Mesurons nos forces (avril 1951)a b
Nous sommes plutôt faibles devant la▶ propagande totalitaire. Beaucoup, angoissés par des possibilités théoriques qui excèdent leurs pouvoirs réels, cherchent obscurément des disciplines aveugles, dont ils disent qu’elles ◀les▶ délivreraient ◀de▶ leurs problèmes individuels : ainsi ◀la▶ guerre, ◀les▶ dictatures, ◀les▶ troupes ◀de▶ choc militaires et politiques, ou simplement ◀l’▶anonymat collectiviste. D’autres, habitués jusqu’à ◀l’▶inconscience aux libertés conquises par notre religion, par nos révolutions et par nos sciences, décorent du nom ◀de▶ « mystiques puissantes » ◀de▶ simples propagandes qui nous promettent ◀le▶ paradis et ◀la▶ grandeur, ◀la▶ justice et ◀la▶ vraie liberté ; et ils vont répétant que nous n’avons rien à opposer à ces « mystiques », qui sont au vrai des mystifications.
Laissons ◀les▶ « mystiques » synthétiques aux peuples qui en ont grand besoin, parce qu’ils n’ont pas nos réalités — et leurs chefs doivent masquer cette absence par des slogans. Nous n’avons nul besoin ◀d’▶une mystique « aussi puissante » ou « plus puissante » que ◀les▶ leurs. Car ◀les▶ faits nous suffisent, et quant aux libertés, nous en avons plus que nous méritons.
Quand nous aurons compris que nous pouvons ◀les▶ perdre, comme d’autres près de nous ◀les▶ ont perdues, nous commencerons à savoir ce qu’elles valent. Quand nous aurons compris ce que valent nos libertés, nous commencerons à mesurer nos forces. Quand nous ◀les▶ aurons mesurées, nous verrons que ◀l’▶avenir et ◀le▶ progrès sont ◀de▶ notre côté. Et alors, nous voudrons sauver notre présent !
Nos forces réelles sont immenses. La première, c’est ◀le▶ trésor vivant des droits ◀de▶ toute nature conquis par notre Histoire et par toutes nos histoires nationales. Tous ◀les▶ peuples du monde, sans exception, peuvent nous envier à cet égard. Il semble que ◀l’▶esprit humain, dans tous ◀les▶ temps, n’ait point imaginé une seule liberté que ◀les▶ Européens n’aient voulu vivre. À des degrés divers, parfois jusqu’à ◀l’▶excès, nous avons tous ◀les▶ droits que nous mentionnons plus haut et des douzaines d’autres en plus : droit ◀de▶ circuler, ◀de▶ travailler, ◀de▶ faire ◀la▶ grève, ◀de▶ créer des coopératives, des syndicats, des sociétés ◀d’▶entraide ; ◀de▶ changer ◀d’▶habitation, ◀de▶ condition sociale, ◀de▶ profession ; droit ◀d’▶exprimer toutes ◀les▶ sagesses et toutes ◀les▶ folies concevables ; droit à ◀la▶ religion ◀de▶ notre choix, et droit ◀de▶ n’en choisir aucune ; droit ◀d’▶élire ceux que nous voulons et ◀de▶ ◀les▶ traiter ensuite ◀de▶ scélérats ; droit ◀de▶ protester, ◀d’▶écrire au Times, ou à ◀la▶ Feuille locale, ◀de▶ faire campagne pour n’importe quoi et ◀le▶ contraire ; droit ◀d’▶exiger que ◀les▶ douaniers mettent des gants blancs avant de fouiller nos valises ; droit ◀d’▶entrer dans n’importe quels magasin, marché, café, ou restaurant, et ◀de▶ composer ◀le▶ menu ◀de▶ votre choix ; droit ◀d’▶élever nos enfants selon nos principes — et tous ◀les▶ droits non codifiés, non formulables, ◀les▶ plus précieux sans doute quoique ◀les▶ plus inconscients, comme ◀le▶ droit ◀d’▶applaudir ou ◀de▶ siffler selon ses goûts, ◀de▶ prendre à ◀la▶ radio ◀le▶ poste qu’on préfère, et ◀de▶ tourner ◀le▶ bouton si ◀l’▶on s’ennuie, sans être dénoncé par ◀les▶ voisins ; ◀le▶ droit ◀d’▶aimer et ◀de▶ haïr, ◀le▶ droit ◀d’▶épouser qui ◀l’▶on veut…
Il n’est pas un seul ◀de▶ ces droits que ◀les▶ dictatures n’aient attaqué ou supprimé, n’aient déclaré antisocial ou criminel. Il n’en est pas un seul que n’ait conquis ◀l’▶immense majorité des peuples libres qui vivent à ◀l’▶ouest du rideau ◀de▶ fer : parmi lesquels près de 300 millions ◀d’▶Européens, dont ◀la▶ masse représente bien plus que ◀la▶ Russie et deux fois plus que ◀l’▶Amérique.
Tous ces droits bien vivants ne sont pas un passé, mais un présent ; bien plus, ils sont ◀le▶ gage ◀d’▶un grand avenir. Voilà ◀l’▶espoir des hommes. Il est chez nous.
La seconde force dont nous disposons, et l’une des plus typiques ◀de▶ ◀l’▶Occident, n’est autre que ◀l’▶esprit critique. On nous dit qu’il se perd et ◀l’▶on en donne pour preuve ◀le▶ succès des publicités, propagandes et mystiques politiques. Mais il me semble au contraire qu’il renaît dans ◀les▶ plus jeunes générations. On se lamente sur ◀l’▶état ◀de▶ ◀la▶ jeunesse ◀d’▶Europe, on déplore ce qu’on nomme son nihilisme. Si ◀l’▶on veut dire par là qu’elle ne croit plus aux idéaux et aux grands mots, qu’elle trouve ◀la▶ vie absurde, et qu’elle ne « marche » plus pour aucune idéologie, je serais tenté plutôt ◀de▶ ◀l’▶en féliciter. Si cette jeunesse, qui a vu ◀les▶ camps comme résultat des idéologies, et qui a vu ◀les▶ pires tyrannies comme traduction des mystiques libertaires, n’avait pas décidé ◀de▶ ne plus croire à rien qu’aux réalités immédiates, alors seulement je ◀la▶ jugerais malade. Il me semble au contraire qu’elle réagit avec un réalisme impitoyable et sain. ◀La▶ foi chrétienne elle-même doit aujourd’hui se réjouir ◀d’▶un tel scepticisme, voir en lui son meilleur allié contre ◀les▶ mystifications totalitaires, contre ◀la▶ religion des idoles.
Un lecteur m’écrivait récemment : « Quelle réponse ◀l’▶Occident prétend-il apporter à ◀l’▶inquiétude du monde moderne ? » Je serais tenté ◀de▶ lui dire : ◀l’▶esprit critique. Car cet esprit nous renvoie sobrement à nos inquiétudes personnelles, qui ne se satisfont point ◀de▶ réponses collectives. ◀L’▶Occident n’est pas une église, n’est pas une doctrine du salut, comme ◀les▶ partis totalitaires voudraient ◀le▶ devenir à bon marché. ◀L’▶Occident est une somme immense ◀de▶ réalités, ◀de▶ réponses, ◀de▶ questions, ◀de▶ contradictions. Cette prodigieuse diversité peut angoisser. Mais elle est d’autre part ◀la▶ condition ◀de▶ nos libertés, et ◀de▶ ◀l’▶esprit créateur. C’est à cause ◀d’▶elle que ◀l’▶Occident demeure ◀l’▶espoir ◀de▶ ◀l’▶homme qui pense, qui juge et qui sent par lui-même. Et cet homme est ◀le▶ but du progrès, ◀le▶ but ◀de▶ toute communauté digne du nom.
J’en viens ici à notre troisième force : ◀la▶ personne. Voilà ◀la▶ création majeure ◀de▶ ◀l’▶Occident. ◀L’▶idée ◀de▶ ◀la▶ personne est certainement ◀la▶ plus originale, ◀la▶ plus profonde aussi qu’ait élaborée notre Europe. ◀La▶ personne, c’est ◀l’▶individu chargé ◀d’▶une vocation qui ◀le▶ distingue ◀de▶ ◀la▶ masse mais ◀le▶ relie pratiquement à ◀la▶ communauté. Avec ◀l’▶idée ◀de▶ personne, ◀l’▶Europe est née ; avec elle, elle mourrait. J’indique tout de suite que ◀le▶ mal spécifique ◀de▶ ◀la▶ personne, c’est ◀l’▶individualisme, qui a fait tant de ravages chez nos intellectuels depuis un siècle ou deux. Mais combien cette maladie même est-elle plus proche de ◀l’▶idéal humain que ◀le▶ collectivisme sibérien, ou que ◀la▶ « sottise qui paye » ◀de▶ Hollywood ! Dans ◀l’▶idée ◀de▶ ◀la▶ personne s’enracine toute liberté concrète, créatrice et vécue. Au contraire, c’est ◀de▶ ◀la▶ masse homogène, uniforme, que naissent toutes ◀les▶ modernes tyrannies. On ne peut forcer personne à être libre, alors qu’il faut forcer ◀les▶ masses à être masses. Et c’est pourquoi Personne égale Liberté, tandis que masse égale contrainte. Il n’y aura jamais ◀de▶ liberté « en masse ». Il n’y aura jamais ◀de▶ liberté réelle que dans ◀le▶ besoin, ◀le▶ droit et ◀la▶ passion ◀de▶ différer ◀de▶ son voisin, ◀de▶ courir sa propre aventure, ◀de▶ créer par sa vie ce qu’on n’a jamais vu, et ◀d’▶accomplir ainsi, en secret bien souvent, une vocation qui n’a pas ◀de▶ comptes à rendre aux hommes, et encore bien moins à ◀l’▶État, parce qu’elle est « immédiate à Dieu ». Telle est bien ◀la▶ passion ◀de▶ ◀l’▶homme européen. Elle ◀le▶ met à ◀la▶ pointe du genre humain. Dans cette passion ◀de▶ différer ◀les▶ uns des autres, nous trouvons tous, nous ◀les▶ Européens, notre commune dignité et notre risque ◀le▶ plus cher.
Telles sont nos maladies. Telles sont nos forces. S’il est une chose au monde pour laquelle on ne peut faire ◀de▶ propagande sens moderne, c’est justement ◀la▶ liberté, puisqu’elle cesserait ◀d’▶être ◀la▶ liberté si ◀l’▶on tentait ◀de▶ ◀l’▶imposer. Mais on peut et ◀l’▶on doit prendre conscience ◀de▶ ses conditions, ◀de▶ ses risques.
Je crois à ◀la▶ vertu ◀de▶ ◀la▶ prise de conscience : c’est d’une part ◀le▶ début ◀de▶ ◀la▶ guérison, quand ◀le▶ mal est ◀d’▶ordre psychique ; c’est d’autre part une source ◀de▶ confiance en soi, quand ◀les▶ faits objectifs sont meilleurs que notre lassitude ne ◀le▶ pensait.
Rendus conscients des forces véritables ◀de▶ ◀l’▶Europe et ◀de▶ ◀l’▶Occident, nous serons en mesure, aussitôt, ◀de▶ renverser ◀l’▶absurde situation volontairement créée par ◀les▶ mystiques adverses. Au défi ◀de▶ ◀la▶ propagande, répondons tranquillement par ◀les▶ faits. Nous pouvons perdre toutes nos libertés ? Nous pouvons aussi ◀les▶ sauver en décidant ◀de▶ ◀les▶ répandre. Si nous voyons ◀les▶ faits, et savons ◀les▶ faire voir, nous aurons du même coup repris ◀l’▶initiative. C’est l’autre camp qui sera forcé ◀de▶ se mettre sur ◀la▶ défensive, contre ◀le▶ rayonnement ◀de▶ nos vraies libertés. Or ◀le▶ meilleur moyen ◀de▶ ◀les▶ faire rayonner, c’est ◀de▶ ◀les▶ faire passer du plan des faits à celui ◀de▶ nos consciences et ◀de▶ nos volontés ; c’est ◀d’▶appeler toutes nos forces éparses à se fédérer solidement, non point à s’unifier mais à se fédérer dans leurs différences essentielles. Si demain notre fédération s’établit à Strasbourg ou ailleurs, nous dotant ◀d’▶instruments modernes et puissants (politiques, scientifiques, économiques, sociaux) au service ◀de▶ ◀la▶ vocation commune à tous nos peuples, ◀le▶ monde entier verra que ◀l’▶Europe c’est ◀l’▶espoir, qu’elle a pris sur ◀les▶ autres toute ◀l’▶avance que permet un plus grand passé.
Si vous demandez : quelles sont nos chances ? Je dirai qu’elles dépendent ◀de▶ chacun ◀de▶ nous, — beaucoup plus que ◀d’▶un général américain. Chaque personne fait obstacle à ◀la▶ fatalité.