(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — La neutralité suisse (II) (6 novembre 1950) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — La neutralité suisse (II) (6 novembre 1950)

Chers auditeurs,

Reprenons ce soir la question sur laquelle je vous ai quittés lundi dernier. C’était la question de savoir si la neutralité de la Suisse est encore aujourd’hui « dans les vrais intérêts de l’Europe entière », comme le dit son statut ; et si elle apporte, ou non, une contribution effective à la défense commune de l’Europe.

D’abord, avant tout essai de réponse, on fera bien de se demander quels sont, en somme, les vrais intérêts de l’Europe entière ? Sont-ils les mêmes aujourd’hui qu’il y a 150 ans, ou même qu’il y a 10 ans ? Je ne le pense pas. Ce que les auteurs des traités de 1815 entendaient par l’intérêt de l’Europe, c’était un certain degré de concorde entre nos pays et leurs régimes, concorde qui ne semblait pouvoir être assurée que par l’équilibre entre les grandes puissances du continent. Il s’agit aujourd’hui d’autre chose. L’idée d’une guerre prochaine entre pays européens n’empêche personne de dormir. Mais tout le monde pense à deux dangers communs : l’un idéologique et militaire, à l’Est ; l’autre économique et social, parmi nous. Pour y faire face, personne n’a proposé une meilleure solution que l’union. « Les vrais intérêts de l’Europe entière », c’est donc tout simplement que l’Europe devienne entière, qu’elle mette en commun toutes ses forces pour relever son économie, son niveau de vie, son moral, et pour assurer sa défense. Or peut-on dire que l’attitude plus que réservée de la Suisse contribue sérieusement à l’union ? Peut-on dire que la Suisse, en refusant de se risquer à Strasbourg, contribue à renforcer le Conseil de l’Europe ? Certes nous avons fini par adhérer, avec d’infinies précautions, à quelques entreprises internationales, telles que l’OECE et l’union des paiements. Mais c’était en réalité parce que nous ne pouvions plus faire autrement. Ce n’était pas pour hâter l’union, mais par intérêt bien compris. Il serait donc excessif de citer nos adhésions tardives et réticentes comme autant de contributions à l’unité. Sur ce plan général, il semble difficile de soutenir que la neutralité représente un apport positif à la fédération du continent, c’est-à-dire à ses vrais intérêts.

Mais sur le plan précis de la défense de l’Europe, la situation est différente. M. Churchill a parlé à Strasbourg de créer une armée européenne. M. Pleven a fait voter un projet similaire par la chambre française. Et déjà, l’on commence à regarder de travers cette petite Suisse qui prétend rester neutre, quand tout le monde réarme à grands cris. Mais attention : les cris ne sont pas des armes ! La vérité, c’est que la Suisse neutre est le seul pays d’Europe qui soit matériellement et moralement prêt à se défendre en cas d’attaque, demain. Je sais très bien que la seule mention de l’armée suisse a le don de provoquer des sourires légèrement ironiques ou incrédules chez certains de nos voisins. Qu’ils comptent plutôt leurs divisions ! Nous en avons, je le crains, plus qu’eux tous réunis. Il n’y a qu’un seul coin de l’Europe qui soit sérieusement défendu, et le fait est, paradoxal, mais évident, que ce petit coin, c’est la Suisse neutre. Quand l’armée de l’Europe commencera d’exister, il sera temps d’aborder la question d’un plan de défense unifié.

Vous le voyez, mes chers auditeurs, la réponse que j’essaie de trouver n’est pas simple. Si l’effort militaire considérable que nous impose notre statut de neutralité, est une contribution réelle à la défense du continent, on ne saurait vraiment pas en dire autant de notre attitude méfiante et presque négative à l’égard de l’union nécessaire.

À la question qu’on me pose de tous côtés : êtes-vous pour l’abandon de notre neutralité ? Je ne puis donc pas répondre oui ou non. La question ne peut pas être posée, encore moins résolue dans l’abstrait. Ce qu’il faut savoir tout d’abord, c’est pour quelle raison grande et forte, c’est en somme au profit de quoi la Suisse devrait renoncer à sa neutralité. Je réponds pour ma part : au profit de l’Europe, c’est-à-dire au profit de son union fédérale, et de cela seul. Encore faut-il que cette question prenne forme, et qu’en son nom, des questions très précises nous soient posées. Cela viendra, n’en [doutons] pas. Demain, soit les États-Unis, soit le Conseil de l’Europe s’il sort de son impasse, soit encore une menace de guerre contre le continent tout entier, nous poseront ces questions précises.

Il faut que notre opinion soit prête à y répondre. Il ne faut pas que notre gouvernement se trouve placé devant des options graves, qu’il lui sera difficile de trancher, ne sachant pas ce que pense le peuple suisse. Il ne faut pas que l’histoire nous surprenne endormis dans la fausse sécurité d’une tradition qui a peut-être fait son temps, endormis derrière la neutralité, comme la France en 1940 derrière la ligne Maginot, comme l’Amérique derrière sa bombe.

Je voulais introduire, ce soir, une discussion qui je l’espère, deviendra générale, et qui me paraît vitale pour notre avenir. Je me borne à proposer, pour l’orienter, un seul principe de jugement politique. Tant que la neutralité de la Suisse se révèle utile à l’Europe — comme aujourd’hui sur le plan militaire — il faut la maintenir. Si au contraire elle devient un prétexte à freiner l’union de l’Europe et à ne pas y prendre notre part, elle est contraire à l’esprit même de son statut, et elle peut donc demain devenir une trahison.

Car je le répète : notre neutralité a été reconnue par les puissances « dans l’intérêt de l’Europe entière », et non pas comme un privilège qu’il n’y aurait plus à mériter. Elle est relative à l’Europe. Et ceux qui par erreur ou par malice veulent aujourd’hui la transformer en neutralité absolue, précisons : en neutralité entre l’Europe et les ennemis de l’Europe, ceux-là sont infidèles à notre tradition. Ils violent notre statut légal, et l’esprit même de nos institutions. Je me promets de revenir sur ce point capital, que personne encore n’a touché, tout au moins à ma connaissance.

Au revoir, chers auditeurs, à lundi prochain.