Messieurs, n’oubliez pas l’▶exemple ◀de▶ ◀la▶ Suisse (3 octobre 1950)n o
Messieurs ◀les▶ députés européens,
Vous êtes ici pour faire ◀l’▶Europe, et nous pour faire semblant ◀de▶ ◀la▶ faire. Faire ◀l’▶Europe signifie ◀la▶ fédérer, ou bien ne signifie pas grand-chose. Comment fédérer des nations qui se croient encore souveraines ? Voyons ◀l’▶Histoire. ◀Les▶ Suisses ont réussi : voyons ◀la▶ Suisse.
Tout le monde croit ◀l’▶avoir vue et s’en va répétant qu’il a fallu plus ◀de▶ cinq-cents ans pour sceller son union fédérale. Tout le monde se trompe. Il a fallu neuf mois. En voici ◀le▶ récit exact.
Neuf mois pour fédérer vingt-cinq États souverains
Au début ◀de▶ 1848, ◀la▶ Confédération n’était qu’un pacte ◀d’▶alliance entre vingt-cinq États absolument souverains. Point ◀de▶ citoyenneté suisse, point ◀de▶ liberté ◀d’▶établissement ou ◀d’▶échange commercial entre cantons, point ◀de▶ représentation des peuples. Un seul organe commun, ◀la▶ Diète, sorte ◀de▶ Comité des ministres, composé ◀de▶ plénipotentiaires agissant au nom des États et prenant leurs rares décisions à ◀la▶ majorité des trois-quarts. Pratiquement : ◀le▶ « veto » paralysant un corps consultatif aux compétences douteuses et jalousement restreintes, ◀les▶ barrières douanières multipliées à ◀l’▶intérieur, nulles à ◀l’▶extérieur, ◀l’▶impuissance devant ◀l’▶étranger et même devant ◀la▶ guerre entre ◀les▶ États membres.
Niera-t-on que ce fût là, trait pour trait, un état comparable à celui ◀de▶ notre Europe, sauf pour ◀le▶ péril extérieur, qui n’était rien au regard de celui que nous courons ?
Une partie ◀de▶ ◀l’▶opinion réclamait une autorité fédérale, dotée ◀de▶ pouvoirs limités mais réels. Rien ◀d’▶autre, en vérité, ne pouvait assurer ◀l’▶indépendance du pays. Mais ◀la▶ Diète, ◀les▶ États et leurs experts voyaient dans ◀le▶ mot « souveraineté » ◀la▶ réponse décisive à cette « chimère ». ◀Le▶ bon sens dénonçait ◀l’▶invivable chaos entretenu par ◀les▶ barrières douanières. ◀La▶ routine rétorquait, chiffres en main, que ◀la▶ liberté ◀d’▶échanges ne manquerait pas ◀de▶ causer quelques dommages locaux. C’était répondre aux utopistes qui proposaient ◀d’▶éteindre ◀l’▶incendie, que ◀l’▶eau peut abîmer ◀les▶ meubles.
Il y eut une guerre civile entre cantons, qui fit voir ◀l’▶impuissance du pacte. Il y eut un long branle-bas ◀de▶ sociétés, ◀de▶ mouvements, ◀de▶ projets, ◀de▶ discours et ◀de▶ vœux. À ◀la▶ faveur ◀de▶ cette agitation, un petit groupe ◀de▶ jeunes chefs enthousiastes fit adopter par ◀la▶ Diète ◀le▶ principe ◀d’▶une révision profonde du pacte.
En 1847, notons-◀le▶, rien ne semblait « praticable » aux yeux des réalistes. (Nous en sommes là en 1950.) ◀La▶ décision survint ◀l’▶année suivante.
◀Le▶ 17 février 1848, ◀la▶ Commission ◀de▶ révision — nommée par ◀la▶ Diète dans son sein et au-dehors — se réunit pour la première fois. Elle décide ◀de▶ siéger à huis clos cinq fois par semaine. ◀Le▶ 8 avril, elle termine ses travaux, dont elle soumet ◀les▶ résultats aux vingt-cinq États souverains. ◀Le▶ 15 mai, ◀la▶ Diète est saisie du projet, qu’elle adopte ◀le▶ 27 juin. Pendant ◀le▶ mois ◀d’▶août ◀le▶ peuple vote dans ◀les▶ cantons. ◀Le▶ 12 septembre, ◀la▶ Diète proclame que ◀la▶ Constitution est acceptée par près de deux tiers des États et plus ◀de▶ deux tiers des citoyens votants. ◀Le▶ 16 novembre, le premier Conseil fédéral, organe exécutif, entre en fonction. ◀Le▶ drapeau suisse est arboré à côté des drapeaux des cantons.
Aucun des troubles graves, aucune des ruines prévues et dûment calculées ne se produisirent. ◀L’▶essor que prit ◀la▶ Suisse, dès cet instant, n’a pas fléchi durant un siècle.
Messieurs ◀les▶ députés, neuf mois avaient suffi pour fédérer 25 États souverains. Pensez-vous que ◀l’▶Histoire vous en laisse un peu plus, pour unir vos États dans un plus grand péril ?
Vous me direz…
Vous me direz que ◀l’▶Europe est plus grande que ◀la▶ Suisse ; qu’il fallut une bonne guerre pour briser ◀le▶ tabou des souverainetés cantonales absolues ; que ◀les▶ cantons suisses vivaient ensemble depuis des siècles ; que ◀les▶ problèmes économiques sont plus complexes ; et qu’on ne peut comparer, sans offense, nos modestes sagesses et ◀les▶ folies sublimes des grandes nations contemporaines.
Mais il n’est pas exact que ◀l’▶Europe ◀d’▶aujourd’hui soit plus grande que ◀la▶ Suisse ◀d’▶alors : vous êtes venus de Stockholm à Strasbourg — ou ◀de▶ Rome, ou même ◀d’▶Ankara — en moins ◀de▶ temps qu’il n’en fallait, il y a cent ans, pour aller ◀de▶ Genève ou des Grisons à Berne. Pour ◀la▶ guerre entre vos pays, ◀les▶ deux dont vous sortez suffisent. Vos nations vivent ensemble depuis autant ◀de▶ siècles, et souvent davantage, que nos cantons. Leurs sorts ne sont pas moins liés, si vous regardez ◀l’▶Europe dans ◀l’▶ensemble du monde. Vos cordons ◀de▶ douanes ne sont pas plus nombreux, ni moins strangulatoires, que ne ◀l’▶étaient les nôtres. Et vos économies ne sont pas plus disparates que celles ◀de▶ Zurich, par exemple, et ◀de▶ ses petits voisins paysans. ◀Les▶ sombres prévisions des réalistes quant aux effets ◀d’▶une union « trop rapide » remplissaient nos journaux, il y a cent-trois ans : il n’en est pas une seule qui se soit vérifiée, mais pas une seule non plus qui ne reparaisse dans ◀la▶ bouche même ◀de▶ ceux qui affirment que nos réalités sont tellement différentes… Certes, comparaison n’est pas raison, mais quand ◀les▶ raisons ◀de▶ ne rien faire restent ◀les▶ mêmes quoi qu’il arrive, c’est qu’elles traduisent une certaine forme ◀d’▶esprit, une cécité partielle devant ◀les▶ leçons ◀de▶ ◀l’▶Histoire, que j’ai plus ◀d’▶une raison ◀de▶ nommer ◀le▶ daltonisme politique.
Messieurs ◀les▶ députés, n’oubliez pas ◀la▶ Suisse : elle existe en dépit de tous ◀les▶ arguments qu’on oppose aujourd’hui à ◀l’▶Europe. Son exemple vivant tend à nous démontrer que ◀la▶ solution fédéraliste n’est pas seulement praticable en principe, mais pratique. C’est assez pour que j’ose vous supplier ◀d’▶y réfléchir quelques minutes. ◀La▶ Suisse s’est unie en neuf mois. Il vaut ◀la▶ peine ◀de▶ s’arrêter devant ce fait, pour mieux se persuader qu’on peut aller très vite. Car ◀le▶ temps fait beaucoup à ◀l’▶affaire. Celui que vous n’auriez pas, Staline ◀le▶ prend : c’est ◀le▶ temps ◀de▶ méditer avant ◀d’▶agir. Mais celui que vous risquez ◀de▶ perdre, cet été, soyez bien sûrs qu’il ◀le▶ retrouvera : c’est ◀le▶ temps ◀de▶ modifier non pas des paragraphes, mais ◀l’▶ordre ◀de▶ bataille ◀de▶ ◀l’▶Armée rouge.