Le sens de▶ nos vies, ou l’Europe (juin 1952)g
Toute civilisation consiste, en fin de compte, à donner un sens à la vie. Par les règles qu’elle institue, religieuses, morales, juridiques, elle pose un ordre, distingue le bien du mal, définit les raisons ◀de▶ vivre et ◀de▶ mourir, et dresse chaque homme, dès son enfance à s’y adapter et conformer. La civilisation européenne, elle aussi, donne des normes générales. Mais au dressage elle substitue l’éducation. Chez les Aztèques, les Égyptiens, les Sumériens, les Congolais et les Mongols, élever l’enfant ou le jeune homme consistait à le rendre conforme aux modèles collectifs et sacrés, fixés par les dieux implacables ◀de▶ la fécondité et ◀de▶ la mort. Dans notre Europe moderne, éduquer signifie au contraire amener le jeune homme à son autonomie, au-delà des modèles tout faits, le rendre apte à juger par lui-même, l’émanciper. L’éducation, dans toutes les langues latines, comme en anglais, vient ◀d’▶educere, qui est « conduire au-dehors ». Donc libérer, non plus forcer dans le moule commun : voilà l’Europe et sa révolution.
L’Oriental (je pense aux Hindous plus qu’aux Chinois), est ◀d’▶une caste, ◀d’▶un ordre, ◀d’▶un Karma, dont personne n’est jamais sorti que par la mort (ou par la sainteté, une fois sur des millions). L’Oriental ne peut donc se poser le problème ◀d’▶un sens personnel ◀de▶ sa vie, divergeant ◀de▶ la voie tracée pour sa catégorie native. Quant au citoyen ◀d’▶un pays totalitaire, le parti sait pour lui quel est son bien, et lui prouve au besoin qu’il le sait mieux que lui. L’idée ◀de▶ varier, ◀de▶ différer ou ◀d’▶innover, l’idée ◀d’▶être soi-même « à son idée », voilà qui pour l’Oriental suggère une inconvenance profonde ; tandis que toute initiative expose le sujet ◀d’▶une dictature totalitaire à l’accusation ◀de▶ sabotage. S’ils tombent dans cette erreur et s’ils y persévèrent, l’Oriental l’expiera dans ses vies ultérieures, tandis que le Soviétique, dès cette vie-ci, sera « rééduqué » pour l’avenir collectif.
Nous voyons au contraire l’homme ◀d’▶Europe chercher l’originalité, et presque tout l’approuve en cet effort : l’éducation au sens que je viens de rappeler ; les grands exemples qu’on lui vante, les héros, les champions, les saints — et les nécessités ◀de▶ la concurrence. Nous le voyons chercher sa voie selon ses goûts, ses croyances qui diffèrent (ou du moins il s’en flatte) ◀de▶ celles qui sont censées régner, ses talents qu’il expérimente, enfin sa vocation s’il en sent une et s’il y croit. Lorsqu’il entre en conflit avec les lois, les traditions, les préjugés ◀de▶ son milieu, il les déclare absurdes ou scandaleux. Cette manière ◀d’▶opposer l’individu au tout, et ◀d’▶attribuer l’absurdité non pas au moi qui la ressent, mais au monde ou à la société, voilà qui est proprement occidental. Cela donne le révolté, l’objecteur ◀de▶ conscience, le révolutionnaire ou le réformateur ; mais cela donne aussi le chercheur dans les sciences et l’innovateur dans les arts. Cela donne tout ce qui a compté dans la vie ◀de▶ l’Europe, tout ce qui s’y est fait un nom et un visage distinct. Soulignons maintenant que ce drame permanent entre le moi et le destin social, entre la personne libre et la fatalité, ne serait pas concevable hors ◀d’▶un monde qui date ses années ◀de▶ la Crucifixion, hors ◀d’▶un monde né avec cette religion qui fit dépendre le salut ◀de▶ l’homme non point ◀de▶ l’observance des rites collectifs, mais ◀de▶ la conversion personnelle.
La question du sens ◀de▶ nos vies, du sens particulier ◀de▶ chaque vie dans la vie, dénote et marque l’Occident, et plus spécifiquement l’Europe. On peut donc définir l’Europe comme cette partie ◀de▶ la planète où l’homme, sans relâche, se remet en question, et veut changer le monde ◀de▶ telle manière que sa vie personnelle y prenne un sens.
L’étrange exception
Ainsi donc, comparée et contrastée avec les civilisations sacrées ◀de▶ l’Antiquité, les civilisations magiques ◀de▶ l’Asie et les modernes entreprises totalitaires, l’Europe nous apparaît comme une espèce ◀de▶ révolution permanente, révolution menée par la conscience humaine contre toutes les puissances qui oppriment ou qui nient le moi responsable et distinct. Lutte contre le destin natal, pour se forger une destinée ; contre les astres et les dieux écrasants ; contre la masse informe qui annule les personnes, mais aussi contre l’arbitraire et l’anarchie, qui vident ◀de▶ sens l’effort ◀de▶ toute une vie ; lutte enfin contre les servitudes intimes du moi, afin de dominer ses mécanismes et ◀d’▶en tirer une liberté plus haute. Or le fondement ◀de▶ cette révolution, son ressort et sa cause finale, c’est la notion, chrétienne à l’origine, ◀de▶ la valeur absolue ◀de▶ la personne humaine — ◀de▶ chaque personne humaine.
Pour beaucoup d’entre nous l’expression est passée au rang ◀de▶ cliché. Mais l’historien jugera différemment. Car à ses yeux cette notion fondamentale, cette conquête majeure ◀de▶ l’Occident, n’est rien ◀de▶ moins que la résultante ◀de▶ trois grandes civilisations : celle qui permit la découverte philosophique ◀de▶ l’individu et ◀de▶ l’atome, la Grèce ; celle qui conçut les droits du citoyen, Rome ; celle, enfin, qui a donné au monde la notion totalement nouvelle ◀de▶ l’incarnation ◀de▶ l’esprit dans un homme particulier, la Judée. Toute l’histoire ◀de▶ l’Europe peut être interprétée à partir de la vaste synthèse ◀de▶ ces trois courants, culminant dans les notions ◀de▶ personne et ◀de▶ vocation, synthèse qui s’opéra durant les premiers siècles ◀de▶ notre ère, qui s’épanouit avec la Renaissance, et dont la dialectique interne aboutit, ◀de▶ nos jours, au conflit du collectivisme et ◀de▶ la liberté démocratique.
Je tenterai ◀de▶ faire voir, maintenant, comment l’idée du moi distinct, ◀de▶ la personne — à la fois mère et fille ◀de▶ l’Europe — forme nos vies, permet qu’elles aient un sens, et donne leur intérêt même affectif à la plupart de nos activités. Ôtez le moi distinct, le droit ◀d’▶être une personne, et du même coup nos vies n’auraient plus sel ni sens : voilà bien dans sa réalité la menace qui pèse aujourd’hui sur l’Europe, disons plus : sur l’espoir humain.
Ma thèse est simple. Elle consiste à rappeler que la plupart de nos valeurs et idéaux, à nous autres Européens, et la plupart de nos activités courantes, sérieuses ou non, dérivent ◀de▶ la notion ◀de▶ l’homme introduite par le christianisme. Je ne parle pas ici ◀de▶ l’homme proprement chrétien, au sens courant, ◀de▶ membre ◀d’▶une Église, ◀de▶ l’homme pieux et moral. Je parle ◀d’▶une manière plus générale du type ◀d’▶homme (croyant ou non) que seul le christianisme a permis ◀de▶ concevoir, et que je nomme la personne. C’est un homme à la fois libre et responsable, libre parce qu’il est chargé ◀d’▶une vocation qui le distingue ◀de▶ la masse, lui donne une direction et un visage ; mais aussi responsable ◀de▶ cette vocation vis-à-vis de ses prochains et ◀de▶ la société ; c’est donc un homme engagé dans une aventure bien réelle, mais qu’il est seul à pouvoir courir. Cette valeur unique ◀de▶ tout homme, voilà la grande nouveauté, le grand contraste avec le monde antique, avec le monde magique ◀de▶ l’Asie, avec le monde collectiviste. Je dis que nos valeurs modernes, actuelles (le sens que nous donnons à nos activités) si elles ne traduisent pas toujours directement cette notion ◀de▶ l’homme, en dérivent, en tout cas, ◀d’▶une manière démontrable, fût-ce par une suite ◀de▶ laïcisations ou même ◀de▶ dégradations, parfois aussi par extension plus ou moins abusive au plan collectif. Ces valeurs, ces activités, seraient proprement inconcevables sans cette notion originelle ◀de▶ la personne.
Prenons d’abord le phénomène ◀de▶ la révolution, si typiquement européen. Remarquez que le mot révolution a le même sens que le mot conversion : c’est se retourner complètement. On peut dire que la révolution est, pour une collectivité, l’équivalent exact ◀d’▶une conversion. Or la conversion soudaine, radicale, changeant tout — le Chemin ◀de▶ Damas — est un phénomène caractéristique du christianisme. De même, nous constatons que la notion ◀de▶ révolution a la même extension dans l’espace et le temps que le monde christianisé. L’Asiatique, par exemple, ne peut la concevoir. Elle ne serait à ses yeux qu’indécence, blessure à l’ordre du cosmos, crime absurde. Voyageant en Inde, l’an dernier, j’ai pu vérifier sur place que les seuls hommes touchés par l’idéologie communiste étaient ceux que l’Occident avait contaminés : jeunes intellectuels éduqués en Angleterre, ou peuples ◀de▶ la côte du Malabar, très anciennement christianisés. Pour admettre l’idée ◀de▶ la révolution et ◀de▶ sa fécondité possible, il faut avoir sucé avec le lait (celui ◀d’▶une Alma Mater tout au moins) les conceptions primitivement chrétiennes du changement brusque, du renouvellement possible ◀de▶ toutes choses ; et aussi, ◀de▶ la liberté, ◀de▶ la justice, ◀de▶ la mission reçue, et ◀de▶ leur valeur transcendante par rapport à l’ordre établi — toutes choses qui ont permis l’apparition du concept chrétien ◀de▶ personne ; les révolutionnaires ne peuvent se former que dans un monde qui tient la liberté et la vocation prophétique pour plus vraies que l’Ordre du Monde et l’obéissance aux lois sacrées.
Prenons maintenant le phénomène ◀de▶ la passion dans les rapports individuels. La passion, c’est l’amour exalté non seulement au-delà ◀de▶ toute raison, mais au-delà ◀de▶ l’instinct même et du plaisir. C’est ce qui jette Tristan et Iseut dans la mort, souhaitée comme un suprême accomplissement. La passion dans l’amour nourrit toutes nos littératures depuis des siècles — depuis les troubadours — et grâce à la littérature, elle obsède nos rêves, elle met un « tourment délicieux » dans nos vies. Sous des formes à vrai dire dégradées, de plus en plus anodines et banales, c’est elle — bien plus que le sex-appeal — qui inspire le cinéma, les magazines féminins, et leurs courriers du cœur. Je constaterai maintenant que cette passion qui tient une telle place dans nos vies, ou tout au moins dans nos secrètes nostalgies, l’Asie l’ignore en toute sérénité, l’Amérique la déprime, la Russie la supprime. ◀D’▶où cela vient-il ? Cela vient de ce que la passion, dans sa pureté originelle, suppose une croyance innée dans la valeur unique ◀de▶ l’être aimé, irremplaçable, infiniment distinct ◀de▶ tous les autres. Or cette croyance, l’Asiatique ne l’a jamais eue. Ses religions ne l’y préparent nullement, puisqu’elles tendent au contraire au dépassement du moi. Quant aux Américains, ils ont certes en commun avec nous l’héritage ◀de▶ la littérature, vulgarisé par Hollywood. Mais j’ai pu observer qu’ils tendent de plus en plus à prendre à son sens littéral cette maxime ◀de▶ la démocratie qui dit qu’un homme en vaut un autre, et donc qu’une femme en vaut une autre. Disposition peu favorable, il faut l’avouer, au développement ◀d’▶une grande passion. Enfin, le citoyen du monde soviétique se doit ◀de▶ rejeter avec une horreur officielle l’idée non scientifique, bourgeoise et individualiste ◀de▶ l’amour romanesque. Il estime à bon droit que la passion est une force antisociale, qui ne pourrait que gêner le rendement du stakhanoviste modèle.
Cette passion, donc, qui nous paraît si « naturelle », est en réalité exceptionnelle dans le monde. On peut la qualifier ◀d’▶extravagante ou ◀d’▶immorale, et l’Église peut la condamner. Il n’en reste pas moins qu’elle a sa source vive — quoique lointaine — dans la révolution chrétienne et qu’elle est inconcevable hors ◀d’▶un monde où Pascal peut placer dans la bouche même du Christ cette phrase célèbre : « Je pensais à toi dans mon agonie ; j’ai versé telles gouttes ◀de▶ sang pour toi. » Pour toi, dit bien Pascal, non pour le genre humain en général, ni pour maintenir par la vertu magique ◀d’▶un acte sacrificiel les rythmes du Cosmos et les lois ◀de▶ la fécondité — on dirait aujourd’hui : pour favoriser le plan ◀de▶ production — mais pour toi, que vient distinguer, dans toute la masse des hommes ◀de▶ tous les temps, mon amour personnel.
Ces deux exemples sont extrêmes. Nous ne sommes pas tous des révolutionnaires, ni les héros ◀d’▶une grande passion mortelle, mais la révolution et la passion sont pour nous tous des repères décisifs. Nos vies sont orientées par rapport à ces pôles.
Voici, plus près de nos vies quotidiennes, d’autres exemples : le besoin ◀d’▶originalité et l’humour.
Il y a dans notre goût ◀de▶ l’originalité, deux composantes : l’esprit ◀de▶ concurrence et le besoin ◀d’▶exprimer son « vrai moi », comme on dit. À partir ◀d’▶un certain niveau ◀de▶ culture, en Europe, le non-conformiste est bien vu, tandis que la banalité disqualifie.
Tout l’effort ◀de▶ l’artiste européen, depuis un siècle, tend à « faire du neuf » ◀d’▶une manière personnelle. C’est même cela que nous nommons « créer ». Mais cette idée ◀de▶ l’originalité, dans les arts ou dans la conduite, ne signifie rien ◀de▶ raisonnable pour l’Asiatique, par exemple. Pour l’artiste hindou, comme pour le sculpteur ◀de▶ l’ancienne Égypte, ou l’architecte aztèque, ou le grand sorcier nègre, le problème est non pas ◀de▶ différer, mais au contraire ◀d’▶appliquer les recettes, ◀de▶ traduire en symboles convenus l’ordre cosmique et les grands gestes rituels. La variation, l’innovation individuelle ne peuvent être à leurs yeux que des erreurs. Elles risqueraient ◀de▶ faire rater l’opération magique ◀de▶ l’œuvre ◀d’▶art. Je ne dis pas qu’entre l’Occidental, qui tend à s’affirmer comme individu créateur, et l’Oriental, qui tend à s’ordonner au monde des dieux, nous ayons à choisir. Je dis que nous avons choisi. Je ne dis pas que l’un vaut mieux que l’autre, mais qu’ils se donnent des buts tout à fait différents. Et je ne nie pas non plus que dans tous nos pays, il existe une majorité ◀de▶ conformistes, qui redoutent l’épithète « ◀d’▶original » et préfèrent imiter les voisins. Je dis seulement que les modèles dont ils disposent pour leur conduite morale et dans les arts, demeurent en dernière analyse des créations individuelles, et non des conventions sacrées. Ils imitent moins des rites millénaires que des révolutions ◀d’▶hier ou ◀d’▶avant-hier.
Entre le conformiste et le révolté, l’Europe connaît d’ailleurs un être intermédiaire : celui qui a le sens ◀de▶ l’humour. L’Occident a créé l’étatisme, lequel tend à rejoindre, à la limite, les despotismes ◀de▶ l’Orient ou ◀de▶ l’Antiquité, au point de vue ◀de▶ l’oppression des individus. Cependant, loin ◀d’▶adorer ces tyrannies qu’il laisse parfois s’établir dans son sein, l’Occident leur résiste en mille manières. Non seulement par la rébellion ouverte et armée mais par des attitudes et des conduites qui affirment la liberté ◀de▶ jugement des individus. Ainsi l’humour, forme larvée, sournoise, prudente, ◀de▶ la révolte quotidienne contre la tyrannie rationaliste, contre les préjugés et les routines et contre le droit du plus fort, toutes choses qui se résument aujourd’hui dans le pouvoir anonyme ◀de▶ l’État. L’humour est la combustion lente ◀de▶ la révolte des individus. C’est pourquoi vous le chercherez en vain dans toute l’Asie. Et vous n’en jouerez pas impunément dans les États totalitaires, où il se voit réduit à la plus stricte clandestinité. Et c’est pourquoi, enfin, les créateurs ◀de▶ la démocratie moderne, les Anglo-Saxons, attachent une pareille importance à la possession du sense of humour : ils pensent que celui qui ne l’a pas, n’a pas non plus le vrai sens ◀de▶ la vie. Je n’oublie pas que l’humour consiste aussi, sinon d’abord, à se moquer ◀de▶ soi-même. Mais avant de pouvoir rire ◀de▶ soi-même, il s’agit ◀d’▶exister comme une personne consciente, et ◀de▶ prendre distance par rapport à ce que l’on se voit être. Dans l’humour, c’est donc la personne qui juge son propre individu… J’en viens à un dernier exemple, le Progrès, et notre attitude envers lui.
Il est ◀de▶ mode aujourd’hui ◀de▶ douter du Progrès. Les plus grands esprits ◀de▶ notre siècle, un Paul Valéry, un Eliot, un Toynbee, un Bergson l’ont fait ; et la majorité ◀de▶ nos élites les a suivis. Certes, nous pouvons railler les illusions du siècle des Lumières et du siècle bourgeois-capitaliste ; nous pouvons répéter que notre industrie aboutit à la misère prolétarienne, notre science à la bombe atomique, nos révolutions à l’État totalitaire ; que le Progrès n’est donc nullement fatal ; qu’il n’est plus même un idéal européen, mais bien russe et américain, et tout cela semble en bonne partie vrai. Mais il n’est pas moins vrai que l’horizon ◀d’▶un progrès possible reste vital pour l’homme européen ; et que nos vies perdraient leur sens, si vraiment nous cessions ◀de▶ croire qu’un lendemain plus vaste et plus libre reste ouvert. De plus, il serait faux ◀de▶ penser que notre idée européenne du progrès ait vraiment émigré en Russie ou en Amérique. Ce qu’on appelle « progrès », dans ces empires ◀de▶ masses, diffère profondément ◀de▶ notre idéal. Dans une dictature, par exemple, l’idée ◀de▶ progrès perdra nécessairement ce qui fait, à nos yeux, tout son prix : elle cesse ◀d’▶être liée à l’idée ◀de▶ liberté, c’est-à-dire à la perspective ◀d’▶une vie plus libre pour chacun ◀de▶ nous. Elle se lie à l’idée ◀de▶ contrainte collective, qui est la négation même ◀de▶ son mouvement originel.
◀D’▶où nous vient, en effet, le concept du Progrès ? Il n’est apparu comme concept social qu’au xviiie siècle. Mais ses origines sont beaucoup plus anciennes et remontent incontestablement — encore une fois — au christianisme primitif.
Toutes les religions antiques et celles ◀de▶ l’Asie, étaient des religions an-historiques, en ce sens qu’elles croyaient et enseignaient que le monde évolue ◀d’▶une manière cyclique, comme une roue qui tourne sur son axe et n’avance pas, la destruction succédant fatalement à la construction et le déclin à l’ascension, selon les lois du Retour éternel. Pour ces religions, il n’était point ◀de▶ nouveauté, ◀de▶ véritable création possible. Leur nostalgie n’était pas dans l’avenir, mais dans le temps mythique des origines ; le Paradis datait ◀d’▶avant l’évolution. L’idée que le lendemain puisse apporter des innovations imprévues, que les petits-fils puissent être plus heureux que leurs ancêtres, était donc étrangère aux Anciens, comme elle le reste à la plupart des Orientaux. Survint alors le christianisme, religion du Dieu incarné une fois pour toutes dans le temps, à un certain moment donné, daté, unique, — « sous Ponce Pilate », insiste le « Credo ». Dès ce moment, l’Histoire devient possible. L’évolution ◀de▶ l’humanité n’est plus une suite indéfinie ◀de▶ cycles et ◀de▶ répétitions dont l’homme ne saurait se libérer et dont il n’est pas responsable ; elle devient une longue aventure, où tout reste imprévu sauf la fin : le retour du Seigneur au jugement dernier. D’ici là, nous nous avançons dans l’inconnu ◀de▶ l’Histoire que nous créons nous-mêmes, dans l’incertitude et l’espoir. Les catastrophes restent toujours possibles, mais le progrès aussi devient possible : il traduit notre volonté ◀d’▶échapper aux fatalités. Et nous l’imaginons comme le produit ◀de▶ toutes les créations accumulées par les grands hommes, héros, savants, législateurs et saints. Nous pensons que tout cela rendra la vie meilleure. Nous nous trompons peut-être, mais nous le pensons, et cela depuis près de deux-mille ans.
Cependant, ◀de▶ nos jours, notre foi dans le Progrès a cessé ◀d’▶être une foi naïve. Nous nous posons à son sujet des questions parfois angoissantes. Par exemple : comment mesurer le Progrès ? La question paraît insoluble. Nos créations sont toujours équivoques, chacun le sait au xxe siècle. L’essor ◀de▶ l’industrie nous a valu un certain confort matériel, mais aussi les problèmes sociaux. Nous traversons l’Atlantique en huit heures, mais ainsi font les bombardiers géants. Etc. Qui peut savoir si le Progrès, au total, a vraiment un sens positif ? Dans l’ensemble, il se peut qu’il n’en ait point, qu’il n’ait aucune direction vérifiable, et que la somme des modifications qu’il nous apporte, en bien et en mal, s’annule. La croyance au Progrès collectif demeure un pur et simple acte ◀de▶ foi, devant lequel il est permis ◀de▶ rester sceptique… En vérité, l’idée ◀de▶ Progrès ne peut reprendre un sens certain que par rapport à notre vie individuelle. Car le Progrès à l’origine signifiait une libération, et ◀de▶ nos jours encore la liberté ne peut avoir ◀de▶ sens que pour l’individu (que serait une liberté en masse ?). Je définirai donc le Progrès véritable comme l’augmentation continuelle des possibilités ◀de▶ choix qui sont offertes, tant matérielles que culturelles, à un nombre sans cesse croissant ◀d’▶individus. Et la mesure ◀de▶ ce Progrès, ce ne sera pas seulement l’augmentation ◀de▶ notre sécurité, ◀de▶ notre confort, mais aussi et peut-être surtout, celle ◀de▶ nos risques personnels, des occasions et des moyens ◀de▶ nous décider nous-mêmes, donc ◀d’▶être libres.
Car la seule liberté qui compte pour moi — dira tout véritable Européen — c’est celle ◀de▶ me réaliser ; ◀de▶ chercher, ◀de▶ trouver et ◀de▶ vivre ma vérité, non celle des autres, et non celle que l’État ou le Parti a décidé ◀de▶ m’imposer toute faite. Si je perdais cette liberté fondamentale, alors vraiment ma vie n’aurait plus aucun sens.
La conscience du monde
Ainsi l’Europe — telle que je viens de la décrire par quelques-uns ◀de▶ ses traits les plus typiques — l’Europe est la patrie du moi distinct, des individus, des personnes, ◀de▶ ceux qui veulent se rendre compte ◀de▶ leur vie pour leur propre compte, et qui ont là-dessus leurs idées bien à eux — donc en définitive des hommes conscients.
Voilà pourquoi je disais en débutant, que l’Europe est aussi la conscience du monde. J’illustrerai cette seconde thèse par trois remarques très simples, quoique peut-être inédites.
Première remarque : l’Europe, qui ne représente en fait que 4 à 5 % des terres du globe, a découvert le reste du monde — et non l’inverse.
Je ne parle pas seulement des grands voyages qui ont permis ◀de▶ relever la carte des continents et ◀de▶ dénombrer toutes nos races ◀de▶ Marco Polo à Vasco de Gama, et ◀de▶ Christophe Colomb au capitaine Cook. Ce ne sont pas les Aztèques ni les Bantous, ni même les Hindous qui nous ont découverts. C’est nous qui avons été y voir. Mais il y a plus. Nous avons en Europe des sinologues, des hindouistes, des arabisants, et même des spécialistes du monde soviétique. En revanche, je ne connais pas « ◀d’▶européologues » dans les empires extraeuropéens.
J’ajouterai que j’en connais trop peu dans nos pays, et que c’est précisément pour remédier à cette carence que nous avons fondé à Genève, le Centre européen de la culture, institution qui a pour but principal ◀de▶ fédérer nos forces culturelles afin de réveiller la conscience ◀de▶ l’Europe comme unité, au-dessus ◀de▶ nos nations.
Deuxième remarque : l’Europe est le Musée du monde. Et je ne pense pas seulement en disant cela, au Louvre, au British Museum, à tant de collections publiques et privées ◀d’▶art oriental, précolombien ou nègre — alors que c’est en vain que l’on chercherait un musée ◀de▶ l’Europe, même aux États-Unis… (Il y en avait un seul, à Leningrad : il est fermé depuis bien des années, les Soviets ayant décidé, en plein accord avec Goebbels, que notre art était décadent.) Nous avons fait bien plus que ◀de▶ collectionner, bien plus que ◀d’▶enregistrer sur disques et pellicules les chants, les danses, les rites, les voix et les visages ◀de▶ l’innombrable humanité. Nous avons médité sur les mystères ◀de▶ toutes les civilisations qui précédèrent les nôtres et sur celles qui subsistent au xxe siècle. Nous avons déchiffré leurs hiéroglyphes, reconstitué et revécu leurs ambitions, et nous avons philosophé sur leurs problèmes avec autant ◀de▶ passion, souvent, que sur les nôtres. Voici le trait que l’on doit souligner : tous les peuples du monde aujourd’hui, nous imitent — pour leur bien et leur mal à la fois — mais nous, bien au contraire, au lieu de les imiter, nous cherchons et nous parvenons à les comprendre. Cette attitude, absolument particulière, sans précédent dans les annales ◀de▶ l’homme, caractérise l’Europe comme volonté ◀de▶ conscience — et j’opposerai cette expression à celle ◀de▶ volonté ◀de▶ puissance.
Troisième remarque : l’Europe ne se borne pas à tolérer les civilisations qui diffèrent ◀de▶ la sienne, mais c’est elle qui dans bien des cas retrouve leurs traditions perdues, et favorise leur réveil. Je connais tel chargé ◀de▶ mission culturelle en Amérique du Sud, tel missionnaire-ethnographe en Afrique, tel philosophe et théologien en Iran, qui savent bien mieux que les natifs, quels furent les grands moments ◀de▶ la recherche et ◀de▶ l’essor spirituel dans ces pays, et qui vont découvrir au fond ◀de▶ leur retraite les derniers représentants ◀d’▶une tradition grandiose, pour les aider, les admirer, les éditer — c’est-à-dire pratiquement les sauver ◀de▶ l’oubli, et peut-être initier leur renaissance.
Au-delà ◀de▶ la peur
Voilà donc notre Europe, patrie ◀de▶ l’homme conscient, lieu ◀de▶ conscience extrême ◀de▶ toute l’humanité — cette Europe, j’ose le dire, indispensable au monde — mais cette Europe aussi qui peut périr demain.
La situation paraît tragiquement claire, encore qu’elle soit paradoxale.
D’une part, on peut la comparer aux heures ◀d’▶angoisse ◀de▶ Nicopolis, ◀de▶ Mohacs et du siège ◀de▶ Vienne par les Turcs ; mieux encore, à ces temps du xiiie siècle, où la marée mongole battait les portes ◀d’▶une Europe encore moins défendue qu’aujourd’hui. Il y a la menace ◀de▶ guerre d’abord. Il y a la menace totalitaire, la négation pratique ◀de▶ nos raisons ◀de▶ vivre. Il y a la menace ◀de▶ ruines économiques qui entraîneraient une tutelle étrangère et ses conséquences culturelles. Il y a surtout la menace du défaitisme à la fois politique, civique, et même psychique, si répandu dans nos élites — le pire danger, tant il est vrai que nous résigner à croire notre déclin fatal, le rendrait en effet fatal.
On me dira que la culture, c’est peu de chose pour arrêter le cours ◀de▶ nos fatalités. Si l’on dit cela, on commettra la pire erreur qu’on puisse commettre à propos de l’Europe. Ici, je devrais faire une autre conférence pour démontrer que notre culture fut bel et bien, dans le passé, la vraie raison ◀de▶ notre puissance, même matérielle, et qu’elle peut, et qu’elle doit le redevenir demain. Je vous conterai plutôt une petite histoire vraie.
C’était il y a deux ou trois ans. Je cherchais ◀de▶ l’argent, comme il arrive, pour une entreprise culturelle. J’allai voir un industriel qui fabrique ◀d’▶énormes turbines. Il m’écouta, distrait d’abord, puis impatient ; m’expliqua finalement que dans l’état des choses, les turbines, c’est sérieux, la culture n’est qu’un luxe, et que l’important, c’était ◀de▶ lutter d’abord contre le communisme, qu’il confondait, je le crains, avec les réformes sociales. En sortant ◀de▶ chez lui, les mains vides, je me dis ceci : cet homme tire sa puissance ◀de▶ la turbine, mais après tout ce n’est pas lui qui l’inventa. Qui donc ? J’ouvris une encyclopédie, et trouvai ceci : — Il y avait au xviiie siècle un très grand mathématicien. Il s’appelait Léonard Euler, et il vivait à Bâle, entre France et Allemagne, dans une atmosphère très savante mais pénétrée ◀de▶ spiritualité. Influencé par le piétisme, il pensait que sa science abstraite ne devait pas l’empêcher ◀de▶ se rendre utile aux hommes. Aussi dessina-t-il, à temps perdu, les plans ◀d’▶une machine ◀d’▶un type nouveau, qu’il baptisa turbine.
Aussi grâce au génie ◀d’▶Euler, au milieu culturel ◀de▶ Bâle et au piétisme, des milliers ◀d’▶ouvriers et ◀d’▶ingénieurs gagnent leur vie, des paquebots traversent l’Océan, ◀d’▶énormes capitaux s’amassent dans le pays.
Quand on me demande maintenant : quelle est donc cette Europe que vous voulez unir pour la sauver ? Je réponds que ce n’est pas celle des turbines, mais celle ◀de▶ l’inventeur ◀de▶ la turbine ; non pas l’Europe des faits, mais celle des actes. Sur le plan des faits bruts, l’Amérique nous dépasse, l’armée russe peut encore nous écraser, et notre union s’avère bien difficile. Mais l’esprit créateur reste notre apanage, l’esprit qui voit au-delà des faits et peut les transformer puisqu’il les a produits, l’esprit qui sans relâche vient remettre en question et modifier les résultats acquis. Et c’est l’esprit des hommes qui ont toujours préféré le droit ◀de▶ poser passionnément quelques questions au devoir ◀de▶ réciter toutes les réponses — l’esprit ◀de▶ liberté qui peut encore sauver ◀d’▶un même mouvement et l’Europe et le sens ◀de▶ nos vies.