(1961) {Title} « Sixième lettre aux députés européens (décembre 1950) » pp. 1-4

Sixième lettre aux députés européens (décembre 1950)c

Messieurs les députés consultatifs,

Je vous souhaite une année meilleure que celle qui se termine pendant que je vous écris, et qu’il ne semble pas vous ayez illustrée par des succès proprement historiques. Ni l’été ni l’automne, à Strasbourg, ne vous ont vu répondre à l’appel angoissé que mes cinq premières lettres essayaient de traduire. On ne saurait dire pourtant que vous n’ayez rien fait : vous avez démontré l’impuissance d’une formule, d’une méthode, et d’un vocabulaire. Vos résultats ne sont donc pas nuls, mais négatifs. Ils nous permettent d’y voir plus clair.

Sur la base des partis nationaux, qui est la vôtre, il est clair que l’Europe ne sera jamais faite. Vous tenez cette base pour la seule réaliste. Vous estimez donc réalistes les seules réalisations virtuellement acceptables par le Labour Party et par ses satellites. Le Labour Party est anglais. Comme les Anglais ont dit sur tous les tons qu’ils n’accepteraient rien qui puisse conduire à une fédération de l’Europe, vous appelez réaliste ce qui n’y conduit pas.

Votre vœu le plus cher, nous n’en doutons point, reste l’union en général. Or les partis ne peuvent s’unir ailleurs qu’au point mort défini par le croisement fortuit de leurs résolutions contradictoires, elles-mêmes condamnées au néant par un statut que le droit de veto rend inchangeable, aussi longtemps que le Nord restera froid.

Enfin, vous avez peur du mot fédération, dont on a cru qu’il désignait votre objectif. « Faisons la chose, dites-vous, mais pour l’amour du ciel ! n’articulons jamais le nom ; il semble susciter des résistances… ». Voilà qui donne la mesure de votre réalisme. Imaginez que les premiers apôtres soient partis sur les routes en se disant tout bas : « Le but est clair, mais le nom du Christ n’est pas encore une idée-force. Certains la refusent, et la plupart l’ignorent. Faisons un peu de bien, selon les lois admises, amenons les hommes à partager petit à petit notre point de vue, mais gardons-nous de citer un nom dont l’usage est prématuré : il nuirait à la cause que nous voulons servir ». Ou bien imaginez Lénine déclarer à ses camarades : « Notre but est le communisme, mais seuls des excités ou des provocateurs peuvent affirmer que nous trouverons à la Douma — qui est après tout le seul pouvoir réel — la majorité nécessaire pour imposer notre système. Le réalisme nous commande impérieusement… ». Pour la suite du discours, voyez les vôtres — car je m’adresse ici aux députés qui se sont baptisés « fonctionnalistes ».

Ils nous parlent depuis deux ans d’un procédé pour faire l’Europe qu’ils appellent functional approach. Ceux qui ne savent pas très bien l’anglais, jugeant de la chose par ses effets, ont cru qu’il s’agissait d’une antiphrase — comme « démocratie populaire ». Abandonnés à leur instinct, ces ignorants eussent continué de penser que functional signifie « qui fonctionne », et que approach égale « approche ». Cette façon de s’approcher du but en fonctionnant leur paraissait éminemment fédéraliste. Mais voyant la conduite et les votes de ceux qui se réclament de ce procédé, ils se sont figurés bientôt que ces messieurs désiraient au contraire s’éloigner du but allégué en refusant tout ce qui fait mine de fonctionner. Soit dit à leur décharge, les pamphlets daltoniens semblaient les confirmer dans cette tragique erreur. Mais il faut apprendre l’anglais. L’ayant fait, je me vois en mesure de dissiper le malentendu.

Voici le problème que les fonctionnalistes proposent sans rire à l’Assemblée : étant donné un but précis, qui est la fédération des peuples de l’Europe, n’en parler sous aucun prétexte, exiger des moyens purement pratiques de l’approcher un jour ou l’autre, et les refuser lorsque quelqu’un les trouve. Illustration ? Le plan Schuman.

Et c’est ainsi que depuis bientôt deux ans, l’on voit s’affronter dans l’arène fonctionnalistes et fédéralistes, avec les résultats que l’on sait. Le fait est que cette querelle est une histoire de fous. Une petite parabole va le montrer. Il s’agit de bâtir une maison, et deux partis sont en présence. Le premier dit : dressons d’abord les plans. Le second dit : les plans sont théoriques, commençons par construire un rez-de-chaussée.

Mais seuls des fous pourraient s’imaginer qu’on va construire tous les étages à la fois. Et seuls des fous se mettraient à construire un rez-de-chaussée, sans l’idée d’une maison.

Que pensent alors les gens sensés ? Ils pensent qu’on ne bâtit pas une maison sans la vouloir. Encore moins quand on ne la veut guère. Ils pensent que les plans seuls permettent de commencer par les caves et le rez-de-chaussée, comme le veulent la raison et les fonctionnalistes, mais comme ces derniers ne le font pas, ayant refusé tous les plans proposés.

Le reproche qu’il faudrait donc leur adresser, c’est de n’avoir aucune envie de fonctionner, c’est de retarder l’action et de dissimuler leurs méfiances partisanes et nationales derrière un mot qu’ils ont volé à la doctrine fédéraliste. Car enfin soyons francs, voyons l’histoire récente : d’où viennent les « mesures pratiques » aujourd’hui discutées ? Qui veut l’union dans la diversité ? Et dans le respect des autonomies ? Qui s’oppose à l’esprit de système, jacobin, stalinien, daltonien et totalitaire en fin de compte ? Qui a proposé de faire l’Europe en créant des autorités pour le charbon, l’acier, l’armée, les transports, la culture, l’agriculture ? Les fédéralistes, à Montreux, dès l’année 1947 ; ou encore, au Congrès de l’Europe, à La Haye, 1948. Qui a taxé ces projets d’utopie, à chaque fois qu’ils ont vu le jour ? Ceux qui refusent la condition première de leur mise en pratique : j’entends, un pouvoir fédéral. Il est bien clair qu’on se moque du monde, et qu’on se moque de l’Europe, à Strasbourg, lorsqu’on oppose le plan Schuman, ou le plan vert, ou le plan des transports à l’exigence fondamentale maintenue par les fédéralistes : l’abandon des sacrées souverainetés, faute duquel tous ces plans échoueront.

Je me déclare ici partisan convaincu de la méthode fonctionnaliste, en tant qu’émanation directe de la méthode fédéraliste. Mais je me sépare de vous quand je me déclare partisan de sa mise en pratique. Et dès lors je me demande, Messieurs les députés, ce qu’il vous reste à faire, à Strasbourg, pour l’Europe.

Vous venez d’émettre un vœu majoritaire en faveur des autorités spécialisées, pensant ainsi faire pièce à la minorité qui réclame une fédération. Vous avez bien voulu permettre aux États qui le désirent de nouer des ententes. L’intention vous honore. Mais les États souverains ne s’attendaient guère à recevoir de vous cette permission de rester souverains ou non ! Et surtout, vous le savez mieux que moi : le plan Schuman, l’armée européenne, les unions de paiements et tous les autres plans, ils se feront sans vous, vous leur courez après. Votre vote est un alibi. Si vous aviez quelque pouvoir — mais vous vous êtes bien gardés de l’exiger — , vous en retarderiez l’application. Quoi ! Staline est aux portes, la guerre sévit déjà, et vous acceptez sans mot dire que les mesures les plus urgentes soient déférées au vote des ministres, dans deux mois ? Pourquoi ce délai ? Pourquoi l’admettez-vous ? « Don’t you know there is a war going on ? » comme on le disait naguère en Amérique. À la guerre, on va vite, ou bien l’on est battu.

L’Europe se fera sans vous, tout le monde le voit maintenant. Elle se fera comme se font les tissus, les réseaux de résistance, les entreprises, les cultures, les grandes découvertes, les révolutions, les amours. Elle ne sera pas plus socialiste, ou centriste, ou réactionnaire, ou anglaise, ou française, ou libérale, que ne le sont toutes les belles et bonnes choses que je viens de dire. Il ne vous reste absolument qu’une chose à faire, qui est de ne pas l’empêcher de se faire. Il vous reste donc, au total, à rédiger le projet de sa constitution. Vous êtes politiciens, députés et juristes. Fonctionnez, c’est-à-dire fédérez, selon votre spécialité, dans les limites de votre autorité ! Sinon, nous serons tous, avant longtemps, satellisés ou évaporés.

De Ferney-Voltaire, le 15 décembre 1950.