Défense de▶ nos libertés (octobre 1951)c d
Si ◀l’▶on passe en revue tous ◀les▶ arguments avancés depuis des siècles pour ou contre ◀la▶ liberté humaine en soi, on en vient vite à ne plus savoir si elle existe ou non, si elle est légitime ou non comme idéal ou comme réalité. Mais un homme en prison, qu’il soit intellectuel ou paysan, sait très bien ce qu’il a perdu. Il n’en demande pas ◀la▶ définition. Il en exige ◀la▶ jouissance immédiate, à n’importe quel prix.
En ce milieu du xxe siècle, c’est moins ◀le▶ problème ◀de▶ ◀la▶ liberté qui nous importe, que son drame. ◀De▶ ◀l’▶issue ◀de▶ ce drame dépendent nos vies.
Car si nous vivons aujourd’hui dans ◀l’▶angoisse ◀d’▶une nouvelle guerre mondiale, c’est parce que ◀le▶ monde est divisé en deux partis, qui ne se définissent clairement que par rapport à ◀la▶ liberté. ◀D’▶un côté, ◀les▶ peuples qui se disent libres et entendent ◀le▶ rester ; ◀de▶ l’autre, ceux qui vivent en régime totalitaire, et qui n’ont pas nos libertés, qu’ils jugent trompeuses.
Tous ◀les▶ autres motifs ◀de▶ conflit que ◀l’▶on pourrait énumérer sont discutables et peu clairs. ◀Les▶ intérêts économiques, par exemple, restent conjecturaux, souvent mal définis : on pourrait s’arranger sur ce plan-là, peut-être. ◀Les▶ passions nationalistes ne sont plus que des survivances, d’ailleurs également réparties entre ◀les▶ deux camps. ◀Les▶ conceptions ◀de▶ ◀la▶ justice sociale elle-même ne suffisent pas pour distinguer nettement ◀les▶ adversaires : il serait possible ◀de▶ discuter longtemps pour savoir ◀de▶ quel côté du rideau ◀de▶ fer il y a ◀le▶ plus ◀de▶ justice sociale, théorique ou pratique, promise ou réalisée. Par contre, ce qu’il est impossible ◀de▶ discuter, ce qui est évident aux yeux de tous, des deux côtés, c’est que nous voulons ◀la▶ liberté, et que ◀les▶ autres veulent ◀la▶ dictature. Ils ◀la▶ préfèrent — provisoirement disent-ils — à notre liberté qu’ils nomment purement « formelle », affirmant que leur dictature prépare une liberté « réelle ».
Mais alors, s’il est clair que ◀l’▶enjeu est en définitive ◀la▶ liberté, n’est-il pas urgent que nous prenions une conscience nette et forte des libertés concrètes que nous avons ? Si nous voulons gagner ◀d’▶avance — avant une guerre, qui serait perdue par tous — cette lutte où nous sommes engagés, la première condition ◀de▶ succès, c’est ◀de▶ savoir ce que nous défendons. Quelles sont nos libertés ? Sont-elles purement formelles ? ◀Les▶ voulons-nous vraiment ? Et sommes-nous prêts aux derniers sacrifices pour ◀les▶ défendre ?
Beaucoup d’entre nous, soyons francs, ne savent plus bien répondre à ces questions. C’est là que gît ◀la▶ force principale ◀de▶ l’autre camp.
Quand on nous dit : « Qu’avez-vous à opposer à ◀l’▶idéologie stalinienne, à cette grande espérance des prolétaires, à cette religion nouvelle ? », nous hésitons souvent avant de répondre. Quand on nous dit : « Vous ne pourriez défendre ◀l’▶Europe qu’en opposant à ses ennemis une idéologie plus puissante que ◀la▶ leur, mais hélas, vous n’avez aucun passé ! », quand on nous dit cela, et que nous cherchons alors désespérément une réplique, ou que nous essayons ◀d’▶improviser quelque « mystique » nouvelle, nous sommes déjà battus.
Pour gagner, mais alors à coup sûr, il faut que nous soyons en état ◀de▶ répondre instantanément, avec une conviction totale. Il faut que nous répondions ceci : « Nous n’avons pas besoin comme vous ◀d’▶une mystique qui masque ◀les▶ faits, nous n’avons pas besoin ◀d’▶une idéologie, car nous avons nos libertés. Et ce n’est pas notre passé que nous défendons, mais bien ◀les▶ libertés qu’il a conquises, et qui sont ◀la▶ réalité présente ◀de▶ nos vies, bien plus : qui sont ◀le▶ gage ◀d’▶un avenir meilleur ! »
Ce langage seul peut nous sauver. Encore faut-il que nous soyons en mesure ◀de▶ ◀le▶ tenir sans équivoque, et en pleine connaissance de cause.
◀Le▶ temps est venu de passer à ◀la▶ contre-offensive.
Laissons ◀les▶ « mystiques » synthétiques aux peuples qui en ont grand besoin, parce qu’ils n’ont pas nos réalités — et leurs chefs doivent masquer cette absence par des slogans. Nous n’avons nul besoin ◀d’▶une mystique « aussi puissante » ou « plus puissante » que ◀les▶ leurs. Car ◀les▶ faits nous suffisent, et quant aux libertés, nous en avons plus que nous méritons.
Je crois à ◀la▶ vertu ◀de▶ ◀la▶ prise de conscience : c’est d’une part ◀le▶ début ◀de▶ ◀la▶ guérison, quand ◀le▶ mal est ◀d’▶ordre psychique ; c’est d’autre part une source ◀de▶ confiance en soi, quand ◀les▶ faits objectifs sont meilleurs que notre lassitude ne ◀le▶ pensait.
Rendus conscients des forces véritables ◀de▶ ◀l’▶Europe et ◀de▶ ◀l’▶Occident, nous serons en mesure, aussitôt, ◀de▶ renverser ◀l’▶absurde situation volontairement créée par ◀les▶ mystiques adverses. Au défi ◀de▶ ◀la▶ propagande, répondons tranquillement par ◀les▶ faits. Nous pouvons perdre toutes nos libertés. Nous pouvons aussi ◀les▶ sauver en décidant ◀de▶ ◀les▶ répandre. Si nous voyons ◀les▶ faits, et savons ◀les▶ faire voir, nous aurons du même coup repris ◀l’▶initiative. C’est l’autre camp qui sera forcé ◀de▶ se mettre sur ◀la▶ défensive, contre ◀le▶ rayonnement ◀de▶ nos vraies libertés. Or ◀le▶ meilleur moyen ◀de▶ ◀les▶ faire rayonner, c’est ◀de▶ ◀les▶ faire passer du plan des faits à celui ◀de▶ nos consciences et ◀de▶ nos volontés ; c’est ◀d’▶appeler toutes nos forces éparses à se fédérer solidement, non point à s’unifier mais à se fédérer dans leurs différences essentielles.
Si vous demandez : quelles sont nos chances ? Je dirai qu’elles dépendent ◀de▶ chacun ◀de▶ nous, — beaucoup plus que ◀d’▶un général américain. Chaque personne fait obstacle à ◀la▶ fatalité. Léviathan ne devient fatal que dans ◀la▶ mesure où nous quittons ◀la▶ lutte. Léviathan, c’est ◀la▶ somme exacte ◀de▶ nos petites démissions personnelles. Et c’est pourquoi je conclurai, une fois de plus, par ce delenda Carthago que j’opposais il y a quinze ans à une autre « mystique millénaire », mais déjà morte : — Là où ◀l’▶homme veut être total, ◀l’▶État ne sera jamais totalitaire.