(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — L’atmosphère de Strasbourg (11 septembre 1950) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — L’atmosphère de Strasbourg (11 septembre 1950)

Chers auditeurs,

Beaucoup de gens ignorent le fonctionnement des institutions politiques de leur propre pays. Comment pourraient-ils donc connaître les institutions naissantes d’une Europe qui en est encore au stade des plans et des discussions sur devis ? Je ne crois pas inutile de rappeler brièvement ce que c’est que le Conseil de l’Europe, et l’assemblée consultative de Strasbourg.

Le Conseil de l’Europe est né au mois de mai de l’année dernière, à la suite d’une campagne vigoureuse conduite par le Mouvement européen. Il réunit 15 États de l’Europe sur les 19 situés à l’ouest du rideau de fer.

Manquent à l’appel l’Espagne et le Portugal, parce qu’ils sont en régime de dictature, l’Autriche parce que les Russes refusent encore de signer son traité de paix, et la Suisse parce qu’à Berne, on n’aime pas trop se presser…

Le Conseil de l’Europe se compose d’un Comité ministériel formé par les ministres des Affaires étrangères des États membres, et d’une Assemblée consultative de 125 députés, élus par les parlements nationaux. Le rôle de l’Assemblée consiste à étudier et à voter toutes mesures tendant à unir l’Europe. Le rôle du Comité ministériel consiste à examiner les résolutions de l’Assemblée, et à les refuser régulièrement, sur la demande des Anglais. Après quoi les résolutions renvoyées à l’Assemblée sont étudiées à nouveau, et soumises à des experts, lesquels répondent invariablement que les mesures qu’on propose sont prématurées, mais qu’il ne faut rien faire en attendant.

Comme vous le voyez, le mécanisme est parfaitement réglé pour s’enrayer à coup sûr avant chaque départ. On pourrait penser que c’est une farce. Mais on n’aurait pas entièrement raison. Car les ministres un jour se fatigueront peut-être de dire non. Et l’Assemblée, un jour, peut se révolter contre le sempiternel veto de M. Bevin. Elle peut un beau jour passer outre, et décider que ses résolutions seront examinées par les parlements de chaque pays, qui sont plus stables que les ministres. Et l’opinion, un jour, peut se fâcher, et dire clairement aux députés : faites quelque chose tout de suite, ou bien allez-vous-en ! Or les ministres, comme on sait, sont nommés par les parlements, et les parlements sont élus par l’opinion réelle d’un pays, celle qui vote au scrutin libre et secret. Celle qui ne ment pas. Tout dépend donc, en dernier ressort, de l’opinion. Quand elle sera mûre, quand elle dira ce qu’elle veut, avec clarté, avec passion, les députés suivront, les ministres obéiront, et tout d’un coup, malgré les arguments des experts, des prudents ou des lâches, l’Europe se fera. Vous voyez que je n’ai pas d’illusions. Mais je calcule nos chances, qui sont celles de la paix, et je trouve qu’elles ne sont pas si mauvaises. Encore faut-il que l’opinion se réveille. Le canon de la Corée peut l’y aider. La crise économique, qui s’approche à grands pas, peut l’y pousser plus puissamment encore. Et Strasbourg demeure un espoir, en dépit de toutes ses faiblesses.

Si vous me demandiez maintenant : qu’a fait Strasbourg pendant l’été ? Je serais forcé de vous répondre : pas grand-chose. Mais une évolution décisive se prépare.

Dans l’atmosphère de l’été orageux que je vous décrivais lundi dernier, cette deuxième session de l’Assemblée fut beaucoup plus passionnée que l’an dernier. On sentait que les choses devenaient sérieuses, non seulement en Corée, mais en Europe. Des oppositions plus tranchées se sont fait jour, des masques sont tombés. On a vu que les Anglais ne voulaient rien, à aucun prix, qu’ils fussent conservateurs ou travaillistes. Et qu’il était parfaitement inutile de consentir des concessions dont ils se moquent. On a vu que la fédération ne se ferait jamais qu’entre nations du continent. Et qu’elle ne se ferait point par des politiciens, mais par ceux qui les poussent au nom de l’opinion. Et l’on a vu enfin que l’Assemblée réclamait plus énergiquement les droits que les ministres lui refusent.

C’est qu’elle se sent plus sûre d’elle-même, mieux en contact que l’an dernier avec les forces morales et politiques qui la poussent à l’action rapide. Et puis, c’est un détail, mais qui a son importance, l’Assemblée est chez elle, dans sa propre maison, qu’on lui a bâtie en quelques mois. Et quand le bâtiment va, tout va, dit un proverbe. Le Palais de l’Europe a été édifié sur un ancien terrain de football. On y jouait un match le 1er mars encore. Aujourd’hui c’est une longue bâtisse moderne, où se jouent des parties non moins disputées. Il s’agit toujours et encore de se renvoyer la balle. Mais quelques buts ont été marqués.

Premièrement, l’Assemblée a décidé de se réunir une seconde fois cette année, au mois de novembre. Et quatre fois l’année prochaine. Voilà qui permettra d’aller plus vite, et de maintenir l’opinion en alerte.

Deuxièmement, l’Assemblée s’est donné le droit d’aborder les questions militaires, de parler de la défense de l’Europe, qui est le problème le plus urgent. Je reviendrai lundi prochain sur ce sujet.

Troisièmement, elle a proposé à l’examen du Conseil des ministres, un projet d’Autorité politique européenne au-dessus des nations. Et c’est là le point capital. Les ministres ont deux mois pour répondre. S’ils refusent une fois de plus, j’ai l’impression très nette que la session du mois de novembre verra des actes révolutionnaires, de la part des fédéralistes. Ceux-ci ne représentent, à vrai dire, qu’une minorité de l’Assemblée. Mais ils se sentent soutenus par l’opinion publique. Des groupes de jeunes fédéralistes, prêts à l’action, animés par le professeur Daniel Villey, hantaient déjà, pendant le mois d’août, les couloirs du Palais de l’Europe, créant une atmosphère d’urgence et de salutaire inquiétude. À la veille de la première séance de l’Assemblée, ils s’étaient réunis à la frontière franco-allemande, pour brûler les barrières et les poteaux de douane. Ce geste symbolique en annonce d’autres.

Ce feu de joie et de fraternité peut s’étendre à toutes les frontières. On y travaillera ferme, au cours des semaines qui viennent.

Au revoir, chers auditeurs, à lundi prochain.