Faire la propagande de▶ la liberté, c’est sauver notre culture (décembre 1950-janvier 1951)a
Nous sommes ici parce que nous savons tous que notre civilisation peut mourir demain et que ce n’est pas là une phrase1. Nous sommes ici parce que nous savons tous que le salut reste encore possible, mais qu’il suppose deux conditions premières : la liberté et la paix. Si l’on nous demande quel est le principe simple qui a pu rassembler des hommes aussi divers à tant ◀d’▶égards que ceux que vous voyez sur cette tribune, je répondrai : Nous sommes ici parce que nous croyons tous que la paix et la liberté sont en réalité indivisibles, qu’elles sont la condition l’une ◀de▶ l’autre et pratiquement synonymes.
J’espère bien que vous êtes ◀de▶ ceux qui se méfient des grands mots du genre ◀de▶ paix et ◀de▶ liberté et qui demandent à voir ce qu’on met derrière ces syllabes prestigieuses. J’espère, parce que c’est précisément notre rôle ◀d’▶intellectuels libres que ◀de▶ monter une garde vigilante et continue autour du sens humain, concret ◀de▶ ces grands mots et ◀d’▶entretenir une saine méfiance critique à l’égard de ceux qui en abusent.
Tel est peut-être le premier point ◀de▶ notre programme et j’y reviendrai.
Mais j’entends dire partout avec découragement : La menace, les menaces dont vous venez de parler, sont trop graves. Que peut-on faire encore ?
Eh bien ! On peut se défendre, simplement, et chacun dans sa sphère ◀d’▶action et ◀d’▶intérêts.
Nous, intellectuels, nous sommes prêts à prendre notre part, qui pour l’instant encore, n’est pas la moindre dans cette défense qui vous intéresse tous directement. Nous nous sentons, comme intellectuels, visés en premier lieu par la menace totalitaire, ◀d’▶où qu’elle vienne. Nous savons que la phase actuelle ◀de▶ la lutte contre la tyrannie et pour la liberté est une phase idéologique et nous savons que, dans ce domaine, la guerre est déclarée depuis longtemps. Si nous gagnons cette guerre, l’autre guerre suivra. Si nous la gagnons, nous n’aurons pas encore tout sauvé, mais nous aurons, à notre place et selon nos pouvoirs, fait quelque chose pour la liberté, c’est-à-dire pour la paix.
On nous a volé le mot « paix »
D’autres que nous défendent la paix, je le sais bien. D’autres que nous et avant nous ont lancé des appels pour la paix, ◀de▶ Stockholm, ◀de▶ Prague, ◀de▶ Varsovie tout récemment.
C’est justement ce qui nous inquiète pour la paix, car nous pensons qu’ils aiment la paix, un peu comme le chat aime la souris et nous avons des raisons très précises ◀de▶ le penser.
Nous publierons à ce sujet bientôt des textes que les grands chefs totalitaires ◀de▶ divers pays ont pris soin ◀d’▶écrire eux-mêmes depuis longtemps et d’autres textes plus récents ◀d’▶où il ressort, par exemple, que le but du Kominform, en lançant ses appels à la paix n’est pas du tout ◀de▶ servir une paix durable, mais ◀de▶ donner un répit à l’armée russe pour renforcer ses armements.
Vous pourrez juger alors vous-mêmes qu’on n’aura jamais vu des loups déclarer avec moins ◀de▶ pudeur leur amour passionné pour les brebis.
La vérité, voyez-vous, c’est qu’on nous a volé ce mot ◀de▶ paix. On nous l’a kidnappé ; on l’a pris en otage ; on nous le présente maintenant devant le front des troupes dans l’intention ◀de▶ nous désarmer.
Si vous n’êtes pas dans le camp politique qui s’est emparé du mot « paix », vous êtes, nous dit-on, pour la guerre.
Des millions ◀de▶ naïfs dans nos pays, 14 millions en Europe, paraît-il, ont succombé à ce raisonnement ◀d’▶une écrasante simplicité dans le sophisme.
Et puis, vous le savez tous, tout cela ne sonne pas vrai, n’est pas sincère ; ce qu’on nous a volé, ce qu’on nous a pris en otage, ce n’est pas la paix, c’est un mot.
Il est très facile, à mon avis, ◀de▶ distinguer entre le mot paix et la réalité vivante qu’il devrait désigner. Ceux qui prétendent défendre la paix sans vouloir en même temps la liberté, se dénoncent eux-mêmes.
La vraie paix n’est pas défendue quand la liberté ne l’est pas ; elle n’est donc nullement défendue par les « Partisans ◀de▶ la Paix ». À nous donc, à nous tous, ◀de▶ reprendre la tâche, honnêtement cette fois-ci, cartes sur table.
La propagande ◀de▶ la Liberté
Quelles sont nos armes ? Je pense que leur nature doit nous être indiquée par la nature même ◀de▶ la lutte en cours qui, pour l’instant, encore, dans nos pays démocratiques, reste une lutte idéologique et qui le restera en dernière analyse, même si la guerre physique doit intervenir entre-temps.
Nous sommes soumis, depuis un an, à ce que l’on a nommé une offensive ◀de▶ paix — ◀d’▶un terme militaire bien caractéristique.
Il s’agit ◀de▶ ce qu’on appelait jadis — naguère — une préparation ◀d’▶artillerie.
Quelle peut être notre riposte ? Je n’hésiterai pas à lui donner ce nom, bien que ce nom soit très mal vu ◀de▶ nos élites, peut-être même sans raison : c’est une mission ◀de▶ propagande qui nous incombe au premier chef. Je désire m’expliquer sur ce point.
On peut et l’on doit détester la propagande, mais on ne veut pas nier qu’elle existe et qu’elle joue — avec quel succès ! — contre tout ce que nous aimons. On peut aussi détester les microbes, mais cette opinion ne les tue pas. Pasteur aussi détestait les microbes, mais il a su les employer, les enrôler, pour ainsi dire, au service ◀de▶ la santé des hommes. Utilisons ◀de▶ cette manière la propagande pour vacciner contre elle les masses, qu’elle vise d’abord, et les élites aussi qui ne sont pas moins contaminées.
Certes, nous n’allons pas opposer aux campagnes massives et mécaniques des totalitaires, des procédés de même nature. Nous n’opposerons pas au fanatisme un autre fanatisme qui dans notre cas, serait absolument artificiel.
Notre but, en effet, n’est pas ◀d’▶endormir ou ◀d’▶hypnotiser les esprits mais au contraire, ◀de▶ réveiller les consciences. Il n’est pas ◀de▶ répandre une mystique qui promet la lune pour demain, mais ◀de▶ rappeler les hommes aux réalités, à leurs responsabilités.
Nous savons très bien que nos libertés démocratiques occidentales sont très loin ◀d’▶être parfaites, mais si nous les perdons un jour, nous penserons dans les camps qu’elles méritaient pourtant qu’on les défende.
La démocratie n’est pas une panacée. Elle ne résout aucun des grands problèmes humains et personnels, mais s’ils sont un jour résolus sans équivoque derrière les barbelés, nous comprendrons qu’il eût peut-être mieux valu s’occuper ◀de▶ ces problèmes pendant qu’on le pouvait, sauver au moins la possibilité ◀de▶ les vivre à notre manière.
Pour notre part, nous agirons. Nous allons employer ce qu’on appelle les grands moyens, la radio, le film et la presse pour informer les peuples libres sur la liberté dont ils vivent, qu’ils ignorent, comme l’air qu’ils respirent et qu’ils perdraient demain, s’ils ne se réveillaient pas…
Pour nous, la défense de la paix suppose des moyens ◀de▶ liberté, elle suppose la libre discussion. Nous voulons des moyens conformes à notre fin et nous voulons cette fin parce que la liberté est à nos yeux la condition vitale ◀de▶ toute culture, ◀de▶ toute culture digne ◀de▶ ce nom.
Pour nous intellectuels, hommes ◀de▶ culture, faire la propagande ◀de▶ la liberté, c’est, en fin de compte et du même coup sauver notre culture.
Notre culture est menacée
À ceux qui pensent que la culture consiste en somme à lire des romans, à se tenir un peu au courant, à jeter parfois un regard distrait sur un tableau quand on passe à la salle à manger ou à se consacrer à d’autres activités dites distinguées ◀de▶ ce genre, je voudrais poser une simple question très précise et concrète.
◀D’▶où vient que l’Europe ait régné sur le monde, incontestablement depuis quatre ou cinq siècles ? Quelles ont été les sources vives ◀de▶ cette puissance paradoxale ? La péninsule Europe ne représente, en effet, que 5 % des terres du globe. Ni son étendue, ni le nombre ◀de▶ ses habitants, ni ses richesses naturelles ne la destinaient fatalement au rôle qu’elle a pourtant joué.
D’autres facteurs sont donc intervenus. En fait le rayonnement, la puissance ◀de▶ l’Europe ont résulté tout à la fois ◀de▶ ses conceptions religieuses et morales, ◀d’▶un pouvoir ◀d’▶invention sans égal et ◀d’▶un système ◀de▶ lois garantissant ◀de▶ mieux en mieux les libertés ◀de▶ la personne.
C’est là qu’il faut chercher les vrais secrets ◀de▶ notre puissance, même matérielle, dans le passé, et aujourd’hui les vrais secrets ◀de▶ notre survivance indépendante, donc ◀de▶ nos libertés les plus concrètes.
Il s’en faut cependant, hélas ! ◀de▶ beaucoup, que la plupart de nos contemporains, même en Europe, prennent au sérieux, pratiquement, ce secret ◀de▶ leur force.
Ce qui est sérieux, croient-ils, ce sont les armements ou les échanges économiques, voire même le jeu des partis politiques. L’été dernier, à Strasbourg, un ancien ministre français, déplorant, à juste titre, que l’Assemblée européenne fût privée du droit ◀de▶ s’occuper des choses militaires et des choses économiques, s’écriait avec une sorte ◀de▶ désespoir ironique, et très sûr ◀de▶ son effet : « Notre Assemblée, Messieurs, se voit réduite à parler ◀de▶ questions culturelles. Cela me fait penser à ◀de▶ vieilles dames qui font du crochet pendant que les armées ennemies se mettent en marche. »
Eh bien ! Cette phrase typique échappée à un homme d’État, d’autre part fort intelligent, mais surtout et plus encore le fait que cette phrase ait paru toute naturelle, qu’elle reflète donc un état d’esprit courant, voilà qui prouve que notre culture n’est pas menacée seulement ◀de▶ l’extérieur.
En effet, comparer la culture à ◀de▶ la broderie, accepter qu’il en soit ainsi, le laisser croire, c’est renoncer ◀d’▶avance à nos meilleurs atouts dans la lutte historique où nous sommes engagés qui est une lutte ◀d’▶idées, ◀de▶ croyances, ◀de▶ conceptions du monde. Les totalitaires, eux, le savent très bien.
Si nous reculons devant le défi…
Lorsque Staline rédige lui-même un long article en forme ◀d’▶encyclique sur la science linguistique dans son empire ou lorsqu’il lance une offensive contre la conception chrétienne du monde — sur une base purement scientifique, déclare-t-il — avec l’aide ◀de▶ 500 000 propagandistes entraînés, munis ◀de▶ films, ◀d’▶expositions itinérantes et ◀de▶ 20 millions ◀de▶ brochures, le tout largement financé par les fonds du parti, c’est-à-dire ◀de▶ l’État, lorsque Staline déclenche ses campagnes culturelles, soyez bien certains qu’il ne joue pas aux vieilles dames, qu’il ne fait pas ◀de▶ la broderie, et que les armées qu’il met en marche sont plus redoutables encore que celles qu’évoquait M. Reynaud, car ces armées veulent occuper bien autre chose que des terrains, elles veulent occuper le cœur et les esprits ◀de▶ ceux-là mêmes qui pourraient être appelés un jour à défendre l’Europe et qui ne le feront pas si le point de vue ◀de▶ l’adversaire les a, par avance, « occupés ».
Ainsi donc, pratiquement — j’insiste sur le mot « pratiquement » — point ◀d’▶Europe sans culture, point ◀de▶ culture sans libre discussion, point ◀de▶ liberté ◀de▶ critique et ◀de▶ recherche sans droits civiques et politiques et point ◀de▶ paix digne ◀de▶ ce nom sans, à la base et avant tout, un esprit ◀de▶ liberté vigilant et militant…
La tâche est très vaste, c’est l’évidence, mais le seul fait que nous existons dorénavant, me semble-t-il, peut rendre à beaucoup un espoir. Quelques-uns répondent, enfin, pour tous ceux qui se taisent et qui se découragent. À vous ◀de▶ les rejoindre.
J’ajoute que, pour nous, intellectuels, le fait ◀d’▶assumer publiquement notre part bien définie dans cette bataille commune est un acte ◀de▶ propreté, un acte vital aussi pour notre pensée même ; car si nous reculions devant ce défi ◀de▶ l’histoire, que pourrions-nous encore penser écrire ou dire sans une honte intime, sans une sorte ◀de▶ mépris pour nous-mêmes ?