Demain l’▶Europe ! — ◀Le▶ Serment ◀de▶ Strasbourg (2 octobre 1950)
Chers auditeurs,
Si ◀l’▶on admet que ◀la▶ faiblesse tragique ◀de▶ ◀l’▶Europe résulte ◀de▶ sa désunion ; que sa seule chance ◀de▶ salut est donc ◀la▶ mise en commun ◀de▶ ses ressources et ◀de▶ ses énergies ; mais si ◀l’▶on constate d’autre part que ◀les▶ politiciens qui détiennent ◀le▶ pouvoir en Grande-Bretagne s’opposent systématiquement à cette union, — on est conduit, par ◀la▶ logique, à se poser la question suivante : faudra-t-il fédérer ◀l’▶Europe continentale sans ◀les▶ Anglais ?
À Strasbourg, cet été, un certain nombre ◀de▶ députés ont envisagé cette question, et tenté ◀d’▶y répondre par un acte. ◀Le▶ récit ◀de▶ leur échec est significatif, vous allez ◀le▶ voir.
◀L’▶idée qui animait ce groupe ◀de▶ députés, et à laquelle Daniel Villey et quelques-uns ◀de▶ mes amis n’étaient pas totalement étrangers, c’était ◀de▶ proclamer sur place, à Strasbourg, au mois ◀d’▶août, ◀la▶ volonté ◀d’▶union immédiate des principaux pays du contient ; et c’était ◀de▶ concrétiser cette volonté par un Pacte, qui se fût appelé ◀le▶ nouveau Serment ◀de▶ Strasbourg.
Voici plus ◀de▶ onze siècles, en effet, que ◀les▶ fils ◀de▶ Charlemagne avaient prêté un premier Serment ◀de▶ Strasbourg. ◀De▶ ce traité devait résulter ◀le▶ démembrement ◀de▶ ◀l’▶Europe et sa division en nations. Il y avait, cet été, une belle chance ◀de▶ remembrer, ◀de▶ rassembler ce continent, qui reste — comme ◀le▶ disait Paul Valéry — ◀la▶ partie ◀la▶ plus précieuse ◀de▶ ◀la▶ planète.
Un groupe ◀de▶ députés parmi lesquels on remarquait MM. André Philip, Paul Reynaud et Jacquet pour ◀la▶ France, Benvenuti pour ◀l’▶Italie, Carlo Schmid pour ◀l’▶Allemagne, ◀de▶ ◀la▶ Vallée Poussin pour ◀la▶ Belgique, tentèrent ◀de▶ passer aux actes. Un texte ◀de▶ serment fut établi. Bien qu’il n’ait pas été rendu public, j’ai ◀de▶ très bonnes raisons ◀de▶ ◀le▶ connaître en détail, et vais vous dire quel était son contenu. ◀Les▶ délégués s’engageaient à se considérer non plus comme ◀les▶ députées ◀de▶ leur seul pays ou parti, mais comme ◀les▶ représentants ◀de▶ ◀l’▶Europe entière. Ils déclaraient que, sans plus attendre, ◀les▶ nations du continent devaient franchir une étape décisive vers ◀l’▶union, en provoquant ◀l’▶élection directe ◀d’▶un Parlement européen, ainsi que ◀la▶ constitution ◀d’▶un gouvernement fédéral comprenant des ministères ◀de▶ ◀la▶ Défense, ◀de▶ ◀la▶ Production, des Finances, ◀de▶ ◀l’▶Agriculture, des Transports, et ◀de▶ ◀la▶ Justice. ◀Les▶ députés se disaient décidés à prêter ◀le▶ serment suivant :
Nous soussignés,
Nous proclamant ◀les▶ délégués ◀de▶ notre commune patrie, ◀l’▶Europe,
Constatant qu’il faut aujourd’hui périr isolément ou se sauver ensemble,
Faisons serment ◀d’▶unir dès maintenant ◀les▶ nations du continent qui acceptent ◀de▶ renoncer à une part ◀de▶ leur souveraineté, première étape vers ◀l’▶unité ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Une soixantaine ◀de▶ députés se déclarèrent d’accord. ◀Le▶ serment devait être prêté hors de ◀l’▶enceinte ◀de▶ ◀l’▶Assemblée, en présence de ◀la▶ population. Déjà ◀la▶ presse en parlait par allusions. Des affiches étaient préparées, ◀la▶ police en alerte. ◀Les▶ Anglais avaient affirmé publiquement qu’ils donneraient leur bénédiction à ce pacte fédéral du continent, et qu’ils en seraient ◀les▶ meilleurs amis du dehors.
Mais à ◀la▶ veille du jour fixé, ◀les▶ travaillistes britanniques firent savoir discrètement aux socialistes allemands qu’on pourrait leur faire payer cher leur signature éventuelle. Devant cette espèce ◀de▶ chantage ◀les▶ socialistes allemands reculèrent. Leurs compatriotes catholiques ne voulurent point se séparer ◀d’▶eux. ◀Les▶ Italiens objectèrent que des raisons religieuses ◀les▶ empêchaient ◀de▶ prêter serment. ◀Les▶ Belges découvrirent que cette action publique était incompatible avec ◀la▶ discipline ◀de▶ ◀l’▶Assemblée. ◀Le▶ groupe français lui-même se divisa. Bref, il ne resta plus que 12 députés décidés à prendre leurs responsabilités personnelles. ◀Le▶ projet fut par conséquent abandonné, ou plutôt renvoyé à ◀la▶ prochaine session, qui doit se réunir en novembre.
C’est ainsi que ◀la▶ session ◀d’▶été prit fin sur un échec des activistes. Et certes, ◀la▶ manœuvre anglaise, ou plus exactement : travailliste, joua son rôle dans cet échec. Mais il est juste ◀de▶ dire qu’elle ne ◀l’▶eût pas joué, si ◀les▶ continentaux, ◀de▶ leur côté, avaient montré plus ◀de▶ courage, une plus claire volonté ◀d’▶aboutir à tout prix. En réalité, beaucoup d’entre eux ne s’étaient point ralliés au projet ◀de▶ serment sans réserves ou hésitations. L’un des chefs socialistes ◀les▶ plus influents ◀de▶ notre époque me disait quelques jours auparavant : « Que serait cette Europe fédérée sans ◀les▶ Anglais et sans ◀les▶ Scandinaves ? » Ce serait une Europe catholique (car ◀les▶ partis démo-chrétiens y tiennent presque partout ◀le▶ pouvoir), une Europe libérale (du point de vue économique) et enfin une Europe dominée par ◀les▶ Allemands qui en seraient ◀le▶ plus grand pays. Il y manquerait leurs éléments vitaux : ◀le▶ protestantisme et ◀le▶ socialisme.
Je lui répondis : Si vous refusez ◀de▶ faire cette Europe-là, si vous n’en faites aucune vous savez ce qui nous menace : ◀la▶ misère et ◀l’▶occupation. Je ne vois pas ◀d’▶autre alternative. Au surplus si ◀les▶ Anglais supportent mal que se forme une fédération continentale à prédominances catholique, libérale et germanique, ce sera pour eux une bonne raison ◀d’▶y entrer, afin de rétablir ◀l’▶équilibre. Peut-être n’avons-nous pas d’autres armes, puisqu’il devient bien évident que nos concessions ne servent à rien.
Mais j’aurais pu répondre aussi par cette parole ◀d’▶un homme qui passe en France pour ◀le▶ symbole vivant du dirigisme, je veux parler ◀d’▶André Philip — qui s’écriait : « J’aime mieux une Europe libérale que pas ◀d’▶Europe du tout ! » Voilà ◀l’▶esprit qu’on voudrait voir animer ◀l’▶Assemblée de Strasbourg. ◀L’▶esprit ◀de▶ ceux qui ont enfin vu que pour sauver n’importe quelle partie, ou parti ◀de▶ ◀l’▶Europe, il faut d’abord sauver ◀le▶ tout, « périr isolément ou se sauver ensemble », tel est ◀le dilemme qu’il faut rappeler sans cesse, même et surtout dans notre Suisse qui croit encore qu’elle peut s’en tirer. Mais j’y reviendrai.
Bonsoir chers auditeurs, à lundi.