(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — Nos libertés (12 février 1951) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — Nos libertés (12 février 1951)k

Chers auditeurs,

Je voudrais revenir ce soir sur une phrase que je vous citais lundi dernier, une phrase que j’entends trop souvent répéter, et qui est celle-ci : « L’Europe, la vieille Europe fatiguée, ne mérite plus qu’on la défende. L’Europe, c’est du passé. L’avenir est… ailleurs, dans quelque grande mystique. »

Je reviens sur cette phrase parce que beaucoup non seulement la répètent, mais la pensent sincèrement. Et pourtant, ce n’est qu’un mensonge, une mystification bien évidente. Comment peut-il se faire que beaucoup, jeunes et vieux, croient sincèrement ce mensonge-là ? Comment donc s’expliquer une illusion aussi radicalement réfutée par les faits ? J’y réfléchis depuis longtemps. Et voici ce que je pense avoir trouvé. Ceux qui disent que l’Europe actuelle ne mérite pas qu’on la défende, ce sont ou bien des gens qui ont perdu la conscience des libertés réelles dont ils jouissent ; ou bien des gens que la tyrannie attire, dans le secret de leur cœur et sans qu’ils osent l’avouer.

Nos libertés réelles et quotidiennes, nous les avons toujours connues, dans cette génération du moins ; elles sont devenues si naturelles que nous oublions qu’elles existent. Elles sont l’air que nous respirons. Or, on pense bien rarement à l’air que l’on respire. On en perd la conscience, pour ne la retrouver que lorsque soudain l’air nous manque, comme à un homme auquel on vient de passer la corde au cou. Si nous sentions — si vous sentiez maintenant — que nos libertés demain peuvent nous manquer, vous sentiriez tout de suite de toutes vos forces qu’elles méritent bien qu’on les défende.

Essayons donc de nous imaginer ce qui se passerait dans nos vies quotidiennes, si notre vieille Europe que l’on dit décadente, misérable et pourrie d’injustices, se trouvait demain rajeunie à grands coups de règlements uniformes.

La première liberté qui serait perdue serait celle de nous exprimer, en public, entre amis, au café, au travail. Et je ne dis pas que la liberté de l’expression soit sans limites dans nos pays. Il arrive qu’on lui fasse parfois quelques entorses, ici ou là. Mais elle s’en remet. On ne fusille pas chez nous, pour simple délit d’opinion. Et je dis bien : chez nous. Voici un petit exemple : il y a deux ans, je vous annonçais assez souvent qu’à Berne, il n’y aurait pas de précipitations. Eh bien, si je vivais un peu plus loin d’ici, il y a longtemps qu’on m’aurait envoyé beaucoup plus loin encore ; peut-être à l’infini…

Si ce que je suis en train de vous raconter vous irrite ou seulement vous ennuie, vous avez le droit de fermer votre radio, ou de prendre un poste étranger. Cela vous paraît tout naturel. Eh bien, demain, on vous ôterait ce droit, et vous ne pourriez plus écouter au garde à vous que des chroniques officielles de l’État vous expliquant que vous êtes libres.

Vous avez le droit de voyager où bon vous semble. Certes, il y a des visas, les passeports et les douanes. Mais on s’arrange et finalement, avec un peu de retards inutiles, tout le monde passe, y compris les espions à lunettes noires et les agents doubles ou triples. Au lieu de cela, vous seriez bouclé pour la vie aux lieux où le hasard vous a fait naître. Serait-ce donc un progrès sur nos visas ?

Vous pouvez lire le journal qui vous plaît, aimer qui vous voulez, haïr qui vous voulez, vous marier selon votre cœur, aller le dimanche dans telle église de votre choix, ou au contraire n’y pas aller. Tous ces droits, vous n’y pensez pas. Si demain vous veniez à les perdre, ils vous sembleraient essentiels. Or des peuples entiers les ont perdus, sous nos yeux, à côté de nous. Ces droits acquis chez nous par des luttes séculaires, croyez-vous qu’ils soient du passé, des vieilleries indéfendables ?

Ils sont hélas, redevenus l’avenir pour beaucoup.

Vous pouvez aujourd’hui déclarer que votre métier ne vous satisfait plus, que votre patron vous traite en esclave, que vous donnez votre congé, que vous cherchez de l’embauche ailleurs. Eh bien, ces droits n’existent pas partout. Vous pouvez les perdre demain, si l’Europe est vraiment perdue. Il existe aujourd’hui plusieurs pays où le droit de changer d’employeur est tout simplement inconnu, où le droit de grève est supprimé, où la moindre critique murmurée contre le patron ou l’employeur est punie comme un crime social. J’en déduis que le progrès est de notre côté. Je suis peut-être un peu simpliste ?

Nous avons le droit d’avoir plusieurs partis. L’opposition, chez nous, peut parler publiquement, publier ses journaux parfois vociférants. C’est utile et souvent amusant. Si vous aviez perdu ces droits tout naturels comme on l’a vu déjà non loin d’ici en 1933 et même avant, vous penseriez que la pagaille des partis avait du bon : elle vous ménage le droit de penser par vous-même. Ce droit aussi nous pouvons le perdre…

Certes nos libertés sont imparfaites ? Elles ne sont pas vieillies, elles sont plutôt trop jeunes. Un certain nombre d’entre nous n’en possède jusqu’ici que le principe légal, non la jouissance effective. Mais ce principe légal, vaut encore mieux que la privation légale des droits élémentaires. Car il est le gage et la promesse, il est la permission pratique de nos futurs progrès matériels et moraux. Il nous faut donc garder nos jeunes libertés, si nous voulons demain les rendre plus réelles, pour un bien plus grand nombre, en unissant nos forces.

Au revoir, chers auditeurs, à lundi prochain.