(1961) {Title} « La vie religieuse aux États-Unis (1942-1945) (1952) » pp. 1-4

La vie religieuse aux États-Unis (1942-1945) (1952)e

Parmi les préjugés que nous cultivons, à l’égard des États-Unis, l’un des plus difficiles à corriger concerne la vie religieuse des Américains. J’entends répéter partout que l’Amérique est une nation intégralement matérialiste, et qu’au fond sa vraie religion est le culte du dieu Dollar. Qu’il y ait dans ce jugement courant un peu de vérité, mais beaucoup d’erreurs et encore plus d’ignorance des faits, c’est ce que je voudrais vous faire voir, comme j’ai pu le voir moi-même, sur place, pendant les six années que j’ai passées là-bas, de 1941 à 1947.

Je recommencerai ma description par l’extérieur, par ce que l’on voit quand on se promène dans New York, puis dans les petites villes et villages qui l’entourent. On m’avait dit que je trouverais à Manhattan de pauvres petites églises tout écrasées entre des gratte-ciel triomphants, et que c’était là le symbole bien visible de la suprématie de la matière sur l’esprit, en Amérique. Et en effet, j’ai vu cette vieille église de la Trinité, qui dresse sa flèche de brique noircie au bas du canyon de Wall Street, et qui paraît bien finie et bien modeste au pied d’immenses parois luisantes des banques. Mais j’ai remarqué que les employés et les directeurs de ces banques venaient nombreux aux offices célébrés chaque après-midi, à 4 heures, dans ce vieux sanctuaire anglican.

Et puis, en remontant les grandes avenues de Manhattan, j’ai été frappé par le nombre des lieux de culte, par le luxe de leur architecture — généralement inspirée du gothique — et par la circulation continuelle des fidèles et des visiteurs dans leurs nefs richement décorées. Moins haute que les gratte-ciel, évidemment, ces églises sont cependant beaucoup plus vastes que la plupart de nos édifices religieux. La cathédrale anglicane de Saint-Jean, de l’Apocalypse, construite au sommet d’une colline de granit qui démine Manhattan, sera même la plus grande cathédrale du monde, lorsque ses tours seront achevées.

Allez maintenant dans les campagnes de la Nouvelle-Angleterre. Vous êtes accueilli à l’entrée des villages par des panneaux-réclame souhaitant la « bienvenue à tous » dans les églises de la localité. Dans un village d’un millier d’habitants, vous trouverez en général 4 ou 5 lieux de culte de confessions différentes, ou comme on le dit là-bas, de « dénominations » différentes : l’un baptiste, l’autre méthodiste, le troisième catholique, le quatrième luthérien ou presbytérien. Et toutes ces églises sont pleines, chaque dimanche. Voici un petit trait bien significatif : cherchant à louer une maison, je parcours les annonces du journal et je lis par exemple : « Maison de 6 pièces, confort, garage, métro, Église à proximité ». Je n’ai jamais lu rien de pareil dans un journal de nos pays. J’achète ensuite un guide de quartier, d’aspect commercial. Une page y est réservée aux églises. Je lis en tête : « Préservez votre privilège américain : allez au culte de votre paroisse ! » Et quand j’ouvre les énormes journaux du dimanche à New York, j’y trouve des pages entières consacrées aux choses religieuses : sujets des sermons, programmes musicaux des différents cultes, nouvelles des activités sociales des paroisses (qui comprennent des séances de loto, des cinémas, et des soirées dansantes), annonces des services qui seront célébrés de 6 h du matin à 5 h du soir par une quarantaine de « dénominations » différentes.

Comment expliquer cette présence si visible et si naturelle de la religion dans la vie quotidienne américaine, soit qu’il s’agisse de l’aspect des rues ou de la presse, ou de la radio ? Il faut remonter aux origines mêmes des États-Unis pour en saisir la raison profonde.

N’oublions pas, en effet, que les États-Unis ont été peuplés par des groupes successifs de colons, la plupart exilés d’Europe pour cause de religion. Ce qu’ils venaient chercher en Amérique, c’était la liberté de célébrer leur culte à leur manière et plus encore : la liberté de bâtir une cité conforme à leurs doctrines morales et politiques. Et c’est ainsi que dès le début, leur religion prit un caractère social très accentué, et que leur vie civique fut étroitement déterminée par la théologie de leurs églises diverses.

Notons en passant que s’il y a tant de confessions différentes aux États-Unis, cela tient surtout aux origines très variées des colons : un luthérien parce qu’il descend d’ancêtres scandinaves ou allemand ; un réformé descend d’ancêtres hollandais, un presbytérien d’ancêtres anglais, un catholique-romain, d’ancêtres italiens ou irlandais, et ainsi de suite. C’est ainsi que les 60 millions de protestants américains se répartissent en une dizaine de grandes « dénominations » à côté des 23 millions de catholiques romains.

Mais il me tarde d’en venir au rôle social que joue la religion en Amérique. Le grand fait qu’il faut souligner, c’est que les États-Unis n’ont jamais pratiqué l’union de l’Église et de l’État. Quoique mêlée, et bien plus que chez nous, à la vie publique et sociale, la religion en Amérique ne dépend en rien de pouvoirs, n’en reçoit pas d’argent, et garde donc une totale indépendance de jugement à l’égard de la politique nationale. Il en résulte deux conséquences très importantes.

La première, c’est que l’Amérique n’a jamais connu, et ne peut pas connaître, le phénomène de l’anticléricalisme, ce douloureux problème hérité, en Europe, de la collision entre le trône et l’autel. L’État américain est parfaitement laïc, mais la plupart des gouvernants sont inspirés par l’esprit chrétien.

La seconde conséquence de l’indépendance des Églises en Amérique, c’est que ces Églises restent en mesure de critiquer l’État et sa politique, avec autant de force et d’efficacité que nos syndicats, par exemple. C’est ainsi qu’à l’origine et au premier rang de la lutte contre l’esclavage des noirs, de la lutte contre les taudis, de la lutte pour la prohibition, de la lutte pour les droits des travailleurs, du pacifisme militant, bref de toutes les grandes causes publiques aux États-Unis, vous trouverez une église ou des pasteurs, plus dynamiques au nom de leur Bible qu’un démagogue au nom des droits d’une classe.

Il en résulte qu’on ne saurait surestimer la puissance des Églises dans la vie nationale américaine. Si, par exemple, le président Roosevelt a tant tardé à entrer dans la guerre, et n’y est même entré que forcé par l’attaque japonaise à Pearl Harbour, ce fait est dû en bonne partie à la résistance que l’Église méthodiste, la plus nombreuse, opposait à l’idée de guerre en général et au service militaire. Le peuple américain, durant la dernière guerre, n’a vraiment accepté la lutte que lorsque les Églises, révisant leur position, l’y ont engagé. Il ne serait pas possible, aujourd’hui encore, de gouverner les États-Unis contre l’opinion des principales Églises. Le président Truman vient de s’en apercevoir, une fois de plus, lorsque devant l’opposition des Églises protestantes, il a dû rapporter sa décision de nommer un ambassadeur au Vatican. De même la protestation d’une partie du clergé contre l’emploi de la bombe atomique, en 1945, a joué un rôle important dans l’évolution subséquente de la politique américaine.

Certes, un Européen sera tenté de juger que la religion en Amérique est une morale civique, plus qu’une mystique. L’Américain tend à ramener la foi au niveau d’un idéal de vie « décente », et les mystères de l’au-delà jouent peu de rôle dans sa piété. Mais en retour, il nous faut reconnaître que cette piété américaine est mieux incarnée que la nôtre dans la vie quotidienne et dans la vie publique.

Nos Églises d’Europe montrent plus d’exigence dans le domaine de la doctrine, mais les Églises américaines se font mieux entendre des masses et des dirigeants. Entre la pureté théologique et l’efficacité morale, comment choisir ? Le mieux, certes, serait d’échanger les leçons de la rigueur européenne et celles de l’esprit réalisateur des Américains. Une connaissance mutuelle plus exacte peut seule conduire à cette synthèse qui serait le salut de l’Occident.