(1961) {Title} « Discours au congrès de Bombay (mars 1951) » pp. 7-10

Discours au congrès de Bombay (mars 1951)d

Ce congrès est une manifestation culturelle, non pas politique. Il est important de le souligner fortement dès le premier jour. Car on l’a nié, ici même et ailleurs. Les fellow-travellers et certaines personnes mal informées ont dit, ici et en Europe : — N’essayez pas de nous en faire accroire. Vous êtes tous des antistaliniens, donc votre congrès est politique ; ensuite, c’est un congrès américain ; et enfin, c’est un congrès destiné à combattre la neutralité en général, et celle de l’Inde en particulier.

Je vais m’expliquer très franchement sur ces trois points.

Premièrement, on a dit : vous vous placez sur un plan politique en attaquant le stalinisme. Je réponds : non, nous sommes d’abord contre le totalitarisme en général, quelle que soit sa couleur, parce que nous sommes des intellectuels en premier lieu, et non point parce que nous pouvons être secondairement des socialistes, des conservateurs, ou des libéraux. Nous sommes contre toute espèce de totalitarisme, pour une raison très simple, d’ordre intellectuel et moral : parce que nous refusons de subordonner la culture à la politique, — à n’importe quelle politique. La culture s’occupe des fins de la vie humaine et de son sens, la politique doit s’occuper des moyens pratiques de réaliser ces fins. C’est une grave faute de logique que de subordonner les fins aux moyens. C’est une grave faute pratique aussi : parce que cela fait autant de mal aux fins qu’aux moyens. D’une part, la politique prise pour fin absolue devient la plus cruelle des religions, en même temps qu’elle perd ses vertus de science pratique.

D’autre part, dès que la culture est subordonnée à la politique, elle cesse d’être une méthode de libération humaine pour devenir une préparation mentale à l’esclavage. Le danger qui menace aujourd’hui la culture, sans précédent dans toute l’histoire du monde, c’est tout simplement que nous pouvons perdre demain notre liberté de penser.

J’avoue que dans mes jeunes et folles années, je me suis souvent moqué de cette expression : la liberté de la pensée. Je disais : rien au monde ne saurait nous en priver. Même en prison, l’homme garde la liberté de penser ce qu’il veut. Pourquoi parle-t-on de lui garantir ce droit que personne ne pourrait lui ôter ? J’avais entièrement tort. Je n’avais pas encore compris, vu et senti que tous les droits que nous avons ou revendiquons peuvent être vidés d’un seul coup, si nous ne sommes plus propriétaires ou auteurs de nos propres pensées. Si nous perdons le droit et le pouvoir de penser ce qu’il nous plaît, les autres droits que nous aurons seront nuls : nous ne les sentirons plus comme des droits. Or nous pouvons perdre cette liberté, voilà ce que j’ignorais il y a dix ans. Il existe aujourd’hui des techniques (la propagande), des procédés intellectuels (la dialectique) et même des produits chimiques (le Penthotal) capables du nous faire penser malgré nous dans le sens voulu par l’État, par le parti totalitaire qui s’en empare. Ceux qui ont lu le livre de Georges Orwell, 1984, savent très bien de quoi je parle ici. Ou ceux qui ont lu Darkness at Noon de Koestler, ou simplement les études des physiologistes, qui prouvent qu’en pinçant le cerveau d’un nouveau-né au bon endroit, on peut lui faire penser ou ne pas penser ce qu’on veut. Le xx e siècle n’a pas seulement redécouvert, à la faveur des camps de concentration russes et des fours crématoires des nazis, la valeur primordiale de l’habeas corpus. Il découvre soudain que la liberté humaine par excellence, comme l’a dit récemment Ignazio Silone, c’est le droit de chaque homme à son âme — habeas animam ! et nous pouvons le perdre.

Nulle part peut-être plus qu’en Inde, la culture n’avait fait un plus grand effort vers la maîtrise par l’homme de sa propre pensée. Je n’en veux pour preuve que la toute dernière parole du Bouddha : « Be ye lamps unto yourself ». Nulle part donc la menace totalitaire contre la liberté de la pensée ne doit être redoutée pour l’âme même de ce pays de très vieille et profonde culture. Maintenant, il se trouve qu’en fait, le totalitarisme le plus dangereux de nos jours est le stanilisme, variété la plus puissante d’une maladie unique, qui peut s’appeler ailleurs fascisme ou phalangisme, ou ce qu’on voudra ; mais dont les effets sont les mêmes puisqu’elle aboutit toujours à soumettre la pensée à la police politique, donc à corrompre la source même de notre liberté. Et voilà pourquoi nous sommes antistaliniens.

En second lieu, on a dit que nous sommes ici au service des Américains. Soyons bien clairs : nous ne serons jamais « pour l’Amérique » de la même manière que les staliniens sont « pour la Russie ». Pour le stalinien, les seuls critères de jugement intellectuels et artistiques sont ceux qu’impose l’intérêt du parti, intérêt confondu une fois pour toutes avec les intérêts d’une grande puissance bien définie. Pour le stalinien, le vrai égale l’intérêt du parti, qui égale la Russie, qui égale la paix, — même si elle fait la guerre.

Mais pour nous, l’Amérique ne s’identifie pas avec le bien ni avec le vrai. Même si l’Amérique se trouve être actuellement le défenseur le plus efficace de nos libertés, nous ne sommes pas prêts à souscrire sans condition, une fois pour toutes, à tout ce que l’Amérique peut décider de faire un jour ou l’autre, ni à assimiler une fois pour toutes la liberté avec les intérêts américains. Nous sommes amis des Américains, mais plus encore amis de la vérité. Et nous ne confondons pas nos conclusions politiques actuelles avec la vérité sur l’homme en général, qui reste notre but et notre vrai souci. Si demain l’Amérique, ce qu’à Dieu ne plaise, nous mettait en prison au nom de cette même liberté qu’elle représente officiellement, nous serions aussitôt, pour ce motif et dans cette mesure exacte, antiaméricains. Et tous nos amis américains, ici présents, le seraient aussi, j’en suis absolument sûr.

En troisième lieu, on a prétendu que nous étions réunis à Bombay pour condamner la neutralité en général, et celle de l’Inde en particulier. Personnellement, je tiens à prendre ici une position extrêmement claire. Il me paraît capital d’établir une distinction nette entre la neutralité et le neutralisme.

La neutralité est une mesure politique qui peut être très bonne, très utile, et même très nécessaire dans certaines situations bien définies. C’est aux hommes d’État d’en juger. Et non pas à moi. J’ai trois raisons majeures de ne pas juger la neutralité de l’Inde : la première, c’est que je ne suis pas homme d’État ; la seconde, c’est que je ne suis pas Hindou ; la troisième, c’est que je suis Suisse.

Mais si je rentre dans mon domaine propre, qui est celui de la culture, je constate que la neutralité simplement n’y existe pas. Créer, ou faire de la critique, c’est exactement le contraire de rester neutre, puisque créer, c’est opérer des choix perpétuellement, entre le vrai et le faux, le beau et le laid, le remède et la maladie. Il n’existe, il ne peut pas exister de neutralité intellectuelle, artistique, scientifique, ou morale. Il importe donc hautement que ce congrès évite toute confusion entre la neutralité d’une part, expédient purement politique, et le « neutralisme » d’autre part, qui est une tentative pour justifier en théorie ou en doctrine une neutralité temporaire dont les motifs sont en réalité d’ordre strictement politique. En tant qu’intellectuel, je n’ai pas de raison d’approuver ni non plus de condamner la neutralité en général ; mais j’ai toutes les raisons de lutter contre le neutralisme moral.

J’illustrerai ce point par une petite fable. Imaginez un loup, un agneau, et un berger. L’agneau décide de rester neutre entre le loup qui menace et le berger qui le protège. Je le comprends fort bien. Il espère ainsi que le loup, au lieu de le manger, s’occupera d’abord du berger, ou bien que le berger attaquera le loup : cela gagnera du temps pour l’agneau, qui se sent encore trop faible pour agir. C’est une politique défendable. Mais alors ce qui ne serait pas défendable, ce qui serait une tricherie évidente, ce serait que l’agneau prétende justifier sa politique par des raisons morales ou doctrinales, et qu’il dise par exemple : — « Après tout, soyons objectif ! Voyons les deux côtés de la question. Ce loup ne pense pas à mal, il a grand faim, il a beaucoup lu Marx, et il est “partisan de la paix” ; d’autre part, ce berger n’est pas un homme parfait, il boit souvent trop, et il ne lit que le Reader’s Digest. Je refuse donc l’un et l’autre également, je suis neutre. »

C’est contre ce mensonge-là que nous devons lutter, je veux dire : — contre cette manière de mettre la culture au service de la politique, de n’importe quelle politique, même neutre, et même démocratique : car dès l’instant où la culture se subordonne à une politique quelconque, cette politique tend à devenir totalitaire, par un penchant inexorable. Nous devons être ici non pas contre la neutralité de tel ou tel État — ce n’est pas notre affaire — mais contre le mensonge neutraliste, parce qu’il est un mensonge, d’abord ; et ensuite, parce qu’il est en fait une prise de parti politique en faveur des loups, par des moutons qui désirent secrètement être mangés.

Nous devons être ici fidèles à notre vocation d’intellectuels : ce sera notre efficacité la plus certaine. Notre manière à nous de défendre la liberté, ce sera d’opérer avec rigueur les distinctions et les dénonciations nécessaires pour combattre la propagande des loups. Ce sera de nous faire les gardiens vigilants du véritable sens des mots. Même si nous ne parvenions pas à nous mettre tous d’accord sur le sens concret du mot liberté, même si nous ne faisions rien d’autre en trois jours que de nous disputer librement sur ce sens, nous aurions réussi quelque chose qui vaut plus qu’une définition : nous aurions démontré par le fait la réalité même de la liberté, réalité qui se manifeste au plus haut point dans la recherche passionnée du vrai.