Demain l’▶Europe ! — Neutralité européenne (23 octobre 1950)
Chers auditeurs,
Quelques-uns d’entre vous se souviendront peut-être ◀de▶ m’avoir entendu, au début ◀de▶ cette année, exposer ◀les▶ avantages ◀d’▶une neutralité militaire ◀de▶ ◀l’▶Europe, soit en cas ◀de▶ conflit entre ◀la▶ Russie et ◀les▶ États-Unis, soit, surtout, pour essayer ◀d’▶empêcher ce conflit. Je disais en substance, à ce moment-là : si ◀l’▶Europe forme un troisième bloc solide, bien décidé à n’attaquer personne, mais aussi à maintenir une position indépendante et à ◀la▶ défendre s’il ◀le▶ faut, ◀les▶ autres grands y regarderont à deux fois avant de déclencher une guerre sur notre sol. J’ajoutais qu’à l’exemple de celle ◀de▶ ◀la▶ Suisse, ◀la▶ neutralité ◀de▶ ◀l’▶Europe devait remplir trois conditions : elle devait être armée — reconnue par ◀les▶ autres puissances — et fédérale. Si ces trois conditions se trouvaient remplies, ◀la▶ Suisse perdrait toutes ses raisons ◀de▶ rester à ◀l’▶écart ◀de▶ ◀l’▶Europe fédérée.
Depuis lors, ◀l’▶idée ◀de▶ neutralité européenne a fait du chemin. Elle a occupé ◀la▶ presse, en France surtout, pendant des mois, provoquant ◀de▶ vives polémiques. Et comme il arrive toujours, à ◀la▶ faveur ◀d’▶une polémique, ◀l’▶idée s’est déformée. Nous voyons aujourd’hui s’opposer ◀les▶ partisans du Pacte Atlantique, c’est-à-dire ◀de▶ ◀l’▶alliance américaine, ◀d’▶un côté, et ◀de▶ l’autre côté ceux qu’on appelle ◀les▶ neutralistes, c’est-à-dire ceux qui refusent absolument ◀d’▶appuyer ◀l’▶Amérique en cas ◀de▶ guerre, ou même ◀de▶ se défendre contre ◀l’▶Est.
Or, je me vois obligé ◀d’▶avouer mon désaccord avec ◀les▶ uns comme avec ◀les▶ autres. Je suis contre toute agression, bien sûr, mais aussi contre toute démission. Car je suis pour ◀la▶ paix et pour ◀la▶ résistance.
◀L’▶idée ◀de▶ neutralité européenne me paraît devoir être abandonnée, pour ◀le▶ moment, puisqu’elle sert ◀de▶ prétexte aux pires démissions, et donne par conséquent une prime à ◀l’▶agresseur.
Je m’explique. Il y a un an, je souhaitais une Europe neutre. Et je pense que j’avais raison. Aujourd’hui, je souhaite une Europe indépendante, certes, mais surtout résistante. Il n’y a pas là contradiction. Je n’ai pas changé ◀de▶ principes, mais ◀les▶ faits ont changé. Quand ◀l’▶horloge parlante vous dit à midi trois quarts : il est exactement 12 heures, 45 minutes, elle a raison. Mais si elle répète ◀la▶ même phrase une heure plus tard, elle aura tort ; car ◀le▶ temps a changé.
Or ◀les▶ faits ont changé, en ce sens qu’à Strasbourg, cet été, aucune des trois conditions nécessaires pour proclamer ◀la▶ neutralité ◀de▶ ◀l’▶Europe ne s’est vue réalisée. Je disais que cette neutralité devrait être armée, reconnue et fédérale. Or ◀la▶ fédération n’est pas encore faite — ◀les▶ travaillistes anglais ◀l’▶ont sabotée. ◀L’▶armée européenne n’existe pas, malgré ◀le▶ discours ◀de▶ Churchill. Et quant à ◀la▶ reconnaissance par ◀les▶ autres empires, personne ne peut même ◀la▶ demander puisqu’il n’y a pas encore ◀d’▶autorité capable ◀de▶ parler pour toute ◀l’▶Europe. Dans ces conditions ◀de▶ fait, se dire neutre, sur le plan ◀de▶ ◀l’▶Europe, c’est simplement refuser ◀l’▶aide américaine, donc renoncer à toute possibilité ◀de▶ résistance efficace contre ◀l’▶Est.
Osons voir en face ◀la▶ situation présente ◀de▶ ◀l’▶Europe. ◀La▶ menace militaire éventuelle vient ◀d’▶un seul côté, sérieusement car il n’y a pas ◀la▶ moindre chance que ◀l’▶Amérique nous envahisse.
◀L’▶aide économique vient aussi ◀d’▶un seul côté, pratiquement. ◀La▶ Russie ne nous envoie rien. Quant à notre impuissance militaire en tant qu’Européens, elle est totale. Notez-◀le▶ bien : ce ne sont pas là des opinions que j’exprime, mais des constatations que chacun peut faire et doit faire, s’il est ◀de▶ bonne foi. Quel sens pourrait-il donc y avoir à dire dans ◀de▶ telles conditions : entre une menace sérieuse et un appui pratique, je reste neutre ? Entre ◀la▶ mort et ◀les▶ remèdes, il n’y a pas ◀de▶ neutralité. Pourtant je ne suis du parti ni ◀de▶ ◀la▶ mort, ni des produits pharmaceutiques : car je suis du parti ◀de▶ ◀l’▶hygiène préventive, c’est-à-dire du parti ◀de▶ ◀la▶ santé.
◀La▶ santé ◀de▶ ◀l’▶Europe, c’est son union. Tant qu’on n’aura pas fait ◀l’▶Europe unie, il sera dangereux ◀de▶ parler ◀de▶ sa neutralité, mais aussi ◀de▶ ses alliances militaires. Car pour pouvoir se déclarer neutre, il faut tout d’abord exister ! — De même, avant de s’allier à qui que ce soit, il faut avoir soi-même une certaine force. Lorsque ◀l’▶Europe existera — mais pas avant — , lorsqu’elle aura son pouvoir fédéral, celui-ci pourra faire son choix : ou bien ◀l’▶alliance américaine, ou bien ◀la▶ neutralité pure. On verra ce qui sert ◀le▶ mieux ◀la▶ paix du monde. Pour ◀le▶ moment, ◀le▶ seul problème urgent, c’est ◀de▶ créer un pouvoir fédéral, qui à son tour pourra former une armée défensive, ◀de▶ type suisse.
Mais il est évident que si ◀l’▶on renonce, pour ◀le▶ moment, à ◀l’▶idée ◀de▶ neutralité générale du continent, ◀le▶ problème ◀de▶ ◀la▶ neutralité particulière des Suisses doit être examiné de nouveau, dans une perspective différente. Noyée dans une fédération inspirée ◀de▶ ses propres principes, ◀la▶ neutralité suisse eût cessé ◀d’▶être une question. Elle en redevient une, et combien délicate, au sein d’une Europe incapable ◀d’assurer sa défense en s’unissant. C’est ce problème que je voudrais aborder, objectivement, dans mes prochaines chroniques.
Au revoir, chers auditeurs, à lundi prochain.