Saint-John Perse et l’▶Amérique (1950)m
◀La▶ grandeur ◀de▶ cette poésie fait reculer ◀le▶ commentaire : elle est un acte, elle se pose là, posant elle-même ses mesures. La première page ◀d’▶Anabase lorsqu’elle parut, constitua pour nous ◀le▶ fait du prince, toute référence superflue, et depuis lors, nous n’avons rien appris, sinon toutefois qu’un « pur délice » pouvait entrer dans ◀la▶ durée, — ce dont plusieurs doutaient, ◀de▶ ma génération. (◀D’▶où quelque résistance aux poèmes qui suivirent. Un jeune amour veut son objet incomparable.)
Beaucoup plus tard, j’ai rencontré ◀l’▶auteur dans ◀le▶ climat fomenté par son œuvre : ◀la▶ grandeur signifie ◀l’▶exil. C’était, on ◀l’▶imagine, en Amérique. Au long des avenues ◀de▶ Manhattan, il marchait lentement, régulièrement, comme ceux qui vont très loin, ou qui pensent à ◀de▶ grands objets. Ce sont des hommes qui n’ont pas ◀d’▶empressement. Ou dans cette chambre ◀d’▶angle, dont il parle dans Neiges, « hôte précaire ◀de▶ ◀l’▶instant, homme sans preuve ni témoin », il nous donnait un haut exemple du bon usage ◀de▶ ◀l’▶exil : sans plainte, au cœur du grand litige ; aussi actif dans ◀la▶ réceptivité qu’il avait su rester sensible dans ◀l’▶action ; soucieux ◀de▶ voir, non ◀d’▶être vu ; plus solidaire, enfin, dans son retrait, des destins molestés ◀de▶ ◀la▶ France, que tant de « partisans extravagants » qui tenaient bruyamment ◀le▶ devant ◀de▶ ◀la▶ scène…
Mais ce n’est pas ◀de▶ ◀l’▶homme qu’il est temps ◀de▶ parler. Je voudrais proposer trois remarques sur ◀les▶ relations qui se sont révélées entre ◀le▶ poète et ◀l’▶âme lyrique du Nouveau Monde, dans un ouvrage où ◀l’▶Amérique, un jour, découvrira son épopée.
Vents me paraît bien plus américain qu’Anabase n’était asiatique. J’y verrais même ◀la▶ meilleure description ◀de▶ ◀l’▶essor des États-Unis dans ◀l’▶espace et ◀le▶ temps à la fois, si ◀le▶ sujet n’était plutôt ◀le▶ principe animique, ou lyrique, que ◀l’▶aventure et ◀l’▶invention du Nouveau Monde ont illustré ◀d’▶accidents séculaires.
Tout se passe à la fois dans ◀l’▶Histoire et dans ◀l’▶homme, « dans un très haut tumulte ◀de▶ terres en marche vers ◀l’▶ouest », contre ◀le▶ vent qui souffle en est. ◀De▶ ◀l’▶Atlantique au Pacifique, des Pères pèlerins aux savants atomistes, ◀les▶ allusions précises ne manquent point : ◀l’▶Audubon des oiseaux, ◀les▶ Belles du Sud, ◀les▶ jambes longues des filles « à ◀la▶ sortie des salles » et leur nylon, ◀les▶ grands rapides « avec leur provision ◀de▶ glace pour cinq jours », ◀la▶ « mouette mauve du Mormon », ou cette « civilisation du maïs noir — non violet », enfin « ◀les▶ siffloteurs ◀de▶ blues dans ◀les▶ usines secrètes ◀de▶ guerre », au « pire scandale ◀de▶ ◀l’▶histoire »… Mais « c’est ◀de▶ ◀l’▶homme qu’il s’agit, dans sa présence humaine ; et ◀d’▶un agrandissement ◀de▶ ◀l’▶œil aux plus hautes mers intérieures ».
◀Le▶ poème ainsi prend sa source au lieu d’où ◀l’▶Amérique dans ◀l’▶espace et ◀le▶ temps, et ◀la▶ fureur lyrique dans ◀l’▶homme épris du monde, peuvent être vues comme une seule et même geste ◀de▶ ◀l’▶âme. (Je dis ◀l’▶âme, et non pas ◀l’▶esprit, ni ◀l’▶intellect et ni ◀le▶ cœur.)
Congénialité du poème et ◀de▶ cette Amérique ourdie par ◀les▶ grands vents : ◀le▶ mouvement, ◀la▶ violence heureuse, et ◀la▶ vision globale du « monde entier des choses ».
I. ◀Le▶ mouvement crée ◀l’▶énergie, ◀le▶ rayonnement et ◀les▶ trains ◀d’▶ondes, — et d’autre part, dans ◀le▶ poème, il crée littéralement ◀le▶ sens. (Point ◀de▶ départ ◀d’▶une rhétorique.)
Un continent nous est ici donné dans sa formule dynamique, dans son mouvement vers ◀l’▶Ouest, rebroussé par ◀les▶ vents. Et ◀le▶ poème aussi ne prend son sens que dans ◀le▶ mouvement qu’il inspire à ◀l’▶esprit. C’est une animation perpétuelle. Tout est mouvant au monde américain, ne peut être saisi qu’au vol, épousé dans ◀les▶ rythmes larges.
◀L’▶apposition me semble offrir ici ◀l’▶équivalent en mots ◀d’▶un accord en musique : co-vibration des sens au lieu de celle des sons. Parfois aussi, sens et son se poursuivent, s’attirent, se mêlent en un étrange inceste, en une double allitération, où ◀l’▶on étudiera, plus tard, ◀les▶ rôles conjugués ◀de▶ ◀l’▶étymologie et ◀de▶ ◀l’▶emportement lyrique4. (Ainsi ◀l’▶Amérique idéale, entre ses « origines » et son délire global…)
II. Anabase et Vents sont parmi ◀les▶ rares œuvres toniques ◀de▶ ce siècle : chants ◀de▶ violence heureuse, refus du désespoir (qui nourrit la plupart des poètes modernes5). Tout y respire à longs traits ◀la▶ maîtrise, et ◀le▶ bonheur ◀de▶ ◀la▶ victoire. ◀Les▶ mots faveur et favorable, éloges, délice et délectable, y sont aussi fréquents que chez tant d’autres ◀les▶ expressions du délaissement, du dégoût ◀de▶ vivre ou des chagrins intimes.
Qu’ils n’aillent dire : tristesse… s’y plaisant… Interdiction faite au poète !… Mais si un homme tient pour agréable sa tristesse, qu’on ◀le▶ produise dans ◀le▶ jour ! et mon avis est qu’on ◀le▶ tue, sinon,Il y aura une sédition.
◀La▶ révolte et ◀la▶ nostalgie deviennent ici conquête, pressentiment ◀de▶ ◀l’▶acte, distraction vers ◀l’▶avenir et naissance du chant. Un chant ◀de▶ force pour ◀les▶ hommes… Choses vivantes, ô choses — excellentes !
Rien ne s’accorde mieux au génie matinal du continent américain. (◀La▶ poésie des « blues » fait illusion : temps faible ◀d’▶un grand rythme souple, dont il devrait être interdit ◀de▶ ◀l’▶isoler.)
Comparez avec Rilke, notre plus grand témoin ◀de▶ ◀l’▶exil intérieur en Europe. L’un parle ◀de▶ hauteur, ◀d’▶exultation, l’autre ◀d’▶humilité dans ◀la▶ souffrance ; l’un s’ouvre « au monde entier des choses », l’autre voudrait s’en effacer ; l’un chante ◀la▶ maîtrise en plein midi, l’autre guette une obscure présence aux crépuscules spirituels ; l’un se veut prince, et l’autre moine-mendiant.
Risquons à ce propos une hypothèse critique, qui permettrait ◀de▶ situer ◀les▶ grands poèmes du siècle. Si ◀l’▶élément sentimental domine chez Apollinaire, interfère avec ◀le▶ spirituel chez T. S. Eliot, s’y mêle indiscernablement chez Rilke, s’évanouit chez Valéry pour faire place à ◀l’▶intellectuel, c’est dans ◀l’▶élément animique que ◀les▶ poèmes ◀de▶ Saint-John Perse trouvent leurs lois et leurs cadences :
Et c’est par un matin, peut-être, pareil à celui-ci,
« Anima » violente et sauvage comme ◀les▶ vents du Nouveau Monde, comme un rêve ◀de▶ pionniers en Ouest. Mais ◀le▶ miracle est ◀de▶ ◀l’▶avoir domptée par ◀les▶ rigueurs voluptueuses du plus pur langage français, et ◀de▶ cette « rhétorique profonde » dont parlait un jour Baudelaire.
III. ◀L’▶Europe étant vision ◀de▶ ◀l’▶homme dans ◀le▶ temps, ◀l’▶Amérique est vision ◀de▶ ◀l’▶espace. ◀L’▶Europe fut universaliste, et ◀le▶ redeviendra peut-être, mais ◀l’▶Amérique est planétaire.
Sujets et procédés, chez Saint-John Perse, ouvrent ◀les▶ voies ◀d’▶un grand lyrisme américain. Ils sont classiques. ◀Les▶ continents, ◀les▶ peuples et leurs rites, ◀les▶ éléments, ◀la▶ quête et ◀la▶ conquête, ◀les▶ énumérations lyriques, et ◀l’▶édification sur table rase des lois ◀d’▶une cité émergeant ◀de▶ son rêve.
C’étaient ◀de▶ très grandes forces en croissance sur toutes pistes ◀de▶ ce monde, et qui prenaient source plus haute qu’en nos chants, en lieu ◀d’▶insulte et ◀de▶ discordeQui se donnaient licence par ◀le▶ monde — ô monde entier des choses — et qui vivaient aux crêtes du futur…Au chant des hautes narrations du large…
◀Le▶ pluriel insistant et ◀les▶ catégories, ◀l’▶adjectif « grandes » et ◀le▶ mot « monde » à chaque page : il ne s’agit plus ◀d’▶états ◀d’▶âme, ◀de▶ sentiments individuels, mais ◀de▶ « ◀la▶ terre distribuée en ◀de▶ vastes espaces », des hommes ◀de▶ toute race et ◀de▶ toute façon, ◀de▶ « pans ◀de▶ siècles en voyage » et ◀de▶ peuples lus « par nations » ; ◀d’▶une âme sans nom — ◀l’▶inconscient ◀d’▶une époque — dont ◀le▶ poète déchiffre ◀les▶ messages. Itinéraires et inventaires, sommation ◀de▶ nos « voies et façons » et « chants ◀d’▶un peuple, ◀le▶ plus ivre », — il semblera surprenant qu’un Français ait ouvert aux Américains ◀les▶ perspectives ◀de▶ ◀l’▶épopée globale que ◀l’▶histoire désormais leur assigne ◀de▶ vivre. Dans un autre ordre, cependant, il y eut ◀le▶ précédent ◀de▶ Lafayette.
Mais Vents n’est pas seulement ◀le▶ poème du lyrisme, ◀le▶ chant profond ◀de▶ ◀l’▶Amérique. C’est aussi, dans sa dernière partie, ◀le▶ poème du retour à ◀l’▶Europe, à ◀la▶ France.
S’ensuit une description charmante et déchirante ◀d’▶une France désuète et qui naguère encore périssait « par excès ◀de▶ sagesse », ◀d’▶une France vers laquelle il rêve son retour avec ◀le▶ vent des Amériques. Au plus haut point ◀de▶ ce très haut poème, Saint-John Perse a rejoint notre vœu. Nous ◀l’▶attendrons un soir ◀d’▶automne, avec ◀le▶ souffle du grand vent, sur ◀la▶ route et ◀la▶ terre des hommes, prêts à rendre nos comptes « ◀d’▶hommes nouveaux, — ◀d’▶hommes entendus dans ◀la▶ gestion humaine, non dans ◀la▶ précession des équinoxes », et qu’il nous aide ! par ◀le▶ chant ◀d’▶une Europe future.
Car, ainsi que ◀l’▶écrit Montesquieu — je ne sais plus ◀de▶ qui, mais il n’importe : « Nous n’avons pas ◀d’▶auteur qui donne à ◀l’▶âme de plus grands mouvements… qui nous remplisse plus ◀de▶ ◀la▶ vapeur du dieu qui ◀l’▶agite. »