(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — Contre une « mystique européenne » (22 janvier 1951) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — Contre une « mystique européenne » (22 janvier 1951)

Chers auditeurs,

Il y a quelques années que je m’occuper de « faire l’Europe », comme on le dit couramment, et je crois bien qu’il n’existe pas au monde un seul argument pour ou contre que je n’aie entendu plusieurs douzaines de fois, et souvent des centaines de fois. Peut-être penserez-vous que j’en suis bien fatigué ? Mais il est des sujets inépuisables. Pour ne prendre qu’un seul exemple : les auditeurs les plus fidèles de la radio peuvent entendre parler du « temps probable » exactement 2920 fois par an, — et ne s’en portent pas plus mal. Mais notez qu’ils ne peuvent rien pour changer le temps qu’il fera demain, alors que nous pouvons beaucoup pour qu’il y ait demain l’Europe unie, la paix, ou au contraire la bombe à hydrogène. Et c’est pourquoi je continue à vous parler de l’état du problème européen, qui est un aspect du problème de la paix. Cela vaut bien cinq minutes tous les lundis.

Pourtant, il est un argument dont j’avouerai qu’il me fatigue, pour ne pas employer de mots plus énergiques. Voici cet argument : « Ce qu’il nous faut, dit-on, pour combattre la grave menace totalitaire, c’est une mystique ! Donnez-nous une bonne mystique occidentale, qui soit plus forte que la mystique de l’Est ! L’Europe capitaliste, bourgeoise et fatiguée, la pauvre vieille Europe, Europe où nous vivons, est devenue indéfendable ! On ne peut pas défendre du passé contre le grand espoir qui se lève à l’Orient ! »

J’entends répéter cela dans les conversations, dans la presse, sur les ondes, partout. L’un de nos meilleurs chroniqueurs suisses l’écrivait encore l’autre jour. Un colonel français me l’avait dit la veille. Des millions de braves gens le pensent. Je serai pendu, et eux avec, s’ils ont raison ! Grâce au ciel, ils ont tort, et je vais vous dire pourquoi.

Primo, il est très difficile, pour ne pas dire totalement impossible, de confectionner sur commande une mystique aussi forte que celle d’en face.

Secundo, nous n’avons nul besoin d’une telle mystique, car les réalités nous suffisent amplement.

Reprenons tranquillement ces deux points.

Une mystique, au sens moderne (et d’ailleurs dénaturé) du mot, ne se crée pas à volonté. La mystique hitlérienne par exemple est née de la combinaison d’une misère noire, causée par la défaite et l’inflation, et d’un névrosé fanatique soutenu par les industriels qui se trompaient. Cette mystique consistait à proclamer que la race allemande dominerait le monde. Elle a produit ce que chacun sait. Quant à la mystique communiste, elle est née il y a plus de cent ans, avec la doctrine de Karl Marx, qui voulait libérer les ouvriers, et son résultat le plus clair est un régime de dictature, dans un pays qui était surtout paysan. J’avoue que je vois très mal quelle mystique du même genre l’on pourrait imposer à des hommes libres, qui n’ont aucune envie de perdre leur sens critique. L’opération me paraît impraticable. Et de plus, elle est inutile.

Car je comprends fort bien que des peuples malheureux — comme l’étaient les Allemands sous Hitler — aient besoin d’une mystique qui les soutienne par la promesse d’un avenir moins dur. Mais notre vie présente vaut mieux que la leur ! Voilà le fait fondamental, incontestable, archiprouvé, — et pourtant oublié, semble-t-il, par tous ces bons bourgeois et ces intellectuels qui réclament une mystique nouvelle avant de défendre l’Europe.

Quand on me dit qu’il est impossible de défendre l’Europe telle qu’elle est, avec ses injustices sociales, devant le grand espoir qui se lève à l’Est, je me frotte les yeux, et plutôt que de me laisser aller à voir rouge, je demande qu’on regarde les faits.

Les faits sont les suivants et je citerai des chiffres.

Les Nations unies viennent de publier les statistiques des revenus moyens, par tête d’habitant, dans tous les pays du monde. Nous apprenons ainsi que le revenu moyen d’un Américain est de 1453 dollars. Celui d’un Suisse de 840 dollars. Celui d’un Russe, de 308 dollars seulement. Je demande alors ceci : est-ce qu’un système économique qui donne 308 dollars par habitant vaut mieux qu’un système qui donne 840 ou 1400 dollars ? Est-ce qu’il représente vraiment un « grand espoir » ?

On me dira peut-être que la Russie est partie d’un niveau très bas, et que la comparaison n’est pas très équitable. Je me suis donc informé auprès de l’un des meilleurs économistes d’aujourd’hui, Maurice Allais. Je lui ai demandé : quels sont les progrès récents accomplis en réalité dans ces divers pays ? Et il m’a répondu ceci : en 1913, sous les tsars, le pouvoir d’achat de l’ouvrier russe était à peu près égal à ce qu’il est aujourd’hui. Il n’y a donc ni recul ni progrès. Mais en France, le pouvoir d’achat est aujourd’hui 3 fois plus grand qu’en 1913, et aux États-Unis il est 4 fois plus grand. Je réitère donc mas question : où est le véritable espoir ? S’il s’agit d’un progrès purement économique et matériel, c’est vers l’ensemble de l’Amérique qu’il faudrait logiquement se tourner, non pas vers l’Est. Mais s’il s’agit d’un progrès moral, c’est l’Amérique et la Russie qui devraient se tourner vers l’Europe. Elles y trouveraient, en plus d’un niveau de vie qui s’améliore, et peut s’améliorer sans cesse, un désir de paix plus grand que partout ailleurs, des libertés, certes imparfaites encore, mais tout de même supérieures à celles des dictatures, enfin une capacité de travail, d’invention et de création que la Terre entière nous envie.

N’est-ce pas assez ? Avons-nous le droit de désespérer de notre civilisation et de notre avenir à tous, quand nous regardons les faits prouvés et reconnus ? Oserons-nous dire encore que notre Europe ne vaut pas d’être défendue, lorsque malgré toutes ses imperfections, ses injustices, ses divisions absurdes, elle offre encore un niveau de trois fois meilleur que celui qu’on nous vante à l’Est comme l’espoir de l’humanité ?

Croyez-moi, laissons la mystique aux chefs qui en ont terriblement besoin pour faire supporter à leurs peuples un état de misère générale. Ce que nous avons vaut bien qu’on le défende, quand on le compare à ce qu’on nous offre. Non, ce n’est pas d’une mystique dont nous manquons, c’est au contraire d’informations réelles, — de réalisme ! Fondons l’Europe unie non pas sur des slogans, mais sur des faits.

Au revoir, chers auditeurs, à lundi prochain.