Europe unie et neutralité suisse (novembre-décembre 1950)k l
I
Comment allons-nous justifier, aux yeux de l’▶Europe qui essaie ◀de▶ se fédérer, cette raison ◀de▶ nous tenir à ◀l’▶écart ou ◀de▶ bénéficier ◀d’▶un traitement tout spécial, que nos autorités et nos journaux ne se lassent pas ◀d’▶invoquer — comme si cela allait de soi — chaque fois qu’on nous propose ◀d’▶entrer dans une forme quelconque ◀d’▶union européenne ?
◀Le▶ fait est que nos voisins ◀d’▶Europe comprennent ◀de▶ moins en moins notre neutralité. ◀Le▶ fait est que ◀les▶ Américains ne ◀la▶ comprennent absolument pas, et que ◀les▶ Russes n’y croient pas plus qu’ils ne croient à nos libertés, et vraiment, ce n’est pas beaucoup dire.
Il serait donc temps qu’en Suisse au moins, ◀l’▶on essaie ◀de▶ comprendre un peu mieux ◀les▶ raisons véritables ◀de▶ ce statut spécial, qui ne résulte pas ◀d’▶une loi éternelle ◀de▶ ◀la▶ nature, ni ◀d’▶un commandement ◀de▶ Moïse, ni ◀d’▶un droit divin des Helvètes, bref, qui n’est pas tombé du ciel et qui ne va pas du tout ◀de▶ soi.
Je suis bien obligé ◀de▶ ◀l’▶avouer publiquement : pour beaucoup de mes compatriotes, ◀la▶ neutralité suisse est devenue un tabou, aussi sacré que ◀l’▶égoïsme. On refuse ◀de▶ ◀la▶ discuter, parce qu’on craint que cette discussion n’aboutisse à des conclusions gênantes et n’oblige à des prises ◀de▶ position. On n’aime pas cela… Ce qu’on veut, c’est ◀la▶ paix chez soi et tant pis pour ◀les▶ voisins. Ce qu’on veut, c’est faire du commerce avec tout le monde, sans se compromettre avec personne, tout en échappant au reproche ◀d’▶égoïsme par des œuvres philanthropiques. Il faut bien ◀le▶ reconnaître, ce repliement intéressé, qui tient parfois du raisonnement ◀de▶ ◀l’▶autruche, et parfois ◀d’▶une sagesse rusée, a parfaitement réussi jusqu’ici, matériellement parlant. Quant aux effets moraux, sur notre peuple, ◀de▶ ce tour ◀de▶ force prolongé, ils sont hélas plus discutables. Et si vraiment notre neutralité n’était rien ◀d’▶autre que ce que ◀le▶ Suisse moyen semble croire aujourd’hui, il ne faudrait pas s’étonner qu’elle impatiente de plus en plus ◀le▶ reste du monde. Comment ◀les▶ Suisses, si jalousement ennemis ◀de▶ privilèges dans leur pays, peuvent-ils prétendre avoir en bloc ce privilège exorbitant ? Pour commencer ◀de▶ répondre à cette question, je me contenterai ce soir ◀d’▶un rapide aperçu sur ◀l’▶histoire ◀de▶ notre neutralité, car je soupçonne qu’elle n’est pas bien connue ◀de▶ la plupart de nos contemporains.
Aux origines lointaines ◀de▶ notre État, il y a ◀le▶ Pacte ◀de▶ 1291. Ce pacte fut juré par ◀les▶ représentants des trois communautés des Waldstätten, qui étaient en somme des corporations ou coopératives forestières. ◀Le▶ pacte avait pour but ◀de▶ maintenir ◀les▶ libertés impériales acquises par ces communautés. Et ces privilèges avaient été accordés par ◀l’▶empereur afin que ◀le▶ passage du Gothard fût gardé libre pour tout ◀le▶ Saint-Empire. Ainsi donc, dès ◀le▶ début, ce premier noyau ◀de▶ ◀la▶ Suisse a reçu un statut spécial dans ◀l’▶intérêt ◀de▶ ◀l’▶Europe entière, au moins autant que pour lui-même.
La première idée ◀d’▶une neutralité négative des Confédérés apparaît vers 1648, lorsque ◀la▶ Suisse se sépare ◀de▶ ◀l’▶Empire par ◀le▶ traité ◀de▶ Westphalie. ◀L’▶expérience ◀de▶ ◀la▶ guerre ◀de▶ Trente Ans a montré que ◀les▶ cantons ne peuvent rester unis que s’ils s’abstiennent ◀de▶ prendre part aux guerres entre rois catholiques et protestants — puisqu’ils sont eux-mêmes divisés entre ◀les▶ deux confessions.
Mais ce n’est qu’en 1815 que ◀la▶ neutralité ◀de▶ ◀la▶ Suisse se voit proclamée, sanctionnée par ◀les▶ Puissances et déclarée perpétuelle. En même temps, elle prend un aspect positif. On sait en effet que ◀le▶ traité ◀de▶ Vienne dit en tous termes que « ◀la▶ neutralité et ◀l’▶inviolabilité ◀de▶ ◀la▶ Suisse […] sont dans ◀les▶ vrais intérêts ◀de▶ ◀l’▶Europe entière ».
En 1914, on retrouve ce même mélange ◀d’▶intérêt propre et ◀d’▶intérêt européen dans notre abstention du conflit. Si ◀la▶ Suisse avait pris parti, à ce moment-là, elle se fût déchirée en deux : une partie tenant pour ◀la▶ France, l’autre pour ◀l’▶Allemagne. Il était évident que notre neutralité dépendait donc, au début ◀de▶ ce siècle, du fameux « équilibre européen ».
Mais déjà en 1939, ◀la▶ question se posa différemment. ◀L’▶équilibre étant rompu au profit des puissances fascistes, ◀la▶ Suisse ne dut son salut qu’à une chance extraordinaire, aidée par une armée solide et un terrain redoutable aux divisions blindées.
Qu’en est-il aujourd’hui ? Tout est changé. ◀Les▶ conflits qui menacent ◀d’▶éclater n’opposeront plus ◀les▶ catholiques aux protestants, comme pendant ◀la▶ guerre ◀de▶ Trente Ans ; ni ◀la▶ France à ◀l’▶Allemagne, ou ◀l’▶Autriche à ◀l’▶Italie, comme en 1914 ; ni même des Européens à d’autres Européens comme ◀de▶ 1939 à 1945. Il n’est donc plus question pour ◀la▶ Suisse ◀d’▶essayer ◀de▶ maintenir sa place centrale et réservée dans ◀le▶ jeu des puissances voisines. Il n’y a plus ◀d’▶équilibre européen. Il y a ◀l’▶Europe entière qui essaie ◀de▶ survivre et ◀de▶ s’unir contre un danger commun. Nous sommes tous dans ◀le▶ même sac, si j’ose dire.
◀La▶ seule question réelle qui se pose désormais, c’est ◀de▶ savoir si ◀la▶ neutralité ◀de▶ notre pays est encore « dans ◀les▶ vrais intérêts ◀de▶ ◀l’▶Europe entière ». Apporte-t-elle, ou non, une contribution effective à ◀la▶ défense commune ◀de▶ ◀l’▶Europe ?
II
Avant tout essai ◀de▶ réponse, on fera bien ◀de▶ se demander d’abord : Quels sont, en somme, ◀les▶ vrais intérêts ◀de▶ ◀l’▶Europe entière ? Sont-ils ◀les▶ mêmes aujourd’hui qu’il y a cent-cinquante ans, ou même qu’il y a dix ans ? Je ne ◀le▶ pense pas. Ce que ◀les▶ auteurs des traités ◀de▶ 1815 entendaient par ◀l’▶intérêt ◀de▶ ◀l’▶Europe, c’était un certain degré ◀de▶ concorde entre nos pays et leurs régimes, concorde qui ne semblait pouvoir être assurée que par ◀l’▶équilibre entre ◀les▶ grandes puissances du continent. Il s’agit aujourd’hui ◀d’▶autre chose. ◀L’▶idée ◀d’▶une guerre prochaine entre pays européens n’empêche personne ◀de▶ dormir. Mais tout le monde pense à deux dangers communs : l’un idéologique et militaire, à ◀l’▶Est ; l’autre économique et social, parmi nous. Pour y faire face, personne n’a proposé une meilleure solution que ◀l’▶union. « ◀Les▶ vrais intérêts ◀de▶ ◀l’▶Europe entière », c’est donc tout simplement que ◀l’▶Europe devienne entière, qu’elle mette en commun toutes ses forces pour relever son économie, son niveau de vie, son moral, et pour assurer sa défense. Or, peut-on dire que ◀l’▶attitude plus que réservée ◀de▶ ◀la▶ Suisse contribue sérieusement à promouvoir ◀l’▶union ? Peut-on dire que ◀la▶ Suisse, en refusant ◀de▶ se risquer à Strasbourg, contribue à renforcer ◀le▶ Conseil de l’Europe ? Certes, nous avons fini par adhérer avec ◀d’▶infinies précautions, à quelques entreprises internationales, telles que ◀l’▶OECE et ◀l’▶Union des paiements. Mais c’était en réalité parce que nous ne pouvions plus faire autrement. Ce n’était pas pour hâter ◀l’▶union, mais par intérêt bien compris. Il serait donc un peu excessif ◀de▶ citer nos adhésions tardives et réticentes comme autant ◀de▶ contributions à ◀l’▶unité. Sur ce plan général, il semble difficile ◀de▶ soutenir que ◀la▶ neutralité représente un apport positif à ◀la▶ fédération du continent, c’est-à-dire à ses vrais intérêts.
Mais sur le plan précis ◀de▶ ◀la▶ défense de ◀l’▶Europe, ◀la▶ situation est différente. M. Churchill a parlé à Strasbourg ◀de▶ créer une armée européenne. M. Pleven a fait voter un projet similaire par ◀la▶ Chambre française. Et déjà, ◀l’▶on commence à regarder ◀de▶ travers cette petite Suisse qui prétend rester neutre quand tout le monde réarme à grands cris. Mais attention : ◀les▶ cris ne sont pas des armes ! ◀La▶ vérité, c’est que ◀la▶ Suisse neutre est ◀le▶ seul pays ◀d’▶Europe qui soit matériellement et moralement prêt à se défendre en cas ◀d’▶attaque, demain.
Je sais très bien que ◀la▶ seule mention ◀de▶ ◀l’▶armée suisse a ◀le▶ don ◀de▶ provoquer des sourires légèrement ironiques ou incrédules chez certains ◀de▶ nos voisins. Qu’ils comptent plutôt leurs divisions ! Nous en avons, je ◀le▶ crains, plus qu’eux tous réunis. Il n’y a qu’un seul coin ◀de▶ ◀l’▶Europe qui soit sérieusement défendu, et ◀le▶ fait est, paradoxal mais évident, que ce petit coin, c’est ◀la▶ Suisse neutre. Quand ◀l’▶armée ◀de▶ ◀l’▶Europe commencera ◀d’▶exister, il sera temps ◀d’▶aborder ◀la▶ question ◀d’▶un plan ◀de▶ défense unifié.
Vous ◀le▶ voyez, ◀la▶ réponse que j’essaie ◀de▶ trouver n’est pas simple. Si ◀l’▶effort militaire considérable que nous impose notre statut ◀de▶ neutralité est une contribution réelle à ◀la▶ défense du continent, on ne saurait vraiment en dire autant ◀de▶ notre attitude méfiante et presque négative à l’égard de ◀l’▶union nécessaire.
À ◀la▶ question qu’on me pose ◀de▶ tous côtés : Êtes-vous pour ◀l’▶abandon ◀de▶ notre neutralité ? je ne puis donc répondre oui ou non. ◀Le▶ problème ne peut pas être posé, encore moins résolu, dans ◀l’▶abstrait. Ce qu’il faut savoir tout d’abord, c’est pour quelle raison grande et forte, c’est en somme au profit ◀de▶ quoi ◀la▶ Suisse devrait éventuellement renoncer à sa neutralité. Je réponds pour ma part que cela ne pourrait être qu’au profit ◀de▶ ◀l’▶Europe entière, c’est-à-dire au profit ◀de▶ son union fédérale, et ◀de▶ cela seul. Encore faut-il que cette union prenne forme, et qu’en son nom des questions très précises nous soient posées. Cela viendra, n’en doutez pas ! Demain, soit ◀les▶ États-Unis, soit ◀le▶ Conseil de l’Europe s’il sort ◀de▶ son impasse, soit encore une menace ◀de▶ guerre contre ◀le▶ continent tout entier, nous poseront ces questions précises. Il faut que notre opinion soit prête à y répondre. Il ne faut pas que notre gouvernement se trouve placé devant des options graves qu’il lui sera difficile ◀de▶ trancher, ne sachant pas ce que pense ◀le▶ peuple suisse. Il ne faut pas que ◀l’▶histoire nous surprenne, endormis dans ◀la▶ fausse sécurité ◀d’▶une tradition qui a peut-être fait son temps, endormis derrière ◀la▶ neutralité, comme ◀la▶ France en 1940 derrière ◀la▶ ligne Maginot, comme ◀l’▶Amérique ◀l’▶été dernier derrière sa Bombe.
Je voulais introduire, ce soir, une discussion qui, je ◀l’▶espère, deviendra générale, et qui me paraît vitale pour notre avenir. Je me borne à proposer, pour ◀l’▶orienter, un seul principe ◀de▶ jugement politique. ◀Le▶ voici :
Tant que ◀la▶ neutralité ◀de▶ ◀la▶ Suisse se révèle utile à ◀l’▶Europe — comme aujourd’hui sur le plan militaire — il faut ◀la▶ maintenir. Si au contraire elle devient un prétexte à freiner ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe et à ne pas y prendre notre part, elle est contraire à ◀l’▶esprit même ◀de▶ son statut, et elle peut donc demain devenir une trahison.
Car je ◀le▶ répète : notre neutralité a été reconnue par ◀les▶ puissances « dans ◀l’▶intérêt ◀de▶ ◀l’▶Europe entière », et non pas comme un privilège qu’il n’y aurait plus à mériter. Elle est relative à ◀l’▶Europe. Et ceux qui, par erreur ou par malice, veulent aujourd’hui ◀la▶ transformer en neutralité absolue, précisons : en neutralité entre ◀l’▶Europe et ◀les▶ ennemis ◀de▶ ◀l’▶Europe — entre ◀l’▶Europe unie et ◀l’▶URSS par exemple — ceux-là sont infidèles à notre tradition. Ils violent notre statut légal, et ◀l’▶esprit même ◀de▶ nos institutions. Je me promets ◀de▶ revenir sur ce point capital, que personne encore n’a touché, tout au moins à ma connaissance.