Libertés « formelles » et libertés « réelles »
Nos libertés réelles et quotidiennes, en Occident, nous les▶ avons toujours connues, dans cette génération du moins. Elles sont devenues si naturelles que nous oublions qu’elles existent. Elles sont ◀l’▶air que nous respirons. Si nous sentions que ◀l’▶air, demain, que presque toutes nos libertés peuvent nous manquer, nous sentirions qu’elles valent toutes ◀les▶ « mystiques » du monde, et méritent bien qu’on ◀les▶ défende ! Essayons ◀de▶ nous imaginer ce qui se passerait dans nos vies quotidiennes, si notre vieille Europe, que ◀l’▶on dit décadente, misérable et pourrie ◀d’▶injustices, se trouvait demain rajeunie à grands coups ◀de▶ règlements dictatoriaux.
On nous dit que nos libertés européennes ne sont plus que des mots, ◀de▶ grands mots, qu’elles sont devenues purement formelles, et que celles que préparent ◀les▶ dictatures seraient enfin réelles. Essayons ◀de▶ voir à quoi cela correspond, objectivement.
Supposons tout d’abord qu’on entende par réelle (en opposition à formelle) une liberté qui se traduit par des résultats mesurables, matériels, et n’est donc point purement sentimentale ou illusoire. Consultons alors ◀le▶ tableau des niveaux ◀de▶ vie matérielle établi par les Nations unies. Nous y lisons ceci : ◀le▶ revenu annuel moyen par habitant est actuellement ◀de▶ 1453 dollars aux US, ◀de▶ 840 en Suisse, ◀de▶ 482 en France, ◀de▶ 308 en URSS et ◀de▶ 300 en Pologne1. Il faudrait en déduire logiquement que ◀les▶ libertés dites formelles permettent un niveau de vie très supérieur à celui qu’ont atteint ◀les▶ peuples jouissant des libertés dites réelles. Je préfère en déduire, pour ma part, qu’on a bien mal choisi ◀les▶ adjectifs ; qu’on ◀les▶ a même pris l’un pour l’autre.
Supposons ensuite que « formelle » signifie « purement légale, mais non vécue », ou vécue seulement par une minorité, tandis que « réelle » voudrait dire : exercée dans ◀la▶ vie quotidienne et par ◀le▶ plus grand nombre. Il s’agirait alors ◀d’▶illustrer concrètement cette distinction correcte en théorie. Prenons donc quelques-unes des libertés ◀les▶ plus banales en Occident, et voyons, dans quelques cas précis, ◀les▶ limites ◀de▶ ces libertés, mais aussi ce qu’on nous offre en échange.
Nos libertés et ◀les▶ leurs
Nous possédons ◀la▶ liberté ◀de▶ circuler. Circuler, c’est ◀le▶ contraire ◀d’▶être en prison ; c’est un symbole concret ◀de▶ ◀la▶ liberté. Qu’en est-il ◀de▶ ce droit en Occident ? Nous ◀l’▶utilisons largement, non seulement à l’intérieur de notre pays, mais ◀d’▶un pays à l’autre, à pied, en bicyclette, en auto, en train, en avion. Il se trouve limité en fait par ◀le▶ prix des moyens ◀de▶ transport, et par ◀le▶ système des visas. Cependant ◀l’▶on n’a jamais entendu dire que ◀les▶ chemins de fer soient gratuits, même en URSS, alors qu’il est certain que dans ce dernier pays, on exige ◀le▶ passeport intérieur — ◀d’▶une ville à l’autre — et que ◀l’▶on n’y connaît pas ◀le▶ droit ◀de▶ sortir ◀de▶ ses frontières, sauf pour des raisons politiques. ◀La▶ liberté ◀de▶ circuler, quoique imparfaite, paraît donc « défendable », chez nous.
Nous possédons, après cent ans ◀de▶ luttes menées par ◀les▶ mouvements syndicalistes, ◀le▶ droit ◀de▶ grève. Ce droit n’est pas seulement légal : il est utilisé dans tout notre Occident — en Europe et en Amérique — avec des résultats concrets et positifs. Tous ◀les▶ pays totalitaires ◀l’▶ont supprimé, et c’est même à cette suppression du droit ◀de▶ grève qu’un ouvrier reconnaîtra sans risque ◀d’▶erreur que ◀le▶ régime qui lui promet ◀la▶ lune prépare en vérité ◀le▶ moderne servage. ◀Les▶ dictatures latines, slaves et germaniques se rencontrent toutes sur ce point. Elles prennent toutes ◀le▶ pouvoir au nom du socialisme « bien compris », non rhétorique, vraiment réalisé. Elles disent ensuite aux ouvriers : maintenant que vous êtes au pouvoir, vous n’allez pas vous mettre en grève contre vous-mêmes ! Vous êtes officiellement contents et satisfaits… Elles oublient que ◀l’▶homme ne sera jamais content s’il n’a plus ◀le▶ droit ◀de▶ se dire mécontent. Or, ce droit, nous ◀l’▶avons conquis. Il a valu à toute ◀la▶ classe prolétarienne une ascension constante et mesurable. Il est réel, chez nous. Il est inexistant ◀de▶ l’autre côté. Nous pourrions ◀le▶ perdre demain, et il faudrait vraiment une mystique bien puissante et mystifiante pour nous convaincre que cette perte-là serait un progrès, un espoir neuf, — pour nous faire croire en somme qu’une liberté est « formelle » quand on ◀l’▶a, « réelle » quand on ne ◀l’▶a plus.
◀L’▶employé, ◀l’▶ouvrier, chez nous, qui n’est plus satisfait par son métier, par son salaire, par son patron, a ◀le▶ droit ◀de▶ donner son congé et ◀de▶ chercher du travail ailleurs. Ce droit lui serait ôté par ◀le▶ régime que lui offrent ◀les▶ dictatures. ◀L’▶idée qu’un ouvrier puisse quitter son usine pour trouver mieux est tout simplement inconnue dans ◀les▶ « républiques soviétiques ». Je cherche ◀le▶ progrès. C’est chez nous que je ◀le▶ trouve.
Autre exemple : ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀l’▶expression. On ne dira point qu’elle est parfaite en Occident, loin de là. Nous connaissons tous ◀les▶ limites que lui imposent, en pratique, soit ◀les▶ censures secrètes exercées par ◀la▶ presse ou ◀l’▶État, soit ◀les▶ conformismes locaux ou nationaux. Et nous sentons surtout ◀l’▶impossibilité où se trouve aujourd’hui ◀l’▶individu ◀de▶ se faire entendre à ◀l’▶échelle démesurée ◀de▶ ◀la▶ cité moderne, alors que ◀les▶ États, ◀les▶ partis au pouvoir et ◀les▶ puissants du jour tiennent ◀la▶ radio, ◀la▶ presse et ◀le▶ cinéma. Cependant, nous avons encore ◀le▶ droit ◀de▶ protester contre tout cela. On me dira qu’il n’est pas très efficace ? Mais ◀le▶ seul progrès qu’on m’offrirait, dans un régime totalitaire, serait ◀de▶ m’ôter ce dernier droit, tout ◀le▶ reste étant pareil ou aggravé. En fait, avec ◀le▶ droit ◀de▶ protester, c’est toute ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀l’▶expression qui disparaît. Or ◀l’▶homme qui perd ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀l’▶expression est déjà moralement en prison. Celui qui n’ose même plus parler devant ses enfants sans ◀la▶ crainte ◀d’▶être réveillé deux jours plus tard à 5 heures du matin par ◀la▶ police, cet homme est en prison dans sa famille. Et celui qui n’ose plus communiquer ses réactions à ses semblables, est en prison dans sa propre pensée. Ainsi reclus et désarmé, il est bientôt privé ◀de▶ tout moyen ◀de▶ défense contre ◀la▶ propagande massive. Or disons-◀le▶ franchement : ◀la▶ propagande est une tyrannie véritable, une contrainte qualifiée, une violence aussi grave que ◀les▶ coups ◀de▶ fouet donnés par ◀le▶ maître à ◀l’▶esclave. En ◀l’▶absence ◀de▶ moyens légaux ◀de▶ défense contre ce fléau, ◀les▶ moyens individuels doivent être encouragés au maximum. Savons-nous bien, en Occident, quelle défense efficace ◀de▶ ◀l’▶homme et ◀de▶ sa dignité intime, représentent en réalité ◀le▶ droit ◀de▶ protester (fût-ce tout seul dans son coin), ◀le▶ droit ◀d’▶opposition dans ◀la▶ vie politique, ◀le▶ droit ◀d’▶avoir trop ◀de▶ journaux et trop ◀de▶ partis, et même ◀le▶ droit ◀de▶ s’en plaindre ou ◀de▶ s’en moquer ? Si nous perdions demain ces droits, qui peuvent paraître secondaires, nous verrions qu’ils étaient ◀les▶ protecteurs ◀de▶ notre intégrité individuelle, devant ◀la▶ pire menace du siècle. Car j’en arrive ici à ◀la▶ plus grande, à ◀la▶ plus typiquement humaine des libertés que nous pouvons perdre :
◀La▶ liberté ◀de▶ ◀la▶ pensée
J’avoue que dans mes jeunes et folles années, je me suis souvent moqué ◀de▶ cette expression. Je disais : rien au monde ne peut nous en priver ; même en prison, ◀l’▶homme garde ◀la▶ liberté ◀de▶ penser, ◀de▶ penser ce qu’il veut, ◀de▶ penser à ce qu’il veut. Pourquoi lui garantir ce droit qu’on ne peut lui ôter, alors qu’il s’agirait bien concrètement ◀de▶ lui donner nourriture et logis ? Et je parlais des « pâles libertés » définies par ◀la▶ Charte ◀de▶ ◀l’▶Atlantique, des libertés inutiles et abstraites que ◀l’▶on met en avant pour éviter ◀de▶ faire face aux problèmes gênants. J’avais entièrement tort. Je ne croyais pas au diable ! Je n’avais pas encore compris, vu et senti, que toutes ◀les▶ libertés dont ◀les▶ meilleurs ont soif peuvent être vidées d’un seul coup, si nous ne sommes plus propriétaires et auteurs ◀de▶ nos propres pensées. Si nous perdons ◀le▶ droit et ◀le▶ pouvoir ◀de▶ penser ce qu’il nous plaît, comme il nous plaît — que ce soit d’ailleurs juste ou faux — ◀les▶ autres droits qu’on nous accorde seront nuls. Nous ne ◀les▶ sentirons plus comme des droits. Or nous pouvons perdre cette liberté, voilà ce que j’ignorais il y a quinze ans et que nul ne doit plus ignorer. Il existe aujourd’hui des techniques (◀la▶ propagande), des procédés intellectuels (◀la▶ dialectique) et des produits chimiques (◀le▶ penthotal) capables ◀de▶ nous faire penser dans ◀le▶ sens voulu par ◀l’▶État. Ceux qui ont lu ◀le▶ chef-d’œuvre ◀de▶ George Orwell 1984, savent très bien ◀de▶ quoi ◀l’▶on parle ici, ou ceux qui ont lu ◀Le▶ Zéro et ◀l’▶infini ◀de▶ Koestler, ou ◀la▶ Vingt-Cinquième Heure ◀de▶ Gheorghiu, ou simplement ◀les▶ études des physiologistes qui prouvent qu’en pinçant ◀le▶ cerveau ◀d’▶un nouveau-né au bon endroit, on peut lui faire penser ou ne pas penser ce qu’on veut. Il ne s’agit pas ◀d’▶anticipations. ◀L’▶Enfer des hommes dépossédés ◀de▶ leur propre pensée existe près de nous : sa propagande ◀l’▶appelle un paradis, bien entendu.
◀Le▶ xxe siècle n’a pas seulement redécouvert, à ◀la▶ faveur des camps et des fours crématoires, ◀la▶ valeur primordiale ◀de▶ ◀l’▶habeas corpus. Il découvre soudain que ◀la▶ liberté humaine par excellence, comme ◀l’▶a dit récemment Ignazio Silone, c’est ◀le▶ droit ◀de▶ chaque homme à son âme — habeas animam ! — et nous pouvons ◀le▶ perdre.