(1951) Demain l’Europe ! (1949-1951) « Demain l’Europe ! — L’Europe et la paix (19 février 1951) » pp. p. 1

Demain l’Europe ! — L’Europe et la paix (19 février 1951)

Chers auditeurs,

Il y a des gens qui trouvent déjà qu’on leur parle trop de l’Europe, qu’on leur en rebat les oreilles. Ces délicats, vite fatigués, oublient que l’Europe n’est pas une question de mode, mais de prospérité ou de misère, de guerre ou de paix, de vie ou de mort pour toute une civilisation. S’ils préfèrent parler sports ou chiffons, l’on se résignera à faire sans eux. Dans un tout autre esprit, sérieux cette fois, d’autres personnes estiment qu’on parle trop de l’Europe pour ce qu’on en fait pratiquement. Ces personnes ont raison de demander si vraiment quelque chose s’effectue, derrière les belles déclarations multipliées par les grands ou moins grands politiciens. Y a-t-il, derrière tant de discours, des faits, des créations, un progrès mesurable vers le but ?

En toute prudence, je puis répondre : oui. Depuis deux ans que je vous parle à ce micro, quelque chose a changé, et des départs sont pris.

Avec le plan Schuman et l’Union des paiements, avec le plan Pleven pour une défense commune, avec l’Assemblée de Strasbourg, avec le Centre européen de la culture et le récent Conseil des communes de l’Europe, les pierres d’attente d’une construction continentale se trouvent posées. Si vous pensez qu’il y a deux ans seulement, rien n’était fait, rien n’était même prévu sur le papier, dans bien des cas, vous serez surpris par l’ampleur du mouvement. Pourtant, l’heure n’est pas venue de se féliciter de ces premiers progrès, péniblement acquis. Les cadres sont posés. Les idées des pionniers sont devenues ici des plans techniques, là des institutions en plein essor. Mais dans le drame mondial de la paix et de la guerre, la voix de l’Europe n’a pas encore autorité. Or, c’est ce drame qui nous importe à tous, quelle que soit notre condition.

Si les masses sont encore indifférentes à l’idée d’une Europe unie, la raison simple en est que la peur de la guerre passe avant tout autre souci.

Essayons donc de raisonner cette peur. Quels sont les risques d’une guerre, pour nous autres, en Europe ? Je n’en vois qu’un : c’est le risque d’invasion puisqu’il est clair que nous n’avons ni l’envie ni le pouvoir d’attaquer qui que ce soit. Mais quelle pourrait bien être l’occasion d’une invasion prochaine du continent ? Je n’en vois qu’une : notre faiblesse, résultant de notre division. Si nous étions unis, nous serions assez forts pour décourager toute action de l’extérieur au moins, contre la paix. De plus, si nous étions unis, nous saurions nous passer progressivement d’une aide qui peut fournir le seul prétexte à nous « libérer », — comme on dit. De ces constatations très simples, il résulte clairement que l’union de l’Europe est la meilleure chance de la paix. Si nous comprenons cela, si nous comprenons bien que faire l’Europe, c’est faire la paix, — alors nous voudrons tous, de toutes nos forces, la fédération de nos pays. Alors seulement, les parlements et les États, poussés dans le dos par l’opinion des masses, feront ce qu’il faut, sans plus de faux-fuyants.

Faire l’Europe, c’est donc faire la paix. Je ne dis pas cela pour le plaisir de lancer un slogan de plus. Je le dis parce que j’y crois, et que depuis quatre ans, j’ai donné le plus clair de mes forces à cette cause de la paix par l’union de l’Europe.

Aussi comprendrez-vous que je me frotte les yeux quand j’entends répéter chaque semaine par une opinion qui représente le 10 % des Européens, que l’Europe fédérée n’est qu’une machine de guerre au service de Wall Street et des marchands de canons. Que veulent-ils donc, ceux qui me traitent couramment d’enragé, de frénétique, de va-t-en-guerre ? Je ne perdrai pas deux secondes à me demander s’ils croient ce qu’ils disent. Leurs attaques orchestrées font partie d’une tactique. La seule question que je soulève à leur sujet, c’est la suivante : s’ils veulent vraiment la paix comme j’ai bien des raisons de le croire, leur refus de l’Europe unie est-il le bon moyen d’y parvenir ?

Ils savent aussi bien que vous et moi que la faiblesse, en général, n’est pas une assurance de paix. Elle n’a point protégé la Belgique, ni la Hollande, ni le Danemark, ni la Norvège dans l’autre guerre. Ils savent que l’Amérique le sait aussi. Si nous nous obstinons à rester divisés, nous resterons une double tentation : l’un des empires sera tenté de nous occuper, l’autre de nous unir à sa façon, qui n’est pas forcément la nôtre.

Examinons le second de ces cas.

Je ne suis pas dans les secrets de la Maison-Blanche. On peut imaginer — non sans quelque délire — que le plan Marshall ait été le complot d’un sombre impérialisme destiné à ruiner l’Europe en ayant l’air de la nourrir. Mais alors, ce fameux plan Marshall serait un formidable échec. Car l’un de ses résultats les plus frappants, c’est qu’il a permis à l’Europe de diminuer son déficit dollar d’environ 7 milliards et demi de francs suisses l’an dernier. Autant de gagné pour notre indépendance. Autant de perdu pour tout impérialisme supposé.

D’autre part, je constate que les États-Unis décident l’envoi de nouvelles troupes en Europe. Ils se sentent donc contraints d’intervenir dans la mesure exacte où nous sommes incapables d’assurer notre propre défense. Or le moyen d’assurer cette défense serait évidemment de nous fédérer. Ceux qui redoutent l’emprise américaine devraient donc, semble-t-il, en bonne logique, appuyer notre fédération. Sinon, quelle solution croient-ils possible dans notre faiblesse évidente ? Manifester contre le voyage d’un général américain ne résout pas le problème d’une manière positive. Il faudrait au moins se déclarer en faveur d’une armée purement européenne, telle que la veut le plan Pleven. Car on ne peut pas être à la fois contre l’intervention de l’Amérique, et contre l’union de l’Europe, qui rendrait cette aide inutile.

Vouloir l’Europe désunie, désarmée, et livrée dans défense au premier occupant, c’est pratiquement appeler et forcer l’Amérique à prendre en charge l’Europe occidentale, à l’exception de la Suisse et de la Suède, neutres et armées. C’est provoquer ce que l’on redoute si fort. J’attends une réponse bien sincère. Voilà qui va me laisser du temps pour travailler.

Je persiste à demander, pour ma part, l’union fédérale de l’Europe, seul gage sérieux de notre indépendance militaire, et par suite politique, à l’égard de l’Ouest autant que de l’Est. Sans notre indépendance, il n’y aura pas de paix. Si vous voulez la paix, il faut vouloir l’Europe !

Au revoir, chers auditeurs, et à lundi prochain, pour ma dernière chronique de cette série.