Demain l’▶Europe ! — Nos libertés (12 février 1951)k
Chers auditeurs,
Je voudrais revenir ce soir sur une phrase que je vous citais lundi dernier, une phrase que j’entends trop souvent répéter, et qui est celle-ci : « ◀L’▶Europe, ◀la▶ vieille Europe fatiguée, ne mérite plus qu’on ◀la▶ défende. ◀L’▶Europe, c’est du passé. ◀L’▶avenir est… ailleurs, dans quelque grande mystique. »
Je reviens sur cette phrase parce que beaucoup non seulement ◀la▶ répètent, mais ◀la▶ pensent sincèrement. Et pourtant, ce n’est qu’un mensonge, une mystification bien évidente. Comment peut-il se faire que beaucoup, jeunes et vieux, croient sincèrement ce mensonge-là ? Comment donc s’expliquer une illusion aussi radicalement réfutée par ◀les▶ faits ? J’y réfléchis depuis longtemps. Et voici ce que je pense avoir trouvé. Ceux qui disent que ◀l’▶Europe actuelle ne mérite pas qu’on ◀la▶ défende, ce sont ou bien des gens qui ont perdu ◀la▶ conscience des libertés réelles dont ils jouissent ; ou bien des gens que ◀la▶ tyrannie attire, dans ◀le▶ secret ◀de▶ leur cœur et sans qu’ils osent ◀l’▶avouer.
Nos libertés réelles et quotidiennes, nous ◀les▶ avons toujours connues, dans cette génération du moins ; elles sont devenues si naturelles que nous oublions qu’elles existent. Elles sont ◀l’▶air que nous respirons. Or, on pense bien rarement à ◀l’▶air que ◀l’▶on respire. On en perd ◀la▶ conscience, pour ne ◀la▶ retrouver que lorsque soudain ◀l’▶air nous manque, comme à un homme auquel on vient de passer ◀la▶ corde au cou. Si nous sentions — si vous sentiez maintenant — que nos libertés demain peuvent nous manquer, vous sentiriez tout de suite ◀de▶ toutes vos forces qu’elles méritent bien qu’on ◀les▶ défende.
Essayons donc ◀de▶ nous imaginer ce qui se passerait dans nos vies quotidiennes, si notre vieille Europe que ◀l’▶on dit décadente, misérable et pourrie ◀d’▶injustices, se trouvait demain rajeunie à grands coups ◀de▶ règlements uniformes.
La première liberté qui serait perdue serait celle ◀de▶ nous exprimer, en public, entre amis, au café, au travail. Et je ne dis pas que ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀l’▶expression soit sans limites dans nos pays. Il arrive qu’on lui fasse parfois quelques entorses, ici ou là. Mais elle s’en remet. On ne fusille pas chez nous, pour simple délit ◀d’▶opinion. Et je dis bien : chez nous. Voici un petit exemple : il y a deux ans, je vous annonçais assez souvent qu’à Berne, il n’y aurait pas ◀de▶ précipitations. Eh bien, si je vivais un peu plus loin d’ici, il y a longtemps qu’on m’aurait envoyé beaucoup plus loin encore ; peut-être à ◀l’▶infini…
Si ce que je suis en train de vous raconter vous irrite ou seulement vous ennuie, vous avez ◀le▶ droit ◀de▶ fermer votre radio, ou ◀de▶ prendre un poste étranger. Cela vous paraît tout naturel. Eh bien, demain, on vous ôterait ce droit, et vous ne pourriez plus écouter au garde à vous que des chroniques officielles ◀de▶ ◀l’▶État vous expliquant que vous êtes libres.
Vous avez ◀le▶ droit ◀de▶ voyager où bon vous semble. Certes, il y a des visas, ◀les▶ passeports et ◀les▶ douanes. Mais on s’arrange et finalement, avec un peu de retards inutiles, tout le monde passe, y compris ◀les▶ espions à lunettes noires et ◀les▶ agents doubles ou triples. Au lieu de cela, vous seriez bouclé pour ◀la▶ vie aux lieux où ◀le▶ hasard vous a fait naître. Serait-ce donc un progrès sur nos visas ?
Vous pouvez lire ◀le▶ journal qui vous plaît, aimer qui vous voulez, haïr qui vous voulez, vous marier selon votre cœur, aller ◀le▶ dimanche dans telle église ◀de▶ votre choix, ou au contraire n’y pas aller. Tous ces droits, vous n’y pensez pas. Si demain vous veniez à ◀les▶ perdre, ils vous sembleraient essentiels. Or des peuples entiers ◀les▶ ont perdus, sous nos yeux, à côté de nous. Ces droits acquis chez nous par des luttes séculaires, croyez-vous qu’ils soient du passé, des vieilleries indéfendables ?
Ils sont hélas, redevenus ◀l’▶avenir pour beaucoup.
Vous pouvez aujourd’hui déclarer que votre métier ne vous satisfait plus, que votre patron vous traite en esclave, que vous donnez votre congé, que vous cherchez ◀de▶ ◀l’▶embauche ailleurs. Eh bien, ces droits n’existent pas partout. Vous pouvez ◀les▶ perdre demain, si ◀l’▶Europe est vraiment perdue. Il existe aujourd’hui plusieurs pays où ◀le▶ droit ◀de▶ changer ◀d’▶employeur est tout simplement inconnu, où ◀le▶ droit ◀de▶ grève est supprimé, où ◀la▶ moindre critique murmurée contre ◀le▶ patron ou ◀l’▶employeur est punie comme un crime social. J’en déduis que ◀le▶ progrès est ◀de▶ notre côté. Je suis peut-être un peu simpliste ?
Nous avons ◀le▶ droit ◀d’▶avoir plusieurs partis. ◀L’▶opposition, chez nous, peut parler publiquement, publier ses journaux parfois vociférants. C’est utile et souvent amusant. Si vous aviez perdu ces droits tout naturels comme on ◀l’▶a vu déjà non loin d’ici en 1933 et même avant, vous penseriez que ◀la▶ pagaille des partis avait du bon : elle vous ménage ◀le▶ droit ◀de▶ penser par vous-même. Ce droit aussi nous pouvons ◀le▶ perdre…
Certes nos libertés sont imparfaites ? Elles ne sont pas vieillies, elles sont plutôt trop jeunes. Un certain nombre d’entre nous n’en possède jusqu’ici que ◀le▶ principe légal, non ◀la▶ jouissance effective. Mais ce principe légal, vaut encore mieux que ◀la▶ privation légale des droits élémentaires. Car il est ◀le▶ gage et ◀la▶ promesse, il est ◀la▶ permission pratique ◀de▶ nos futurs progrès matériels et moraux. Il nous faut donc garder nos jeunes libertés, si nous voulons demain ◀les▶ rendre plus réelles, pour un bien plus grand nombre, en unissant nos forces.
Au revoir, chers auditeurs, à lundi prochain.