(1956) Articles divers (1951-1956) « Prototype T.E.L. (janvier 1952) » pp. 32-44

Prototype T.E.L. (janvier 1952)f

Entouré de soins extravagants, soumis à des épreuves exceptionnelles, étudié dans le moindre détail de son comportement souvent imprévisible, le prototype peut se révéler impropre à la fabrication de série : son intérêt n’en est pas amoindri. Car il fournit une connaissance nouvelle de certaines limites de vitesse, de résistance, ou de maniabilité. Que se passe-t-il quand on les atteint ? Jusqu’où peut-on les reculer ? Et à quel prix ? Tout cela servira finalement à mieux construire des appareils utiles. Je me proposer d’envisager Lawrence comme prototype d’une race d’écrivains dont le siècle déjà nous donne plusieurs exemples, souvent moins purs ou moins achevés.

Lawrence ne fut un écrivain que par accident, semble-t-il. Mais cet accident fit sa gloire, et nous donne seul la possibilité et le désir de parler de lui. Bien d’autres ont vécu des aventures semblables, mais lui « savait ce qu’il était en train de faire, tandis que les autres travaillaient d’instinct3 ». Les Sept Piliers de la Sagesse, et toutes ses lettres, témoignent d’une volonté de conscience et d’expression qui justifie le point de départ de cet essai.

Le héros-écrivain du xxe siècle

Pour distinguer la singularité exemplaire du cas de Lawrence, ce n’est pas à la seule analyse de l’œuvre en soi qu’il faut recourir, mais d’abord il convient de chercher le rôle qu’a joué cette œuvre dans le conflit entre l’auteur et son époque.

L’écrivain du xviie siècle nous paraît intégré naturellement à la société de son temps. L’écrivain du xviiie siècle ne l’est guère moins, bien qu’il mette en question, ou raille agressivement, mais de l’intérieur où il est installé, les principes de l’ordre existant (Rousseau, à peu près seul, s’en désolidarise). Après Napoléon, tout change. Paraît la race nouvelle des exilés sur place — Kierkegaard, Baudelaire et Nietzsche en sont les types — exilés dans la négation d’un ordre qui les cerne sans les incorporer, exilés dans le nihilisme, exilés dans la transcendance. Il n’y a plus de commune mesure entre celui qui pense et ceux qui agissent ; il n’y a donc plus de communauté réelle. Et c’est pourquoi le xxe siècle verra tant de nomades et de vrais émigrés.

Les uns voyagent vers des climats et des coutumes où l’isolement social, sans être surmonté, soit du moins compensé par quelque sentiment de participation choisie (Rilke à travers l’Europe ; Gide en Afrique ; D. H. Lawrence en Italie et chez les Indiens du Mexique ; Bernanos à Majorque, au Brésil ; Joyce à Trieste, en Suisse, en France ; et presque tous les écrivains américains). D’autres s’exilent dans un métier d’errants (Joseph Conrad, Claudel et Saint-John Perse). Et beaucoup se sont vus exilés par le parti qui avait confisqué leur patrie (de Silone à Koestler, en passant par les Allemands, les Espagnols, les Russes et ceux de l’Est européen).

Certains, enfin, parlent en quête d’une communauté à rejoindre où à recréer dans l’action, et là seulement les mots pourront reprendre un sens, et le langage un pouvoir authentique. Mais ceux-là pensent d’abord à l’action, et dans l’action à se réaliser, à mesurer le pouvoir d’un homme contre le monde et sur soi-même. Est-ce encore une compensation ? Le dépit amoureux peut rendre chaste ou au contraire jeter dans la débauche. Et de même, le dépit communautaire peut provoquer un individualisme exaspéré, ou au contraire la décision de servir sans beaucoup d’illusions une cause dont la valeur importe moins que les épreuves qu’elle impose.

Nous voici tout près de Lawrence et d’une classe d’écrivains qui restera sans doute la plus typique de notre siècle.

Ils sont héros par autre chose que par leur œuvre : par l’action dont cette œuvre témoigne, et dont elle tire son efficacité particulière. Car l’action sert de gage aux mots, et dans ce sens technique ces hommes sont engagés : ils ont payé de leur personne le prix d’une signification.

Que ces héros soient les nomades, on vient d’en voir la raison générale. La plupart courent leur aventure hors de chez eux, sourdement irrités qu’ils sont de se sentir étrangers dans leur peuple. S’expatrier devient une mise au point, une traduction spatiale du conflit qu’ils constatent entre leurs exigences intimes et l’insipidité de la vie défaite de leur cité. (Quelques-uns ont trouvé dans l’armée, et surtout, dans l’aviation, le moyen de s’expatrier sans passer les frontières de leur pays. L’aviateur est toujours en instance de départ, et par là, séparé de l’existence quotidienne : « Premier point : nous ne sommes pas liés au sol », écrit Lawrence, à propos de la RAF.)

Ils courent leur aventure hors de chez eux, à la fois comme des conquérants et comme des révolutionnaires. Ce trait mérite une attention spéciale. Peu sont des partisans au premier chef, et peut-être plusieurs d’entre eux se fussent-ils résignés, dans leur pays, à l’état politique existant. Byron, à cet égard, serait l’exemple extrême, qui meurt pour la libération des Grecs, mais n’eût rien fait contre les droits des lords ou des capitalistes en Angleterre. À vrai dire, c’est un goût de la lutte contre la vie, avec des camarades donnés par le hasard, qui les jette dans des entreprises où la technique de la conquête (même pacifique) se confond avec celle du complot. On les voit engagés de préférence dans des conquêtes hasardeuses, que les gouvernements soutiennent à contrecœur, et parfois découragent en sous-main, ou bien dans des révolutions mais que d’autres ont déclenchées, qui n’en sont plus au stade des revendications mais des coups de feu, et qui demandent bien moins de conviction politique que d’audace ou de discipline, de goût du sacrifice ou de volonté de puissance.

Les exemples précis de Jünger, d’Edschmid, de Koestler, de Malraux, dans leur première période ; mieux encore, de T. E. Lawrence, de Saint-Exupéry, de Hillary ; et même de Salomon et Hemingway, viennent à l’appui de ces remarques générales et les nuancent d’ailleurs autant qu’il faut. Si divers que nous les jugions par la valeur morale ou littéraire, par l’importance aussi de leur rôle historique et la sincérité de leurs convictions, tous ces hommes sont, ou furent, des individualistes à la recherche d’une action commune, action conduite à l’étranger, et dont les fins dernières leur importaient bien moins que l’expérience elle-même, moins que le fait de servir en soi, ou d’éprouver les limites de l’homme. Ces anarchistes engagés se reconnaissent à un signe certain : entre eux et le rôle qu’ils jouent, souvent à grand péril, il y a toujours une marge de conscience. Et dans cette marge naît leur œuvre écrite.

Souvent l’homme d’un seul livre, sous des titres divers, peu d’entre eux sont des écrivains nés, au sens courant de l’expression, qui suppose non seulement le don mais une certaine facilité. C’est qu’ils se sont formés dans un monde où l’erreur entraîne des sanctions immédiates, où l’exactitude est vitale, soit qu’il s’agisse d’un ordre à rédiger ou d’une opération technique. Ces scrupules à plier le sens précis au rythme ou au jeu des syllabes peuvent gâter l’allure d’un texte, ils n’en ont cure. Les meilleurs se rattrapent sur un plan plus profond d’efficacité du langage : certaines recettes pour manier les esprits, et surtout pour leur imposer un angle de vision déterminé — c’est tout le secret du commandement — leur sont connues ou instinctives. Ce n’est pas seulement à leur réputation d’aventuriers, de révolutionnaires ou d’aviateur qu’est dû le prestige particulier de leurs écrits, mais tout autant à l’efficacité d’une syntaxe qui sait comment « saisir » (expression favorite de Saint-Exupéry).

Soulignons que ces écrits ne sont nullement pour eux les substituts de l’action terminée ou provisoirement suspendue, mais plutôt les efforts pour lui trouver un sens, et justifier l’auteur de l’avoir entreprise. Témoignages cependant ambigus : autobiographiques par nature, ils livrent peu de confidences. Ils n’avouent guère d’autre ambition que celle d’un serviteur de la cause collective, et ne donnent de l’individu qu’un portrait simplifié et dûment stylisé. Nés d’un besoin de s’expliquer, ils restent obscurs sur un point décisif : celui des fins dernières que poursuivait l’auteur quand il vivait ce qu’il raconte. On se reporte alors à des écrits posthumes, à des lettres ou carnets intimes, et l’on s’aperçoit que le problème, loin d’y recevoir la réponse la plus attendue, n’y apparaît que plus fondamental : c’est pour tenter de le résoudre que l’homme écrit, et que parfois il retourne à l’action ; pourtant, ce qu’il nous laisse enfin n’est qu’une question, l’exemple d’une « passion » dont l’enjeu n’est pas clair. Et certes, les péripéties d’une telle passion peuvent bien suffire à l’intérêt de l’œuvre. Elles font pâlir presque toutes nos fictions. Elles nous forcent à croire qu’ici, enfin, un homme nous parle avec l’autorité d’une expérience virile poussée jusqu’aux extrêmes, dans la rigueur morale et les rigueurs physiques. Mais cédant à l’exigence extrême éveillée par un tel exemple, nous demandons : pourquoi ces épreuves inhumaines ? Quels motifs deviner chez ceux qui s’y exposent ? Névrose, ou volonté de sainteté « laïque » ? Par quels buts souverains les justifier ? Si l’on répond qu’elles dénudent l’homme dans sa plus sobre vérité, nous demandons alors : qui va revêtir cet homme d’une vocation plus vraie que les causes qu’il a servies et qui se révèlent toujours, au bout du compte, décevantes ?

II. T.E.L. et Saint-Exupéry

« L’ambition est un motif méprisable ; l’amour de la liberté une illusion ; le patriotisme, difficile quand ceux — comme dit Lawrence — qui aiment le plus l’Angleterre sont souvent ceux qui aiment le moins les Anglais ; quant à l’honneur, il est plus facile de mourir pour lui que d’en vivre ; mieux vaut mourir que de conduire les autres, dans l’intrigue et la cruauté, vers la désillusion finale. » C’est en ces termes que la plus sobre des biographies de Lawrence4 décrit l’état d’esprit du héros de 30 ans, à la fin de ses campagnes d’Arabie, avant le grand échec de ses espoirs à la Conférence de Versailles. Mais comment ne pas penser à Saint-Exupéry ?

Le parallèle s’impose entre ces deux figures. Qu’elles aient été si différentes à tant d’égards, si contrastées dans leurs données individuelles, ne fait qu’accentuer l’intérêt d’un rapprochement entre les deux personnes. Relevons d’abord les différences afin de mieux déterminer la formule d’homme qui, malgré tout ou presque tout, leur est commune.

L’un Anglais et l’autre Français, et bien qu’ayant tous deux vécu leur aventure à l’étranger, parfaits représentants de leur nation, dans ce qu’elle a justement de plus différent de l’autre. L’un protestant et l’autre catholique, et bien que tous les deux éloignés de leur foi, irrévocablement marqués par deux morales aussi extrêmes dans leur domaine qu’hostiles entre elles : la puritaine et la jésuite. L’un ascète, l’autre bon vivant. L’un chaste, et l’autre aimant à répéter que la femme est le repos du guerrier. L’un tourmenté de scrupules dans l’action et plein d’humour quand il parlait de son œuvre écrite, l’autre contant ses aventures avec brio et insistant pour lire à ses amis les versions successives de ses livres en train. L’un réservé jusqu’au silence total, l’autre toujours en quête d’une audience amicale. L’un petit et durci, l’autre grand et sérieux. On imagine difficilement deux hommes aux caractères mieux contrastés. Tout ce qui chez l’un et l’autre forma l’individu : race, nation, milieu, religion, nature physique, tempérament, coutumes, tout peut être opposé terme à terme. Mais voyons maintenant leur personne, j’entends ce qu’ils ont fait de ces données natives, et les tensions qu’ils ont instituées entre ce qu’ils étaient et ce qu’ils se voulaient. Voyons leur création, leur action, et leur drame. Une ultime structure de destinée semble gouverner ces deux vies.

Leur vocation s’est marquée dès l’enfance et affirmée pendant l’adolescence : à 20 ans les voilà partis, l’un pour des fouilles dans les pays arabes qu’il avait étudiés avec passion ; l’autre sur ces avions qu’il essayait déjà de manœuvrer en cachette à 16 ans. Les deux intellectuels qui resteront toujours si furieux de l’avant-garde littéraire, l’un tourné vers l’histoire et l’autre vers les sciences, mais tous deux inventeurs de machines, vont choisir des métiers où la technique s’allie à l’art du commandement, et le risque à la discipline. Le travail s’y poursuit en équipe avec des camarades frustes et durs. Bien plus, ce travail les entraîne loin de leur patrie, dans des régions sauvages. Les voici doublement dépaysés, et par la plus curieuse coïncidence, aux prises dans le désert avec les mêmes Arabes. Soit qu’il s’agisse de négocier avec ceux-ci pour libérer un camarade pris en otage, ou de les inciter à la révolte, dans les deux cas il faut parler leur langue, pénétrer leurs modes de penser, s’assimiler les procédés subtils qui fondent le prestige de leurs chefs. De ce commerce prolongé et de la coutume du désert, tous les deux garderont le secret d’influencer et de manier les hommes par des moyens qui ne sont pas ceux du règlement, et qui ne doivent rien aux titres officiels : goût de l’autorité, non du pouvoir. (Lawrence, plus tard, se le reprochera, mais non Saint-Exupéry.) Tous les deux se moquent des grades, qu’on leur en donne ou non, et sont perpétuellement sur pied de fronde. Leur mépris orgueilleux pour les fonctions sans risques de ceux dont ils reçoivent les ordres, donne la mesure de leur sens du service : ils se soumettent, non pas au fonctionnaire, mais à la vertu mystérieuse qu’ils attendent de la règle, même injuste. Au reste, leurs plus grandes actions furent accomplies en dépit des pouvoirs et des incompétences supérieures. Parfois cependant, cet art de persuader (qu’ils tiennent en partie des Arabes) leur vaut des appuis surprenants de la part d’un grand chef qu’ils savent séduire sans passer par la voie du service.

Les voici maintenant formés par leur action, trempés par les dangers et les déboires, par les succès aussi, durement gagnés, et que souvent leurs camarades d’équipe sont restés les seuls à connaître. Ils se retournent vers le monde des autres, et c’est le début de l’écœurement.

Signe objectif d’une mésentente profonde : ils entrent en conflit avec la politique des pouvoirs établis dans leur patrie (ou en son nom), ceux-là mêmes qu’ils viennent de servir, mais dont les buts ou les méthodes soudain se révèlent incompatibles avec l’esprit dans lequel ils ont servi. Signe plus personnel : ils avouent dans leurs lettres les doutes les plus profonds, et les mieux motivés, quant à la valeur de l’action par laquelle ils se sont illustrés. (Pour le courage physique, ils n’en parlent jamais qu’avec un scepticisme dénué de coquetterie.) Le seul désir bien déclaré est désormais de se retirer dans une maison de campagne, avec le livre qu’ils portent en eux, toujours le même, et qui doit être un commentaire de leur activité, visant à la sauver de l’anecdote historique pour en extraire une sagesse commune, et pour élever un monument « durable » ou « intangible » à la mémoire d’un effort collectif.

Ils n’écrivent pas plus facilement l’un que l’autre ; se vantent parfois, mais plus souvent se plaignent de leur exigence excessive et de leurs ratures infinies. C’est qu’ils se refusent aux entraînements de l’idéologie ou du lyrisme, s’appliquent aux descriptions exactes, et se meuvent en général dans une psychologie qui déconcerte la morale classique et son langage ; cependant ils veulent être simples et n’employer que des mots éprouvés… C’est à ce stade que naissent Les Sept Piliers de la Sagesse et Terre des Hommes. L’aventure paraît consommée. Et cependant leur drame le plus typique se noue à ce moment précis, devant la tentation de la « vie normale » d’un écrivain chargé des honneurs du héros.

Au lieu de se retirer dans une maison de campagne, ou d’accepter quelque fonction publique, ils reprennent subitement du service. Ils se confondent volontairement dans le rang, pour y subir les disciplines les plus vexantes. On les voit l’un et l’autre expliquer cette conduite par des raisons variables et même contradictoires. Dans les deux cas, et nonobstant les circonstances historiques différentes, il paraît difficile de distinguer leurs vrais motifs, parmi tant de prétextes qu’ils allèguent. S’agirait-il d’une fuite devant leur « personnage », ou d’une réelle passion de servir ? Ou serait-ce simplement qu’ils n’ont pas le choix, et que la vie parmi les autres, les civils, s’est révélée pour eux pratiquement intenable ? (« Avez-vous bien compris que je me suis engagé non pour écrire des livres mais parce que j’étais fauché ? », écrit Lawrence en 1923. L’argent n’est ici qu’un symbole : il pouvait en gagner autrement.)

Il va de soi que leurs supérieurs, gênés par ces gloires encombrantes (ces « licornes » comme disait Lawrence), font de leur mieux pour les décourager ; mais eux s’obstinent, bien que plus vieux que leurs camarades, bien qu’ayant eu « tous les membres brisés » au cours de leurs campagnes précédentes, bien que hantés par leur besoin d’écrire, et bien qu’ils ne puissent ignorer qu’à des postes moins anonymes, ils seraient plus difficiles à remplacer. Inextricable nœud d’orgueil et de masochisme, de loyauté modeste et de fierté blessée, de grève perlée contre la société et de soumission aux règles de son jeu, les mêmes énigmes d’ailleurs, sans plus de solution, se trouvaient posées autrefois par certaines vocations religieuses, et cette similitude ne manque pas de les frapper. Lawrence décrit son engagement dans l’armée de l’air comme « le meilleur équivalent moderne de l’entrée au couvent au Moyen Âge ». Tous deux sont détachés de la foi, et peut-être à la fin de la foi en eux-mêmes ou dans le rôle qu’ils peuvent encore jouer parmi les hommes tels qu’ils les jugent. « J’en suis à désirer sans cesse que le rideau tombe pour moi. On dirait que j’ai fini maintenant », écrit Lawrence quelques semaines avant sa mort. (Et Saint-Exupéry, dans toutes ses dernières lettres, a des phrases qui rendent le même son.)

S’approche le moment de la retraite forcée, — fin de son engagement pour l’un, de la guerre pour l’autre. Et survient l’accident mortel. Ils sont tués par la machine qui avait été la passion de leur vie.

Mais leur légende prévaut contre le fait. Pendant longtemps on refusera de les croire morts : ils sont revenus de tant d’autres dangers, et peut-être n’ont-ils disparu que pour assumer d’autres tâches, plus secrètes et plus importantes5.

III. Un « message » de modestie

J’essaierai maintenant de répondre à la question dont ces pages sont nées : « Que signifie pour nous Lawrence ? »

Les dictateurs sont les héros de la masse, qui les produit dans sa panique devant une liberté sans contenu. Il est des dictateurs de toutes sortes, il est vrai, mais la prostitution leur est commune : ils se prêtent aux plus basses luxures, comme par exemple au narcissisme collectif qu’est la passion nationaliste. Je vois leur antithèse dans les héros de l’intégrité personnelle, dont Lawrence est le prototype.

Le dictateur n’est fort que de la faiblesse des autres, et sa grandeur est négative : il est le symbole des secrètes démissions que nous lui apportons pour faire nombre. Mais la force d’un Lawrence a sa source dans les seules exigences qu’il s’impose. Le dictateur est le parasite des maux publics. Lawrence n’a jamais rien demandé que de lui-même. Son pouvoir sur autrui lui fait horreur, il l’avoue à plusieurs reprises. Il n’en use qu’avec répugnance (pour en garder longtemps le remords) si les nécessités de l’action l’y contraignent, comme ce fut le cas dans sa campagne d’Arabie ; et il ne peut se retenir de dénoncer dans cet usage, même légal, un abus. Forcer autrui sera toujours un viol, et s’il condamne ce viol, c’est qu’il se veut intègre, au prix d’un sacrifice dont il reste le maître. Son héroïsme le plus réel est là : s’il faut que quelqu’un paye, que ce soit lui, aux dépens de son propre individu et pour l’éducation de sa personne. Il dépasse tous les autres dans ce sens. Et je ne lui vois d’égal, dans l’exigence quant à soi-même, le mépris de la fraude, et le scrupule fécond, que chez Kafka, — cet autre prototype.

Voici précisément ce qu’il eut d’exemplaire : il a soumis la condition de l’homme moderne aux épreuves les plus dures dans divers ordres, faisant lui-même les frais de l’expérience et se refusant à tous les faux-fuyants que nous offrent les causes politiques, le romantisme religieux, et les grands mots tels que Révolte et Conformisme, Liberté, Violence, Angoisse, et le plus équivoque de tous : Révolution. On dirait qu’il a fait sur lui-même une étude de la résistance du matériel et du moral humain dans l’état où se trouve notre monde. Et voici le résultat de cette étude — la meilleure description que je puisse imaginer de la réalité moderne en tant que telle. Lawrence est dans un camp de la RAF quand il écrit cette lettre à Lionel Curtis, le 30 mai 1923 :

Et puis il y a l’absence de responsabilité : je n’ai à répondre ici que de la propreté de ma peau, de la propreté de mes habits, et d’une certaine exactitude dans les évolutions physiques à l’exercice. Depuis que je suis ici, il ne s’est présenté à moi pas un seul choix : tout est prescrit — à l’exception de cette possibilité torturante de choisir de m’en aller d’ici, au moment où ma volonté de rester s’effondrera. À cela près, ce serait le complet déterminisme — et c’est peut-être dans le complet déterminisme que gît la paix parfaite après laquelle j’ai si longtemps soupiré. J’ai essayé le libre arbitre, et l’ai rejeté ; l’autorité, je l’ai rejetée (pas l’obéissance, car mon effort actuel est de trouver l’égalité dans la seule subordination. C’est l’exercice de l’autorité qui m’écœure) ; l’action, je l’ai rejetée ; et la vie intellectuelle ; et la vie réceptive des sens ; et les assauts d’esprit. Autant d’échecs, et ma raison me dit qu’en conséquence l’obéissance, le non-savoir échoueront aussi, puisque les racines de l’échec commun doivent être en moi, — et pourtant, en dépit de la raison, je m’y essaie.

Douze ans plus tard, et très peu de temps avant sa mort, il tire de ses « essais » les conclusions suivantes : le Règlement du Proche-Orient (qui fut en partie son œuvre en 1921) pèse à ses yeux plus que ses campagnes, mais moins que son activité dans la RAF « car la conquête de l’air me paraît être la seule tâche majeure de notre génération ; et je me suis convaincu que le progrès, aujourd’hui, n’est pas le fait du génie isolé, mais de l’effort commun. Pour moi, c’est la multitude des rudes chauffeurs de camion, couvrant chaque nuit toutes les routes de l’Angleterre, qui fait notre âge mécanique. » Et ce sont aussi les simples mécaniciens de la RAF, non les grands as. « C’est pourquoi je suis resté dans le rang, et j’ai servi de mon mieux… »

L’idée même de créer quelque chose « d’intangible », qui l’avait soutenu dans son effort d’artiste alors qu’il écrivait les Sept Piliers, il la renie ; car « toute création est tangible. Et ce que j’essayais, je crois, c’était de poser une superstructure d’idées sur tout ce que je faisais. Eh bien, en cela, j’ai échoué. J’ai donc changé de direction… Je me suis engagé dans la RAF pour me mettre au service d’une entreprise mécanique, non pas comme un chef, mais comme un rouage dans la machine. Le mot-clé, je pense, c’est machine… Je laisse à d’autres le soin de dire si j’ai bien ou mal choisi : l’un des avantages d’être une pièce de la machine, c’est qu’on y apprend qu’on n’a pas d’importance ».

De tels textes peuvent servir de repères pour ceux qui, parmi nous, faute d’un ordre acceptable, tentent de s’équilibrer dans le chaos. De repères, simplement, non de philosophie. Car Lawrence, comme plusieurs de sa race, ne se situe dans nos problèmes que d’une manière fragmentaire, en des occasions si concrètes que la technique vécue, gage de son honnêteté, devient aussi son alibi.

Du point de vue de nos débats politiques, pour se borner à un problème brûlant, qu’est-il possible d’inférer de son exemple ? Les citations que je viens de traduire semblent indiquer que Lawrence eût été capable de justifier, de la manière la plus tentante, le stalinisme et les mouvements totalitaires en général. Il fut pourtant leur adversaire et il se fût battu contre eux. Faudra-t-il l’accuser d’inconséquence ? Le problème est un peu différent. Sans aucun doute, la morale qu’il professe, au terme de son expérience de douze années dans l’aviation, est une morale collectiviste. (L’effort commun qui porte le progrès ; n’être qu’un rouage numéroté ; apprendre à se compter pour rien ; trouver la paix dans le complet déterminisme ; et jusqu’au culte de la machine !) Mais d’autre part, son aversion pour l’idéologie, son refus de l’impérialisme sous toutes ses formes, surtout morales, l’écœurement qu’il ressent devant la nécessité d’imposer son pouvoir et d’user d’autorité, tout l’opposait à la dictature et à la politique collectiviste. Que reste-t-il à faire pour un tel homme ? Je le cite encore : « Les idéaux d’une politique sont de ces choses qui vous montent à la tête : leur traduction en termes de compromis avec la structure sociale qui en résulte est un travail de second ordre. Je n’ai rien rencontré de plus honnête et dévoué que nos hommes politiques — mais je me ferais plutôt balayeur. Un nihilisme décent, c’est ce que j’espère, en général. Je pense qu’un pays bien constitué comme le nôtre, peut se permettre 1 % de monistes ou de nihilistes. Voilà qui laisse assez de place pour moi. L’ennui avec le communisme, c’est qu’il accepte trop du mobilier d’aujourd’hui. Je hais les meubles. »

Qu’on ne voie pas là une dérobade devant le grand choix politique de ce siècle : démocratie ou totalitarisme. Ces petites phrases d’un humour cynique, bien que jetées dans une lettre hâtive, traduisent une attitude mûrie. C’est la morale du Château de Kafka, la ligne de repli (devant les problèmes métaphysiques) d’un homme qui a raté ses « sorties » et pour lequel il n’est plus d’autre solution que de s’assurer une petite place dans la cité, un rôle utile dans ce monde qu’il juge assez absurde — par excès de conscience éthique — mais qu’il faut pourtant bien accepter, lorsqu’on n’a pas connu, ou que l’on refuse, la transcendance qui pourrait seule le transformer.

Attitude exemplaire par son honnêteté. S’il fallait qu’on nous montre où nous en sommes et ce que peut un homme sans la foi, Lawrence nous l’a montré avec un grand courage, et surtout sans le moindre souci d’être un exemple ou d’enseigner : de là vient sa sincérité, à travers tant de déguisements. On ne peut s’empêcher de l’aimer. Mais il n’est pas question de le suivre. Le nihilisme, si « décent » soit-il, est une faible défense contre les monstres de ce temps. Bien plus : objectivement, il en est le fourrier. Les fausses fois totalitaires n’ont d’ennemi sérieux que la foi.

Pourtant, à ceux qui disent que Lawrence est décevant parce qu’il n’a pas laissé de « message », je répondrai qu’il nous apprend au moins à n’en pas attendre des hommes. Nous demandons trop aux écrivains. En sommes, nous attendons qu’ils remplacent la religion. Le plus honnête, s’il est privé de foi, s’avoue sans rien à révéler, mais par là même il décrit mieux l’état véritable de l’homme. Rien ne tient, à l’épreuve, qui n’ait commencé là.