Un complot de▶ protestants (novembre 1951)at
Tout compte fait, nous nous connaissions peu, ce jour ◀de▶ juin 39 où dans ◀le▶ hall ◀de▶ ◀la▶ rue Sébastien-Bottin, j’étais en train de téléphoner quand je ◀le▶ vois descendre ◀l’▶escalier. Je parle en ◀le▶ suivant ◀d’▶un œil. Il s’arrête, il paraît attendre. Je pose ◀le▶ récepteur et nous sortons. Nous voici sur un banc du boulevard Saint-Germain. ◀Les▶ autos passent tout près. Je ◀l’▶entends dire, dans ◀le▶ bruit : « Où habitez-vous maintenant ? » Je crie que je ◀l’▶ignore, devant quitter demain ◀la▶ maison ◀de▶ Charles Du Bos qui rentre ◀d’▶Amérique, et je viens ◀d’▶apprendre au téléphone que « cela ne va plus » pour un appartement promis. Il dit encore (mais vraiment j’entends mal) : « Vous cherchez un studio ? » — « Oui, c’est exactement ce qu’il me faut. » Il a l’air étonné, puis amusé. Et, soudain, en se levant : « Eh bien ! si c’est ainsi, allons ◀le▶ voir ◀de▶ ce pas, voulez-vous ? » Alors, seulement, je comprends qu’il avait dit : « J’ai un studio… »
◀Le▶ lendemain matin, très tôt, nous arrivons chez lui, ma femme et moi. ◀Le▶ studio est vaste et plaisant, agrémenté ◀d’▶un escalier conduisant à une large galerie. Par une porte capitonnée qui donne sur ◀la▶ bibliothèque où il travaille, Gide apparaît en robe de chambre grise, ◀le▶ corps un peu tassé et ◀de▶ large carrure, sa belle tête ◀de▶ moine tibétain barrée ◀d’▶un sourire mince et pourtant amical. Il fait très chaud. ◀De▶ ses poches, il tire deux bouteilles ◀de▶ bière et nous ◀les▶ offre. Au milieu du studio pend un trapèze. Gide s’y appuie des deux mains, se balance en regardant nos valises. « Tout cela s’est arrangé si soudainement, dit-il, c’est inquiétant. Cela me ferait presque croire à ◀la▶ Providence !… Mais dites-moi, Rougemont, quand on saura que vous habitez ici, qu’est-ce qu’on va dire ?… » Et il répète, à travers ses dents serrées : « Qu’est-ce qu’on va dire ?… » avec un sourire inquisiteur. Je me garde ◀de▶ répondre. Finalement, Gide en riant : « On va dire que c’est un complot ◀de▶ protestants ! »
◀Le▶ mot ne manque pas ◀de▶ pertinence. Tous ◀les▶ matins, vers onze heures, il viendra entrouvrir ◀la▶ porte capitonnée, en s’annonçant par un profond « Allô ! Allô ! » et me demandera ◀de▶ passer chez lui pour quelques instants. Et, chaque fois, il orientera ◀la▶ conversation vers des sujets religieux ou même théologiques, comme si c’était précisément pour m’en parler qu’il m’offrait ◀l’▶hospitalité.
Saint Paul reste sa bête noire. Et ◀l’▶idée même ◀d’▶orthodoxie. Il nie vivement que ◀le▶ terme ◀d’▶orthodoxie protestante puisse avoir un sens. ◀Le▶ protestant, pour lui, c’est ◀l’▶opposant. (Comme on ◀le▶ croit généralement en France.) ◀Les▶ gênes fécondes qu’il demandait jadis qu’on rende à ◀l’▶art, ◀la▶ « critique dogmatique » des grandes époques, ne sont plus que mensonges à ses yeux dès que ◀l’▶on passe à ◀l’▶ordre spirituel. Peut-être ne songe-t-il qu’à ◀la▶ morale ? « En somme, lui dis-je, vous vous en tenez au protestantisme libéral ◀de▶ ◀la▶ fin du xixe siècle ? » — « Oui, c’est assez cela, ◀la▶ position du pasteur Roberty, que j’aimais bien. »
Vite lassé par ◀les▶ débats ◀d’▶idées, il semble répugner à toute pensée qui par ◀le▶ style d’abord ne ◀l’▶ait séduit. Il me parle souvent des Variations ◀de▶ Bossuet, avec une vive admiration, mais se refuse à Kierkegaard, qu’il juge « trop long ». Marquant ainsi bien franchement ses limites, et ◀les▶ moyens particuliers ◀de▶ sa recherche.
Sur un seul ◀de▶ ces entretiens, j’ai pris des notes. C’est celui du 20 juin. J’avais eu ◀l’▶impression ce jour-là que Gide passait ◀la▶ prudence dans ◀l’▶aveu, qu’il me disait ce qu’il ne pouvait dire, et n’a peut-être jamais répété.
◀La▶ conversation s’engage sur ◀L’▶Amour et ◀l’▶Occident , qu’il est en train de lire, et dont il me déclare, à ma profonde surprise, qu’il y trouve une explication des « erreurs ◀de▶ sa vie ◀de▶ jeune homme ». En phrases lentes et difficultueuses, coupées ◀de▶ silences et ◀de▶ reniflements, il se met à parler sur « ◀le▶ drame ◀de▶ sa vie ».
Jeune homme épris et puritain, il a voulu disjoindre ◀l’▶amour et ◀le▶ plaisir. Il croyait que « ◀l’▶amour hétérosexuel » était ◀d’▶autant plus pur que rien ◀de▶ charnel ne s’y mêlait. « C’est ainsi que je me suis complètement blousé », répète-t-il en accentuant, circonflexant le dernier mot. Ce qui ◀l’▶a souvent frappé chez bien des femmes, c’est leur manière « ◀de▶ s’offusquer du désir ◀de▶ ◀l’▶homme ». Plusieurs, mariées, lui ont confié « qu’elles tenaient ◀la▶ libido ◀de▶ leur mari pour quelque chose ◀de▶ morbide. “Cela recommence tout ◀le▶ temps !” disaient-elles ». Il hoche ◀la▶ tête, trouve cela très curieux, n’est-ce pas ? — un éclair ◀de▶ malice au coin de l’œil. Puis il a quelques phrases obscures, apparemment contradictoires avec ce qu’il vient de me dire : « J’ai trop longtemps gardé cette illusion que ◀la▶ femme n’avait pas besoin du commerce physique, autant que nous. Hélas, je ne voyais pas clair. On se trompe ainsi, et ◀les▶ conséquences. J’ai été assez bête pour croire cela ! Il ne faut jamais croire ce qu’elles nous disent. » Il a pris une expression angoissée et crispée. « Je vous parle très sincèrement, je vous parle ◀de▶ choses qui ont joué un rôle très grave dans ma vie. » (Frappé par ◀le▶ ton ◀de▶ confession, par ◀le▶ ton « c’était mal » ◀de▶ ses propos.) Et, subitement, après un silence : « C’est ainsi que j’ai commis, à cette époque — je parle ◀de▶ mon premier séjour en Afrique, — une terrible erreur ◀d’▶aiguillage ! »
Puis il tousse, se plaint ◀de▶ fumer trop, et ◀de▶ n’arriver point à se contraindre.
◀Les▶ jours suivants, il me donne à lire, par paquets, ◀les▶ épreuves ◀de▶ son Journal en cours ◀d’▶impression, et sur lequel je vais écrire un article pour ◀la▶ NRF. Il insiste comme il sait insister sur ◀les▶ suppressions qu’il y a faites. Tout ce qui concerne intimement sa femme — « ◀le▶ seul être, dit-il, que j’ai vraiment aimé » — tous ces passages ont été coupés. On ◀les▶ lira plus tard. Il ◀les▶ a recopiés dans deux cahiers gris ◀d’▶écolier.
Un soir, il vient m’avertir qu’il compte s’absenter pour huit jours. Mais son studio me restera ouvert ; que j’y vienne prendre tous ◀les▶ livres dont je pourrais avoir besoin…
Dès ◀le▶ lendemain, j’y pénètre, bien sûr. Des housses couvrent ◀les▶ meubles, une sorte ◀de▶ vieux drap son grand bureau. Sur ◀l’▶étoffe, bien en évidence, un fort cahier gris ◀d’▶écolier. J’ai lu les premières lignes, pour vérifier, et j’ai vite refermé ◀la▶ couverture. Pudeur, ou répugnance à donner dans ◀le▶ piège ? ◀Les▶ deux sans doute.
Combien ◀de▶ fois ◀l’▶ai-je revu après ◀la▶ guerre ? Souvent, en somme, et dans ◀les▶ lieux ◀les▶ plus divers, « Au Vaneau », près de Lausanne, à Neuchâtel, à Berne. Mais je n’ai plus souvenir ◀d’▶aucune conversation qui mérite ◀d’▶être rapportée, j’entends : qui modifie ◀le▶ moins du monde ◀l’▶image que ◀l’▶on connaît ◀de▶ lui. Nous parlions style, tournures ◀de▶ phrases, Littré. Et quelquefois, littérature. (Mais il s’en détachait visiblement, n’admirant plus, avec quelque ferveur, que ◀les▶ ouvrages qu’il se sentait ◀le▶ plus incapable ◀d’▶écrire : ceux ◀d’▶un Marcel Aymé, ◀d’▶un Simenon.) À Berne, pendant un déjeuner, il s’enquit avec insistance ◀de▶ mon opinion sur Strindberg, et je lui fis une réponse assez vague, m’étonnant surtout ◀de▶ ◀la▶ question. Huit jours plus tard, il recevait ◀le▶ prix Nobel.
Chez Richard Heyd, un soir, à Neuchâtel, ◀l’▶on jouait au « cadavre exquis ». (L’un écrit trois questions, l’autre en même temps trois réponses, puis on lit à haute voix ◀les▶ papiers. Jeu ◀de▶ télépathie, plutôt que ◀de▶ hasard.) J’avais écrit, dernière question : « Qu’est-ce que ◀le▶ style ? » Catherine, sa fille, lut sa dernière réponse : « ◀L’▶originalité du Bipède. » (C’est ainsi qu’on ◀l’▶appelait dans ce groupe.) Gide s’éclaircit ◀la▶ voix pour observer que ◀le▶ jeu devenait bien personnel, et proposa des bouts-rimés. Il y excellait.
Peu ◀d’▶hommes m’ont donné l’impression que ◀le▶ problème religieux existait dans leur vie en tant que problème permanent. Écarté, refoulé chez ◀les▶ uns ; et chez ◀les▶ autres résolu, croient-ils. Je ne dis pas qu’il torturait Gide, hors quelques crises dont nous avons ◀les▶ témoignages, mais il restait, pour lui, problème.
Gide avait peu ◀d’▶instinct religieux, et moins encore ◀de▶ goût pour ◀la▶ métaphysique. Il préférait ce qu’il jugeait important à ce que d’autres jugent profond. Son défaut ◀de▶ sens poétique me paraît presque inégalé depuis Montaigne. (Je ne nie pas un instant son lyrisme.) Et c’est ainsi qu’il réussit à remplacer ◀le▶ tragique par ◀la▶ perplexité. Tout cela peut éclairer son attitude envers ◀le▶ christianisme et son mystère.
Peu ◀d’▶instinct religieux chez cet homme, alors que ◀le▶ christianisme, ◀l’▶Église et ◀l’▶Évangile, furent ses constants sujets ◀d’▶irritation, ◀de▶ nostalgie ou ◀de▶ perplexité ? ◀Le▶ paradoxe n’est qu’apparent. Qu’on n’oublie pas sa formation chrétienne ; ses lectures prolongées et sans cesse renouvelées ◀de▶ ◀l’▶Écriture ; son amour pour ◀le▶ style biblique ; ◀la▶ confusion courante — non seulement puritaine — entretenue chez ◀les▶ jeunes bourgeois entre tabous sexuels et spiritualité, ◀d’▶où sa polémique inlassable contre ◀l’▶orthodoxie telle qu’il ◀l’▶imaginait et dans laquelle il voyait (par erreur) ◀la▶ sanction ◀d’▶une certaine éthique ; ◀la▶ conversion ◀de▶ quelques-uns ◀de▶ ses amis ; enfin ◀la▶ piété ◀de▶ sa femme. Ces données biographiques ne font point une nature. Elles expliquent simplement ◀l’▶insistance du problème aux stades ◀les▶ plus variés ◀de▶ ◀l’▶évolution ◀de▶ Gide.
Ce qui ◀l’▶a vraiment torturé, c’est ◀l’▶éthique, non ◀le▶ religieux ; ◀la▶ justice et non ◀le▶ salut ; ce que ◀l’▶on vit et comment on juge, non ◀la▶ connaissance pure, ni ◀le▶ mystère. Réduisait-il ◀la▶ religion à ◀la▶ morale ? Je pense plutôt que ◀la▶ morale était ◀le▶ lieu ◀de▶ son vrai drame, et qu’il ne pouvait approcher ◀la▶ religion que dans ce drame. Ainsi, devenir ou redevenir chrétien, ne pouvait signifier pour lui que ◀la▶ sainteté, non ◀l’▶accueil du mystère, ni ◀l’▶adhésion à un credo. J’en donne ◀la▶ preuve : avoir ◀la▶ foi sans être saint lui paraissait ◀la▶ tricherie même, tandis qu’il eût admis ◀la▶ sainteté sans foi. Que dis-je ? Il ◀l’▶a souhaitée expressément. Mais comment définir un saint qui ne croit pas ? Un saint privé ◀de▶ foi autant que ◀de▶ religion, ni chrétien ni hindou, sans mystique, ni mystère ? Ne serait-il pas un homme tout à fait plat, réduit à quelques partis pris éthiques ? Ce débat nous éloignerait ◀de▶ ◀la▶ réalité ◀de▶ Gide. Une intense affectivité ◀le▶ liait, ◀le▶ reliait, au monde du christianisme, même s’il en refusait ◀les▶ dimensions profondes.
J’ai dit qu’il se méfiait ◀d’▶une certaine « profondeur » qui mesure parfois ◀la▶ distance entre ◀l’▶éthique et ◀la▶ mystique, mais qui souvent n’est qu’un concept bâtard, engendré par ◀le▶ romantisme. Gide recherchait plutôt ◀la▶ rectitude, qu’il tenait pour ◀la▶ vérité. Il lui arrivait ainsi ◀de▶ s’arrêter à ◀la▶ logique exotérique ◀d’▶un texte, disons à son seul sens éthique. Penchant bien protestant, ou simplement rançon ◀d’▶une sobriété stricte. Ses connaissances bibliques me stupéfiaient. ◀L’▶usage qu’il en faisait me semblait décevant. Là où Claudel prend son élan pour caramboler des symboles, où Valéry se fût poliment récusé, Gide objectait, déduisait, s’émouvait… Peu ◀d’▶écrivains, même chrétiens, nous ont montré pareil amour pour ◀l’▶Évangile, et cela jusque dans ◀les▶ années où il doutait ◀de▶ ◀l’▶existence ◀de▶ Dieu.
Mais il croyait à ◀l’▶homme individuel, et cette croyance est née ◀de▶ ◀la▶ synthèse du christianisme. Elle n’existe pas hors de lui, et n’est pas explicable sans lui. (Je ne dis pas qu’elle soit chrétienne pour autant.) Gide était individualiste. Savons-nous encore mesurer ◀le▶ sens et ◀la▶ portée ◀de▶ cette banalité, en vérité bizarre et unique dans ◀l’▶Histoire, une civilisation sur vingt et une connues ◀l’▶ayant rendue possible et acceptable.
« Hérétique entre ◀les▶ hérétiques », toujours soucieux ◀de▶ différer mais ◀de▶ légitimer sa différence, on ne pouvait être plus occidental. On ne pouvait être moins mystique au sens des religions traditionnelles, au sens du mythe, des astres et ◀de▶ ◀l’▶ordre cosmique, ou bien encore au sens ◀de▶ lois fatales et collectives interprétées par un Parti.
C’est pourquoi ◀le▶ problème religieux, tel qu’il se pose au monde christianisé, et à lui seul, libéré ◀de▶ ◀l’▶empire des mythes, n’a cessé ◀d’▶occuper sa pensée. Et j’ignore si c’est mal ou bien : je constate simplement ◀le▶ phénomène. Je ne tiens pas ◀la▶ foi pour une vertu plus que ◀l’▶absence ◀de▶ foi pour une preuve ◀de▶ courage. Des vertus et des vices, dans un milieu donné, tout le monde reste en droit ◀de▶ juger au nom des normes établies. Mais ◀la▶ foi, ◀le▶ salut personnel n’ont rien à voir avec ◀la▶ bienséance, et ne sont pas ◀de▶ ◀l’▶ordre des mérites. Et c’est pourquoi il est écrit : « Ne jugez pas ! » J’avoue que je comprends mal, ou plutôt que je réprouve, ces discussions sur ◀la▶ croyance ou non ◀d’▶un homme connu, multipliées et prolongées après sa mort, dans notre siècle. Elles ne sont ni chrétiennes ni simplement honnêtes. « ◀Le▶ Seigneur seul connaît les siens », dit ◀l’▶Écriture : si ◀l’▶on est chrétien, qu’on croie cela, laissant aux incroyants ◀le▶ droit ◀de▶ mieux savoir. Et qu’est-ce que cela peut bien nous faire ? Sinon nous servir ◀d’▶argument et nous rassurer curieusement dans notre foi ou dans notre incroyance, — parce qu’un de plus vient renforcer notre parti, et qu’il n’est pas le premier venu. C’est usurper ◀la▶ place du Juge, ou mêler vanités et salut.
Si Gide a refusé totalement quelque chose, c’est justement ◀le▶ totalitarisme, qui est ◀l’▶esprit ◀de▶ parti logiquement développé. Et d’abord dans ◀la▶ religion. ◀Le▶ vrai croyant demain, ne sera-t-il pas celui qui osera dire : « Je ne crois pas ! » quand ◀l’▶État contre ◀l’▶homme invoquera ◀les▶ Nécessités ◀de▶ ◀l’▶Histoire ? Il n’est pas ◀de▶ vraie foi sans vrai doute, plus qu’il n’est ◀de▶ lumière sans ombre. Et je n’entends pas dire que Gide fut un croyant, mais il reste un douteur exemplaire.