Sixième lettre aux députés européens (décembre 1950)c
Messieurs les▶ députés consultatifs,
Je vous souhaite une année meilleure que celle qui se termine pendant que je vous écris, et qu’il ne semble pas vous ayez illustrée par des succès proprement historiques. Ni ◀l’▶été ni ◀l’▶automne, à Strasbourg, ne vous ont vu répondre à ◀l’▶appel angoissé que mes cinq premières lettres essayaient ◀de▶ traduire. On ne saurait dire pourtant que vous n’ayez rien fait : vous avez démontré ◀l’▶impuissance ◀d’▶une formule, ◀d’▶une méthode, et ◀d’▶un vocabulaire. Vos résultats ne sont donc pas nuls, mais négatifs. Ils nous permettent ◀d’▶y voir plus clair.
Sur ◀la▶ base des partis nationaux, qui est ◀la▶ vôtre, il est clair que ◀l’▶Europe ne sera jamais faite. Vous tenez cette base pour ◀la▶ seule réaliste. Vous estimez donc réalistes ◀les▶ seules réalisations virtuellement acceptables par ◀le▶ Labour Party et par ses satellites. ◀Le▶ Labour Party est anglais. Comme ◀les▶ Anglais ont dit sur tous ◀les▶ tons qu’ils n’accepteraient rien qui puisse conduire à une fédération ◀de▶ ◀l’▶Europe, vous appelez réaliste ce qui n’y conduit pas.
Votre vœu ◀le▶ plus cher, nous n’en doutons point, reste ◀l’▶union en général. Or ◀les▶ partis ne peuvent s’unir ailleurs qu’au point mort défini par ◀le▶ croisement fortuit ◀de▶ leurs résolutions contradictoires, elles-mêmes condamnées au néant par un statut que ◀le▶ droit ◀de▶ veto rend inchangeable, aussi longtemps que ◀le▶ Nord restera froid.
Enfin, vous avez peur du mot fédération, dont on a cru qu’il désignait votre objectif. « Faisons ◀la▶ chose, dites-vous, mais pour ◀l’▶amour du ciel ! n’articulons jamais ◀le▶ nom ; il semble susciter des résistances… ». Voilà qui donne ◀la▶ mesure ◀de▶ votre réalisme. Imaginez que les premiers apôtres soient partis sur ◀les▶ routes en se disant tout bas : « ◀Le▶ but est clair, mais ◀le▶ nom du Christ n’est pas encore une idée-force. Certains ◀la▶ refusent, et la plupart ◀l’▶ignorent. Faisons un peu de bien, selon ◀les▶ lois admises, amenons ◀les▶ hommes à partager petit à petit notre point de vue, mais gardons-nous ◀de▶ citer un nom dont ◀l’▶usage est prématuré : il nuirait à ◀la▶ cause que nous voulons servir ». Ou bien imaginez Lénine déclarer à ses camarades : « Notre but est ◀le▶ communisme, mais seuls des excités ou des provocateurs peuvent affirmer que nous trouverons à ◀la▶ Douma — qui est après tout ◀le▶ seul pouvoir réel — ◀la▶ majorité nécessaire pour imposer notre système. ◀Le▶ réalisme nous commande impérieusement… ». Pour ◀la▶ suite du discours, voyez les vôtres — car je m’adresse ici aux députés qui se sont baptisés « fonctionnalistes ».
Ils nous parlent depuis deux ans ◀d’▶un procédé pour faire ◀l’▶Europe qu’ils appellent functional approach. Ceux qui ne savent pas très bien ◀l’▶anglais, jugeant ◀de▶ ◀la▶ chose par ses effets, ont cru qu’il s’agissait ◀d’▶une antiphrase — comme « démocratie populaire ». Abandonnés à leur instinct, ces ignorants eussent continué ◀de▶ penser que functional signifie « qui fonctionne », et que approach égale « approche ». Cette façon ◀de▶ s’approcher du but en fonctionnant leur paraissait éminemment fédéraliste. Mais voyant ◀la▶ conduite et ◀les▶ votes ◀de▶ ceux qui se réclament ◀de▶ ce procédé, ils se sont figurés bientôt que ces messieurs désiraient au contraire s’éloigner du but allégué en refusant tout ce qui fait mine ◀de▶ fonctionner. Soit dit à leur décharge, ◀les▶ pamphlets daltoniens semblaient ◀les▶ confirmer dans cette tragique erreur. Mais il faut apprendre ◀l’▶anglais. ◀L’▶ayant fait, je me vois en mesure ◀de▶ dissiper ◀le▶ malentendu.
Voici ◀le▶ problème que ◀les▶ fonctionnalistes proposent sans rire à ◀l’▶Assemblée : étant donné un but précis, qui est ◀la▶ fédération des peuples ◀de▶ ◀l’▶Europe, n’en parler sous aucun prétexte, exiger des moyens purement pratiques ◀de▶ ◀l’▶approcher un jour ou l’autre, et ◀les▶ refuser lorsque quelqu’un ◀les▶ trouve. Illustration ? ◀Le▶ plan Schuman.
Et c’est ainsi que depuis bientôt deux ans, ◀l’▶on voit s’affronter dans ◀l’▶arène fonctionnalistes et fédéralistes, avec ◀les▶ résultats que ◀l’▶on sait. ◀Le▶ fait est que cette querelle est une histoire ◀de▶ fous. Une petite parabole va ◀le▶ montrer. Il s’agit ◀de▶ bâtir une maison, et deux partis sont en présence. Le premier dit : dressons d’abord ◀les▶ plans. Le second dit : ◀les▶ plans sont théoriques, commençons par construire un rez-de-chaussée.
Mais seuls des fous pourraient s’imaginer qu’on va construire tous ◀les▶ étages à la fois. Et seuls des fous se mettraient à construire un rez-de-chaussée, sans ◀l’▶idée ◀d’▶une maison.
Que pensent alors ◀les▶ gens sensés ? Ils pensent qu’on ne bâtit pas une maison sans ◀la▶ vouloir. Encore moins quand on ne ◀la▶ veut guère. Ils pensent que ◀les▶ plans seuls permettent ◀de▶ commencer par ◀les▶ caves et ◀le▶ rez-de-chaussée, comme ◀le▶ veulent ◀la▶ raison et ◀les▶ fonctionnalistes, mais comme ces derniers ne ◀le▶ font pas, ayant refusé tous ◀les▶ plans proposés.
◀Le▶ reproche qu’il faudrait donc leur adresser, c’est ◀de▶ n’avoir aucune envie ◀de▶ fonctionner, c’est ◀de▶ retarder ◀l’▶action et ◀de▶ dissimuler leurs méfiances partisanes et nationales derrière un mot qu’ils ont volé à ◀la▶ doctrine fédéraliste. Car enfin soyons francs, voyons ◀l’▶histoire récente : ◀d’▶où viennent ◀les▶ « mesures pratiques » aujourd’hui discutées ? Qui veut ◀l’▶union dans ◀la▶ diversité ? Et dans ◀le▶ respect des autonomies ? Qui s’oppose à ◀l’▶esprit ◀de▶ système, jacobin, stalinien, daltonien et totalitaire en fin de compte ? Qui a proposé ◀de▶ faire ◀l’▶Europe en créant des autorités pour ◀le▶ charbon, ◀l’▶acier, ◀l’▶armée, ◀les▶ transports, ◀la▶ culture, ◀l’▶agriculture ? ◀Les▶ fédéralistes, à Montreux, dès ◀l’▶année 1947 ; ou encore, au Congrès ◀de▶ ◀l’▶Europe, à La Haye, 1948. Qui a taxé ces projets ◀d’▶utopie, à chaque fois qu’ils ont vu ◀le▶ jour ? Ceux qui refusent ◀la▶ condition première ◀de▶ leur mise en pratique : j’entends, un pouvoir fédéral. Il est bien clair qu’on se moque du monde, et qu’on se moque ◀de▶ ◀l’▶Europe, à Strasbourg, lorsqu’on oppose ◀le▶ plan Schuman, ou ◀le▶ plan vert, ou ◀le▶ plan des transports à ◀l’▶exigence fondamentale maintenue par ◀les▶ fédéralistes : ◀l’▶abandon des sacrées souverainetés, faute duquel tous ces plans échoueront.
Je me déclare ici partisan convaincu ◀de▶ ◀la▶ méthode fonctionnaliste, en tant qu’émanation directe ◀de▶ ◀la▶ méthode fédéraliste. Mais je me sépare ◀de▶ vous quand je me déclare partisan ◀de▶ sa mise en pratique. Et dès lors je me demande, Messieurs ◀les▶ députés, ce qu’il vous reste à faire, à Strasbourg, pour ◀l’▶Europe.
Vous venez ◀d’▶émettre un vœu majoritaire en faveur des autorités spécialisées, pensant ainsi faire pièce à ◀la▶ minorité qui réclame une fédération. Vous avez bien voulu permettre aux États qui ◀le▶ désirent ◀de▶ nouer des ententes. ◀L’▶intention vous honore. Mais ◀les▶ États souverains ne s’attendaient guère à recevoir ◀de▶ vous cette permission ◀de▶ rester souverains ou non ! Et surtout, vous ◀le▶ savez mieux que moi : ◀le▶ plan Schuman, ◀l’▶armée européenne, ◀les▶ unions ◀de▶ paiements et tous ◀les▶ autres plans, ils se feront sans vous, vous leur courez après. Votre vote est un alibi. Si vous aviez quelque pouvoir — mais vous vous êtes bien gardés ◀de▶ ◀l’▶exiger — , vous en retarderiez ◀l’▶application. Quoi ! Staline est aux portes, ◀la▶ guerre sévit déjà, et vous acceptez sans mot dire que ◀les▶ mesures ◀les▶ plus urgentes soient déférées au vote des ministres, dans deux mois ? Pourquoi ce délai ? Pourquoi ◀l’▶admettez-vous ? « Don’t you know there is a war going on ? » comme on ◀le▶ disait naguère en Amérique. À ◀la▶ guerre, on va vite, ou bien ◀l’▶on est battu.
◀L’▶Europe se fera sans vous, tout le monde ◀le▶ voit maintenant. Elle se fera comme se font ◀les▶ tissus, ◀les▶ réseaux ◀de▶ résistance, ◀les▶ entreprises, ◀les▶ cultures, ◀les▶ grandes découvertes, ◀les▶ révolutions, ◀les▶ amours. Elle ne sera pas plus socialiste, ou centriste, ou réactionnaire, ou anglaise, ou française, ou libérale, que ne ◀le▶ sont toutes ◀les▶ belles et bonnes choses que je viens de dire. Il ne vous reste absolument qu’une chose à faire, qui est ◀de▶ ne pas ◀l’▶empêcher ◀de▶ se faire. Il vous reste donc, au total, à rédiger ◀le▶ projet ◀de▶ sa constitution. Vous êtes politiciens, députés et juristes. Fonctionnez, c’est-à-dire fédérez, selon votre spécialité, dans ◀les▶ limites ◀de▶ votre autorité ! Sinon, nous serons tous, avant longtemps, satellisés ou évaporés.
◀De▶ Ferney-Voltaire, ◀le▶ 15 décembre 1950.