(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — Neutralité européenne (23 octobre 1950) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — Neutralité européenne (23 octobre 1950)

Chers auditeurs,

Quelques-uns d’entre vous se souviendront peut-être de m’avoir entendu, au début de cette année, exposer les avantages d’une neutralité militaire de l’Europe, soit en cas de conflit entre la Russie et les États-Unis, soit, surtout, pour essayer d’empêcher ce conflit. Je disais en substance, à ce moment-là : si l’Europe forme un troisième bloc solide, bien décidé à n’attaquer personne, mais aussi à maintenir une position indépendante et à la défendre s’il le faut, les autres grands y regarderont à deux fois avant de déclencher une guerre sur notre sol. J’ajoutais qu’à l’exemple de celle de la Suisse, la neutralité de l’Europe devait remplir trois conditions : elle devait être armée — reconnue par les autres puissances — et fédérale. Si ces trois conditions se trouvaient remplies, la Suisse perdrait toutes ses raisons de rester à l’écart de l’Europe fédérée.

Depuis lors, l’idée de neutralité européenne a fait du chemin. Elle a occupé la presse, en France surtout, pendant des mois, provoquant de vives polémiques. Et comme il arrive toujours, à la faveur d’une polémique, l’idée s’est déformée. Nous voyons aujourd’hui s’opposer les partisans du Pacte Atlantique, c’est-à-dire de l’alliance américaine, d’un côté, et de l’autre côté ceux qu’on appelle les neutralistes, c’est-à-dire ceux qui refusent absolument d’appuyer l’Amérique en cas de guerre, ou même de se défendre contre l’Est.

Or, je me vois obligé d’avouer mon désaccord avec les uns comme avec les autres. Je suis contre toute agression, bien sûr, mais aussi contre toute démission. Car je suis pour la paix et pour la résistance.

L’idée de neutralité européenne me paraît devoir être abandonnée, pour le moment, puisqu’elle sert de prétexte aux pires démissions, et donne par conséquent une prime à l’agresseur.

Je m’explique. Il y a un an, je souhaitais une Europe neutre. Et je pense que j’avais raison. Aujourd’hui, je souhaite une Europe indépendante, certes, mais surtout résistante. Il n’y a pas là contradiction. Je n’ai pas changé de principes, mais les faits ont changé. Quand l’horloge parlante vous dit à midi trois quarts : il est exactement 12 heures, 45 minutes, elle a raison. Mais si elle répète la même phrase une heure plus tard, elle aura tort ; car le temps a changé.

Or les faits ont changé, en ce sens qu’à Strasbourg, cet été, aucune des trois conditions nécessaires pour proclamer la neutralité de l’Europe ne s’est vue réalisée. Je disais que cette neutralité devrait être armée, reconnue et fédérale. Or la fédération n’est pas encore faite — les travaillistes anglais l’ont sabotée. L’armée européenne n’existe pas, malgré le discours de Churchill. Et quant à la reconnaissance par les autres empires, personne ne peut même la demander puisqu’il n’y a pas encore d’autorité capable de parler pour toute l’Europe. Dans ces conditions de fait, se dire neutre, sur le plan de l’Europe, c’est simplement refuser l’aide américaine, donc renoncer à toute possibilité de résistance efficace contre l’Est.

Osons voir en face la situation présente de l’Europe. La menace militaire éventuelle vient d’un seul côté, sérieusement car il n’y a pas la moindre chance que l’Amérique nous envahisse.

L’aide économique vient aussi d’un seul côté, pratiquement. La Russie ne nous envoie rien. Quant à notre impuissance militaire en tant qu’Européens, elle est totale. Notez-le bien : ce ne sont pas là des opinions que j’exprime, mais des constatations que chacun peut faire et doit faire, s’il est de bonne foi. Quel sens pourrait-il donc y avoir à dire dans de telles conditions : entre une menace sérieuse et un appui pratique, je reste neutre ? Entre la mort et les remèdes, il n’y a pas de neutralité. Pourtant je ne suis du parti ni de la mort, ni des produits pharmaceutiques : car je suis du parti de l’hygiène préventive, c’est-à-dire du parti de la santé.

La santé de l’Europe, c’est son union. Tant qu’on n’aura pas fait l’Europe unie, il sera dangereux de parler de sa neutralité, mais aussi de ses alliances militaires. Car pour pouvoir se déclarer neutre, il faut tout d’abord exister ! — De même, avant de s’allier à qui que ce soit, il faut avoir soi-même une certaine force. Lorsque l’Europe existera — mais pas avant — , lorsqu’elle aura son pouvoir fédéral, celui-ci pourra faire son choix : ou bien l’alliance américaine, ou bien la neutralité pure. On verra ce qui sert le mieux la paix du monde. Pour le moment, le seul problème urgent, c’est de créer un pouvoir fédéral, qui à son tour pourra former une armée défensive, de type suisse.

Mais il est évident que si l’on renonce, pour le moment, à l’idée de neutralité générale du continent, le problème de la neutralité particulière des Suisses doit être examiné de nouveau, dans une perspective différente. Noyée dans une fédération inspirée de ses propres principes, la neutralité suisse eût cessé d’être une question. Elle en redevient une, et combien délicate, au sein d’une Europe incapable d’assurer sa défense en s’unissant. C’est ce problème que je voudrais aborder, objectivement, dans mes prochaines chroniques.

Au revoir, chers auditeurs, à lundi prochain.