Contre la culture organisée (avril 1952)c
Chacun connaît l’histoire du paysan qui affirmait sortir de▶ l’église, non du café. « Ah tu étais à l’église ? lui dit sa femme. Dis-moi donc le sujet du sermon ? — Euh… le péché. — Et qu’est-ce qu’il en a dit, le pasteur ? — Ben… il était plutôt contre ! »
Le péché contre l’esprit, dans notre Europe en voie ◀d’▶union, ce serait ◀de▶ vouloir organiser la culture, et notre Centre est « plutôt contre ».
Car l’organisation est le fait ◀de▶ l’État, mais la culture est le fait des groupements spontanés, et en dernier ressort, ◀de▶ la personne.
Nationalisation ◀de▶ nos cultures
Le nationalisme, qui atteint ◀de▶ nos jours ses conséquences extrêmes avec le concept ◀d’▶autarcie, a créé dans la vie ◀de▶ l’esprit une situation que l’on peut décrire comme suit : la culture qui était un bien commun des Européens s’est divisée en « cultures nationales » ; celles-ci se sont voulues ou crues indépendantes les unes des autres, à l’imitation des États « souverains » ; par là même, elles se sont rendues dépendantes ◀de▶ l’État.
En d’autres termes, pour s’être voulues nationales, nos cultures sont en voie ◀de▶ nationalisation, c’est-à-dire qu’elles se trouvent de plus en plus subordonnées à des nécessités économiques et politiques, voire militaires, et donc aux mécanismes ◀de▶ l’État.
À la limite, on a vu certains États intégrer toutes les activités culturelles, le roman, le théâtre, la poésie, les sciences, à leur plan général ◀de▶ propagande, ◀de▶ production industrielle et ◀de▶ dressage des citoyens. Cette confusion entre l’État et la culture, cette mainmise ◀de▶ l’organisation bureaucratique sur la création spontanée, — voilà la vraie formule ◀de▶ l’État totalitaire.
Or la plupart de nos États démocratiques tendent obscurément vers cette limite, non par une volonté consciente et déclarée, mais en vertu du seul poids ◀de▶ leurs mécanismes administratifs.
Toute notre vigilance doit s’exercer, dès maintenant, contre les risques ◀d’▶extension ◀de▶ ces pratiques au niveau de l’Europe en formation.
Libérer les échanges, non les organiser
Presque toutes les misères et entraves dont souffre la vie ◀de▶ l’esprit en Europe se ramènent en dernière analyse à une seule et même cause : le cloisonnement du grand Domaine occidental en nations bardées ◀de▶ frontières, hérissées ◀de▶ tarifs douaniers et ◀de▶ mesures prétendues « protectionnistes » qui, loin de protéger, étouffent en réalité ce qu’elles enferment. Marchés trop réduits (pour le film et le livre), échanges paralysés, fiscalité excessive, manque ◀d’▶air et ◀de▶ circulation vivifiante, moyens matériels ridiculement faibles (pour les sciences) ou reçus en échange ◀de▶ certaines libertés essentielles : tout cela provient du nationalisme culturel, et tout cela tend, pratiquement, à faire dépendre la vie ◀de▶ l’esprit ◀d’▶une économie désorganisée et souvent absurde.
Le principe du mal étant reconnu, le principe des réformes nécessaires devient évident. S’il est vrai qu’aucun ◀de▶ nos pays ne peut plus se défendre ni subsister seul, au triple point de vue politique, économique et militaire, cela est vrai plus encore au point de vue ◀de▶ la culture. La phase relativement créatrice des nationalismes se trouve dépassée en fait. Mais il n’en subsiste pas seulement des cadres à la fois étroits et vermoulus (dont les partisans du fédéralisme européen, ◀de▶ La Haye à Strasbourg, ont cherché les moyens ◀de▶ nous libérer) ; il en subsiste aussi des habitudes mentales, des préjugés tenaces, et des pratiques qu’il nous appartient ◀de▶ dénoncer dans notre plan particulier.
On parle beaucoup, par exemple, ◀d’▶« organiser les échanges culturels ». Observons qu’il n’en serait pas question si les frontières étaient ouvertes, et l’union fédérale ◀de▶ l’Europe réalisée. Nos cultures, prisonnières des cadres nationaux, ne doivent pas chercher des moyens ◀de▶ correspondre plus facilement ◀d’▶une prison à l’autre. Elles doivent au contraire exiger leur « élargissement », immédiat, sans condition.
Le terme même « ◀d’▶échanges culturels », avouons-le, est devenu bien déplaisant, à force ◀d’▶avoir servi ◀d’▶échappatoire facile aux fonctionnaires chargés (malgré eux, bien souvent) des problèmes réputés secondaires ◀de▶ la culture. Ils tentent ◀de▶ s’en tirer en consentant à la culture ce petit va-et-vient ◀d’▶échanges surveillés que les douaniers et les agents fiscaux sauront réduire à presque rien.
Prétendre « organiser les échanges », c’est d’une part reconnaître que l’État reste le maître ◀d’▶élever ou ◀d’▶abaisser des obstacles arbitraires à la circulation normale des idées, des personnes, et des œuvres ; c’est d’autre part, presque automatiquement, favoriser ceux qui ne gênent personne, ceux qui font le moins peur aux fonctionnaires, ceux qui, en un mot, ont l’âme naturellement officielle.
Si l’on veut que les échanges redeviennent ce qu’ils ont toujours été dans les périodes ◀de▶ vitalité ◀de▶ la culture — des échanges ◀de▶ découvertes à l’état naissant, ◀de▶ produits originaux, ◀de▶ curiosités avides, ◀d’▶expressions authentiques ◀de▶ la sensibilité, ◀de▶ passions mêmes, et non pas ◀de▶ simples déplacements ◀de▶ forts en thème —, il nous faut dénoncer la méthode ◀de▶ « l’organisation des échanges » et en même temps exiger la suppression immédiate des obstacles à la libre circulation des personnes, des œuvres, et des instruments ◀de▶ travail dans toute l’étendue ◀de▶ l’Europe.
Toutes nos cultures sont nées ◀d’▶un fonds commun, qu’elles ont progressivement diversifié. Elles se sont nourries les unes des autres, elles ont vécu ◀de▶ l’échange ◀de▶ leurs découvertes et ◀de▶ leurs méthodes, ◀de▶ leurs procédés techniques ou rhétoriques, des formes musicales et littéraires inventées ici ou là, et elles en vivent encore, dans la mesure où elles vivent. L’unité culturelle ◀de▶ l’Europe n’a plus à être faite : elle existait aux origines, et elle n’a cessé pendant les siècles ◀de▶ se reformer, ◀de▶ s’enrichir ◀de▶ mille diversités. Il ne s’agit pas ◀de▶ la créer ou ◀de▶ l’organiser par décrets, mais simplement ◀de▶ la laisser se manifester, et ◀de▶ ne plus l’empêcher ◀d’▶évoluer selon ses lois et sa liberté propres. L’Europe ouverte, et rien de plus, mais rien ◀de▶ moins, voilà la solution, voilà le remède pratique.
Créer des liens
Tirons les conséquences ◀de▶ cette brève analyse.
S’il est vrai que le Centre est un pool, à sa manière, et si on a pu le comparer parfois à une espèce ◀de▶ « plan Schuman ◀de▶ la culture », gardons-nous cependant ◀de▶ confondre les méthodes.
Le charbon, l’acier, l’électricité, les produits agricoles et leur exploitation, puis leur distribution dans toute l’Europe, relèvent avant tout du calcul, supposent des plans. La naissance ◀d’▶un poème, ◀d’▶une philosophie, ◀d’▶une vue nouvelle ◀de▶ l’histoire ou ◀d’▶une grande découverte dans les sciences, suppose des chances librement provoquées, des rencontres ◀d’▶amour et ◀de▶ hasard, des passions folles ou des manies profondes, et parfois des erreurs providentielles.
Comment un expert culturel, mandaté par un ministère et représentant ◀d’▶un État, peut-il intervenir dans ces mystères ?
La question n’est pas insoluble, à notre avis.
La musique, la peinture et la littérature, comme les sciences et la philosophie, naquirent sans le secours des experts officiels. Mais l’État est intervenu, des frontières ont été posées, et la culture dépérit. Les experts culturels des États sont devenus nécessaires pour « organiser » des échanges qui s’opéraient spontanément jusqu’au xixe siècle, mais que les États ont tenté ◀d’▶interdire. Si les experts aiment la culture et veulent l’aider, ils ont maintenant deux choses fort importantes à faire :
1° supprimer les barrières que leurs mandants avaient dressées ;
2° aider les groupes et les institutions que les fiscs, les douanes et la bureaucratie s’étaient unis pour étrangler.
Quant à nous : notre raison ◀d’▶être n’est pas ◀d’▶organiser ce qui depuis longtemps existait sans nous, mais ◀de▶ créer des liens vivants, et dès aujourd’hui ◀de▶ manifester l’Europe unie tout comme si elle était faite, et telle qu’elle se fera.