forme d’esprit, une cécité partielle devant ◀les▶ leçons de ◀l’▶Histoire, que j’ai plus d’une raison de nommer ◀le▶ daltonisme politique.
Messieurs ◀les▶ députés, n’oubliez pas ◀la▶ Suisse ; elle existe en dépit de tous ◀les▶ arguments qu’on oppose aujourd’hui à ◀l’▶Europe. Son exemple vivant tend à nous démontrer que ◀la▶ solution fédéraliste n’est pas seulement praticable en principe, mais pratique. C’est assez pour que j’ose vous supplier d’y réfléchir quelques minutes. ◀La▶ Suisse s’est unie en neuf mois. Il vaut ◀la▶ peine de s’arrêter devant ce fait, pour mieux se persuader qu’on peut aller très vite. Car ◀le▶ temps fait beaucoup à ◀l’▶affaire. Celui que vous n’auriez pas, Staline ◀le▶ prend. C’est ◀le▶ temps de méditer avant d’agir. Mais celui que vous risquez de perdre, cet été, soyez bien sûr qu’il ◀le▶ retrouvera : c’est ◀le▶ temps de modifier non pas des paragraphes, mais ◀l’▶ordre de bataille de ◀l’armée rouge.