(1956) Articles divers (1951-1956) « Faire la propagande de la liberté, c’est sauver notre culture (décembre 1950-janvier 1951) » pp. 1-3

Faire la propagande de la liberté, c’est sauver notre culture (décembre 1950-janvier 1951)a

Nous sommes ici parce que nous savons tous que notre civilisation peut mourir demain et que ce n’est pas là une phrase1. Nous sommes ici parce que nous savons tous que le salut reste encore possible, mais qu’il suppose deux conditions premières : la liberté et la paix. Si l’on nous demande quel est le principe simple qui a pu rassembler des hommes aussi divers à tant d’égards que ceux que vous voyez sur cette tribune, je répondrai : Nous sommes ici parce que nous croyons tous que la paix et la liberté sont en réalité indivisibles, qu’elles sont la condition l’une de l’autre et pratiquement synonymes.

J’espère bien que vous êtes de ceux qui se méfient des grands mots du genre de paix et de liberté et qui demandent à voir ce qu’on met derrière ces syllabes prestigieuses. J’espère, parce que c’est précisément notre rôle d’intellectuels libres que de monter une garde vigilante et continue autour du sens humain, concret de ces grands mots et d’entretenir une saine méfiance critique à l’égard de ceux qui en abusent.

Tel est peut-être le premier point de notre programme et j’y reviendrai.

Mais j’entends dire partout avec découragement : La menace, les menaces dont vous venez de parler, sont trop graves. Que peut-on faire encore ?

Eh bien ! On peut se défendre, simplement, et chacun dans sa sphère d’action et d’intérêts.

Nous, intellectuels, nous sommes prêts à prendre notre part, qui pour l’instant encore, n’est pas la moindre dans cette défense qui vous intéresse tous directement. Nous nous sentons, comme intellectuels, visés en premier lieu par la menace totalitaire, d’où qu’elle vienne. Nous savons que la phase actuelle de la lutte contre la tyrannie et pour la liberté est une phase idéologique et nous savons que, dans ce domaine, la guerre est déclarée depuis longtemps. Si nous gagnons cette guerre, l’autre guerre suivra. Si nous la gagnons, nous n’aurons pas encore tout sauvé, mais nous aurons, à notre place et selon nos pouvoirs, fait quelque chose pour la liberté, c’est-à-dire pour la paix.

On nous a volé le mot « paix »

D’autres que nous défendent la paix, je le sais bien. D’autres que nous et avant nous ont lancé des appels pour la paix, de Stockholm, de Prague, de Varsovie tout récemment.

C’est justement ce qui nous inquiète pour la paix, car nous pensons qu’ils aiment la paix, un peu comme le chat aime la souris et nous avons des raisons très précises de le penser.

Nous publierons à ce sujet bientôt des textes que les grands chefs totalitaires de divers pays ont pris soin d’écrire eux-mêmes depuis longtemps et d’autres textes plus récents d’où il ressort, par exemple, que le but du Kominform, en lançant ses appels à la paix n’est pas du tout de servir une paix durable, mais de donner un répit à l’armée russe pour renforcer ses armements.

Vous pourrez juger alors vous-mêmes qu’on n’aura jamais vu des loups déclarer avec moins de pudeur leur amour passionné pour les brebis.

La vérité, voyez-vous, c’est qu’on nous a volé ce mot de paix. On nous l’a kidnappé ; on l’a pris en otage ; on nous le présente maintenant devant le front des troupes dans l’intention de nous désarmer.

Si vous n’êtes pas dans le camp politique qui s’est emparé du mot « paix », vous êtes, nous dit-on, pour la guerre.

Des millions de naïfs dans nos pays, 14 millions en Europe, paraît-il, ont succombé à ce raisonnement d’une écrasante simplicité dans le sophisme.

Et puis, vous le savez tous, tout cela ne sonne pas vrai, n’est pas sincère ; ce qu’on nous a volé, ce qu’on nous a pris en otage, ce n’est pas la paix, c’est un mot.

Il est très facile, à mon avis, de distinguer entre le mot paix et la réalité vivante qu’il devrait désigner. Ceux qui prétendent défendre la paix sans vouloir en même temps la liberté, se dénoncent eux-mêmes.

La vraie paix n’est pas défendue quand la liberté ne l’est pas ; elle n’est donc nullement défendue par les « Partisans de la Paix ». À nous donc, à nous tous, de reprendre la tâche, honnêtement cette fois-ci, cartes sur table.

La propagande de la Liberté

Quelles sont nos armes ? Je pense que leur nature doit nous être indiquée par la nature même de la lutte en cours qui, pour l’instant, encore, dans nos pays démocratiques, reste une lutte idéologique et qui le restera en dernière analyse, même si la guerre physique doit intervenir entre-temps.

Nous sommes soumis, depuis un an, à ce que l’on a nommé une offensive de paix — d’un terme militaire bien caractéristique.

Il s’agit de ce qu’on appelait jadis — naguère — une préparation d’artillerie.

Quelle peut être notre riposte ? Je n’hésiterai pas à lui donner ce nom, bien que ce nom soit très mal vu de nos élites, peut-être même sans raison : c’est une mission de propagande qui nous incombe au premier chef. Je désire m’expliquer sur ce point.

On peut et l’on doit détester la propagande, mais on ne veut pas nier qu’elle existe et qu’elle joue — avec quel succès ! — contre tout ce que nous aimons. On peut aussi détester les microbes, mais cette opinion ne les tue pas. Pasteur aussi détestait les microbes, mais il a su les employer, les enrôler, pour ainsi dire, au service de la santé des hommes. Utilisons de cette manière la propagande pour vacciner contre elle les masses, qu’elle vise d’abord, et les élites aussi qui ne sont pas moins contaminées.

Certes, nous n’allons pas opposer aux campagnes massives et mécaniques des totalitaires, des procédés de même nature. Nous n’opposerons pas au fanatisme un autre fanatisme qui dans notre cas, serait absolument artificiel.

Notre but, en effet, n’est pas d’endormir ou d’hypnotiser les esprits mais au contraire, de réveiller les consciences. Il n’est pas de répandre une mystique qui promet la lune pour demain, mais de rappeler les hommes aux réalités, à leurs responsabilités.

Nous savons très bien que nos libertés démocratiques occidentales sont très loin d’être parfaites, mais si nous les perdons un jour, nous penserons dans les camps qu’elles méritaient pourtant qu’on les défende.

La démocratie n’est pas une panacée. Elle ne résout aucun des grands problèmes humains et personnels, mais s’ils sont un jour résolus sans équivoque derrière les barbelés, nous comprendrons qu’il eût peut-être mieux valu s’occuper de ces problèmes pendant qu’on le pouvait, sauver au moins la possibilité de les vivre à notre manière.

Pour notre part, nous agirons. Nous allons employer ce qu’on appelle les grands moyens, la radio, le film et la presse pour informer les peuples libres sur la liberté dont ils vivent, qu’ils ignorent, comme l’air qu’ils respirent et qu’ils perdraient demain, s’ils ne se réveillaient pas…

Pour nous, la défense de la paix suppose des moyens de liberté, elle suppose la libre discussion. Nous voulons des moyens conformes à notre fin et nous voulons cette fin parce que la liberté est à nos yeux la condition vitale de toute culture, de toute culture digne de ce nom.

Pour nous intellectuels, hommes de culture, faire la propagande de la liberté, c’est, en fin de compte et du même coup sauver notre culture.

Notre culture est menacée

À ceux qui pensent que la culture consiste en somme à lire des romans, à se tenir un peu au courant, à jeter parfois un regard distrait sur un tableau quand on passe à la salle à manger ou à se consacrer à d’autres activités dites distinguées de ce genre, je voudrais poser une simple question très précise et concrète.

D’où vient que l’Europe ait régné sur le monde, incontestablement depuis quatre ou cinq siècles ? Quelles ont été les sources vives de cette puissance paradoxale ? La péninsule Europe ne représente, en effet, que 5 % des terres du globe. Ni son étendue, ni le nombre de ses habitants, ni ses richesses naturelles ne la destinaient fatalement au rôle qu’elle a pourtant joué.

D’autres facteurs sont donc intervenus. En fait le rayonnement, la puissance de l’Europe ont résulté tout à la fois de ses conceptions religieuses et morales, d’un pouvoir d’invention sans égal et d’un système de lois garantissant de mieux en mieux les libertés de la personne.

C’est là qu’il faut chercher les vrais secrets de notre puissance, même matérielle, dans le passé, et aujourd’hui les vrais secrets de notre survivance indépendante, donc de nos libertés les plus concrètes.

Il s’en faut cependant, hélas ! de beaucoup, que la plupart de nos contemporains, même en Europe, prennent au sérieux, pratiquement, ce secret de leur force.

Ce qui est sérieux, croient-ils, ce sont les armements ou les échanges économiques, voire même le jeu des partis politiques. L’été dernier, à Strasbourg, un ancien ministre français, déplorant, à juste titre, que l’Assemblée européenne fût privée du droit de s’occuper des choses militaires et des choses économiques, s’écriait avec une sorte de désespoir ironique, et très sûr de son effet : « Notre Assemblée, Messieurs, se voit réduite à parler de questions culturelles. Cela me fait penser à de vieilles dames qui font du crochet pendant que les armées ennemies se mettent en marche. »

Eh bien ! Cette phrase typique échappée à un homme d’État, d’autre part fort intelligent, mais surtout et plus encore le fait que cette phrase ait paru toute naturelle, qu’elle reflète donc un état d’esprit courant, voilà qui prouve que notre culture n’est pas menacée seulement de l’extérieur.

En effet, comparer la culture à de la broderie, accepter qu’il en soit ainsi, le laisser croire, c’est renoncer d’avance à nos meilleurs atouts dans la lutte historique où nous sommes engagés qui est une lutte d’idées, de croyances, de conceptions du monde. Les totalitaires, eux, le savent très bien.

Si nous reculons devant le défi…

Lorsque Staline rédige lui-même un long article en forme d’encyclique sur la science linguistique dans son empire ou lorsqu’il lance une offensive contre la conception chrétienne du monde — sur une base purement scientifique, déclare-t-il — avec l’aide de 500 000 propagandistes entraînés, munis de films, d’expositions itinérantes et de 20 millions de brochures, le tout largement financé par les fonds du parti, c’est-à-dire de l’État, lorsque Staline déclenche ses campagnes culturelles, soyez bien certains qu’il ne joue pas aux vieilles dames, qu’il ne fait pas de la broderie, et que les armées qu’il met en marche sont plus redoutables encore que celles qu’évoquait M. Reynaud, car ces armées veulent occuper bien autre chose que des terrains, elles veulent occuper le cœur et les esprits de ceux-là mêmes qui pourraient être appelés un jour à défendre l’Europe et qui ne le feront pas si le point de vue de l’adversaire les a, par avance, « occupés ».

Ainsi donc, pratiquement — j’insiste sur le mot « pratiquement » — point d’Europe sans culture, point de culture sans libre discussion, point de liberté de critique et de recherche sans droits civiques et politiques et point de paix digne de ce nom sans, à la base et avant tout, un esprit de liberté vigilant et militant…

La tâche est très vaste, c’est l’évidence, mais le seul fait que nous existons dorénavant, me semble-t-il, peut rendre à beaucoup un espoir. Quelques-uns répondent, enfin, pour tous ceux qui se taisent et qui se découragent. À vous de les rejoindre.

J’ajoute que, pour nous, intellectuels, le fait d’assumer publiquement notre part bien définie dans cette bataille commune est un acte de propreté, un acte vital aussi pour notre pensée même ; car si nous reculions devant ce défi de l’histoire, que pourrions-nous encore penser écrire ou dire sans une honte intime, sans une sorte de mépris pour nous-mêmes ?