Les foyers de▶ culture et l’Europe (octobre 1952)i
Je vais limiter mon exposé à un seul thème, un thème-cathédrale : l’Europe.
La thèse que je vais développer rapidement pourrait s’exprimer ◀de▶ cette manière, sous sa forme la plus brutale : l’Europe égale les foyers ◀de▶ culture, ou : les foyers ◀de▶ culture sont l’Europe. Je précise tout de suite que je prends le terme foyer ◀de▶ culture au sens le plus général, le plus large ; je vous dirai aussi que les foyers ◀de▶ culture qui ont fait l’Europe jouaient, à d’autres époques, un rôle différent ◀de▶ celui qu’ils auraient maintenant.
Je ne ferai pas ◀de▶ longues incursions dans le passé, mais je rappellerai la leçon ◀de▶ l’histoire ; avant le Moyen Âge, l’Europe s’est faite à partir des seuls foyers ◀de▶ culture existants : les couvents.
Comment la culture devenait-elle vivante ? D’abord elle naissait dans la méditation, puis cette méditation était transcrite, formulée en œuvres écrites ; elle circulait ensuite, enseignée dans les écoles et plus tard dans les universités, formant les clercs, les hommes ◀de▶ culture, chargés ◀d’▶élaborer les doctrines ◀de▶ l’Église, qui servaient ◀de▶ règles aux hommes publics : princes, magistrats, légistes.
À un stade nouveau, l’éducation du peuple était faite par ces institutions, les sermons entendus à l’Église, et tout un courant ◀de▶ connaissances orales, car les textes écrits n’avaient pas ◀de▶ circulation publique.
On passait donc ainsi du foyer ◀de▶ culture à la masse ◀de▶ la population par une série ◀de▶ maillons successifs que je vous rappelle : la méditation se formulant en écrits, l’enseignement formant des clercs, ceux-ci créant les institutions et répandant la sagesse commune, la connaissance populaire par transmission orale.
L’unité ◀de▶ croyance fondamentale créait l’unité ◀de▶ culture entre toutes les classes ◀de▶ la population ; une commune mesure existait entre les riches, les clercs et le peuple.
Tout est changé aujourd’hui. Nous sommes devant une situation complètement différente. La culture actuelle est élaborée par des individus — plus rarement par ◀de▶ petites équipes ◀de▶ chercheurs ; puis coulée dans des moules uniformes : [par]j l’école, le livre, la revue, le journal, elle est transmise à la masse et ces moyens mêmes ◀de▶ diffusion la rendent abstraite.
Elle se heurte à des obstacles qui sont : la division ◀de▶ la population en classes sociales ne parlant pas le même langage, la division en nations, qui existe depuis une centaine ◀d’▶années, la division en langues, qui joue un rôle beaucoup plus vaste qu’au Moyen Âge.
Il n’existe guère aujourd’hui dans nos pays qu’une seule forme ◀de▶ culture commune à tout le monde, sans distinction ◀de▶ classes, ◀de▶ pays, ◀de▶ langues : la culture par l’image : cinéma, télévision, « comics” illustrés des journaux. C’est une forme ◀de▶ diffusion facile, qui ne connaît pas ◀de▶ frontières et ne nécessite aucune traduction. Vous reconnaîtrez que c’est peu — ce n’est même rien — pour former l’homme et le jugement personnel.
Le résultat ◀de▶ ces cloisons horizontales ou verticales par classes, nations et langues est ◀de▶ faire perdre le bénéfice des moyens ◀de▶ diffusion ◀de▶ la culture et ◀d’▶empêcher son unité. Des conceptions différentes se forment ; le même terme change ◀de▶ sens en passant ◀d’▶une classe sociale à l’autre. Finalement, la culture humaniste, née comme une création commune ◀de▶ l’Europe, se fragmente en toutes sortes ◀de▶ petits morceaux. On ne peut plus dire : l’Europe, c’est une forme ◀de▶ culture, la substance ◀de▶ la culture est ignorée ◀de▶ la masse des populations, comme l’est le sens ◀de▶ l’Europe.
Pourtant, cette culture existe, elle se poursuit. Comment pourra-t-elle retrouver aujourd’hui sa fonction éducatrice : former des hommes et des communautés ? Comment faire renaître « L’Europe-Culture ». Là, se pose le vrai problème ◀de▶ vos foyers ◀de▶ culture. Un foyer constitue le lieu ◀de▶ rencontre entre l’essence ◀de▶ la culture et une situation locale bien définie, les problèmes ◀d’▶urbanisme, ◀d’▶éducation populaire, ◀de▶ questions sociales y sont évoqués par des hommes ◀de▶ classes différentes et ◀de▶ niveaux intellectuels divers, mais réunis par des préoccupations communes.
Ainsi je vois l’activité des foyers ◀de▶ culture s’insérer dans ce grand phénomène historique, capable, vu à distance, ◀de▶ dominer tout le xxe siècle : la création ◀de▶ l’Europe unie, contre les dictatures et contre l’anarchie.
L’homme européen doit pouvoir réaliser sa vocation particulière dans le groupe humain où il se retrouve inséré. Faire l’Europe, c’est d’abord former des hommes. Tout le reste est affaire ◀d’▶ingénieurs ou ◀d’▶hommes politiques et ne nous intéresse pas ici.
Je voudrais maintenant vous présenter un certain nombre ◀de▶ thèmes :
1° Il n’est pas possible que la culture puisse agir — c’est-à-dire former ou modifier la réalité — en se limitant à un groupe local. La culture est par essence internationale, universelle et non pas nationale ni régionale. Elle suppose des échanges multiples entre les classes sociales et les peuples. Née historiquement ◀de▶ ces échanges, fruits ◀d’▶une grande circulation commune à toute l’Europe, elle est destinée, sans eux, à mourir à bref délai.
2° Il n’y a pas ◀de▶ culture vivante sans une incarnation, une implantation locale.
Un foyer local ne peut être appelé foyer ◀de▶ culture que s’il réalise à la fois cette possibilité ◀d’▶incarnation ◀de▶ la culture et cette ouverture aux échanges universels. Il n’y a pas ◀d’▶Europe vivante sans ces deux courants.
Je reviens toujours à ces réalités : pour faire l’Europe, il faut que les foyers par centaines et par milliers, si possible, apportent leur coopération active. Eux, et eux seuls, peuvent donner un contenu humain à la construction ◀de▶ l’idée européenne ; vie et chaleur lui viendront de la réalité quotidienne.
3° Il ne faut pas que l’Europe se fabrique comme un immense trust super-étatique, construction sans âme, bureaucratie, incompréhensible aux masses, qui prépare pour l’avenir une sorte ◀d’▶uniformité du cadre ◀de▶ la vie matérielle. Cela risque ◀d’▶arriver avec la Haute Autorité du charbon et ◀de▶ l’acier, très difficile à comprendre. Contre cette uniformité, qui peut devenir tyrannique et stérilisante, les foyers doivent défendre les droits ◀de▶ leurs diversités locales.
J’insiste sur ce double mouvement, il faut que les foyers collaborent à la constitution ◀de▶ l’Europe, mais aussi qu’ils défendent la diversité européenne contre le germe ◀de▶ tyrannie que peut contenir l’aspiration à l’unité. C’est le paradoxe du fédéralisme, au sens doctrinal ; le fédéralisme est une tension permanente — pour ne pas dire une contradiction — entre le mouvement vers l’union et les autonomies locales qui défendent leurs particularités ; paradoxe même ◀de▶ la vie, lutte permanente entre deux dynamismes contraires également valables, condition nécessaire à la construction ◀de▶ l’Europe.
Nous devons être en garde constamment d’une part contre une espèce ◀de▶ mystique régionaliste, d’autre part contre une tentation ◀d’▶internationalisme qui voudrait supprimer toutes diversités. Nous lutterons contre ces déviations ◀de▶ l’esprit par une pratique ◀de▶ la circulation des idées et des personnes entre les communautés locales et l’ensemble ◀de▶ l’Europe. Vous remarquerez que je saute à dessein le stade national, intermédiaire ; la culture ne s’est jamais faite par les nations, c’est une plaisanterie, une thèse sans fondement racontée dans les livres ◀d’▶école depuis cent ans. Il n’existe pas ◀de▶ culture nationale, aucun historien sérieux ne peut défendre cette idée. La culture a toujours été internationale. Il s’agit ◀de▶ passer ◀de▶ l’ensemble européen aux implantations locales, et du foyer local directement à l’Europe.
Pour en venir à des propositions plus pratiques, je proposerai que s’établisse un réseau européen ◀de▶ distribution ◀de▶ livres, ◀de▶ brochures, ◀de▶ revues, ◀de▶ journaux, ◀de▶ films, et ◀d’▶orateurs, réseau qui pourrait être constitué, et constamment alimenté par cette Communauté européenne des foyers ◀de▶ culture, dont nous avons adopté le nom avant-hier.
Je verrais les choses ◀de▶ cette façon ; chaque foyer, quelle que soit sa forme, sa structure, se donnerait pour tâche — et je voudrais qu’il le fasse expressément par un vœu formulé si possible ici — ◀de▶ devenir un centre ◀de▶ diffusion locale ◀de▶ ce matériel européen, si vous permettez cette expression. Chaque foyer serait une sorte ◀de▶ haut-parleur diffusant l’idée ◀de▶ l’Europe, et, en même temps, un champ ◀d’▶expérience pour des réalisations concrètes. Pour être valables, celles-ci ont besoin ◀d’▶être essayées dans le vif, passées au crible ◀de▶ la vie quotidienne, puis modifiées dans leur pensée, si cela est nécessaire.
◀De▶ cette manière, l’idée européenne pourrait vraiment s’incarner.
Pour préciser encore, je voudrais que ce même réseau ◀de▶ distribution, ◀de▶ diffusion et ◀de▶ critique soit alimenté par le plus grand nombre possible ◀d’▶organisations au niveau européen, comme le Conseil des communes ◀d’▶Europe, par exemple ; le Centre européen de la culture peut mettre à la disposition ◀de▶ cette Communauté européenne des foyers ◀de▶ culture tout d’abord ses plans ◀de▶ causeries — je crois qu’on vous les a remis. J’explique en quoi ils consistent : ce sont ◀de▶ petits plans ◀de▶ 5 ou 6 pages, englobant une vingtaine ◀de▶ sujets différents concernant la vie européenne et contenant chacun un thème, quelques arguments, quelques chiffres, quelques rappels historiques permettant à une personne ◀de▶ faire, sans préparation, une causerie suffisamment documentée, ◀d’▶une heure ou ◀d’▶une demi-heure. En collaboration avec la Campagne européenne ◀de▶ la jeunesse, nous avons pu mettre en circulation 22 ou 23 ◀de▶ ces plans ; nous sommes prêts à en rédiger ◀de▶ nouveaux, correspondant aux désirs exprimés par vos foyers. Nous serions très heureux ◀de▶ recevoir vos suggestions et ◀de▶ les étudier à Genève.
Ensuite, nous pourrions mettre en circulation ◀d’▶une manière périodique une sorte ◀de▶ fiche bibliographique comportant des listes ◀d’▶ouvrages récemment parus, avec les moyens ◀de▶ se les procurer gratuitement si possible, ou à prix réduit.
Nous vous offrons aussi ◀de▶ faire circuler dans vos foyers des listes ◀de▶ conférenciers, choisis dans tous les pays européens, avec le temps dont ils disposent, les horaires qu’ils ont déjà prévus.
Ces conférenciers ne seraient pas des professeurs ◀d’▶éloquence ni des hommes politiques, mais des écrivains, des explorateurs, des cinéastes, des pédagogues, des médecins, des psychologues, des ingénieurs et, pourquoi pas, des sportifs.
Au Centre ◀de▶ la culture, nous avons en préparation une Commission ◀d’▶hygiène et ◀de▶ psychologie sportive. Quelques personnes compétentes — dont ◀d’▶anciens champions du monde — sont prêtes à faire le tour des foyers ◀de▶ culture, si on les y invite, pour parler ◀de▶ leurs expériences et lancer des groupes intéressés par ces questions passionnantes ◀d’▶hygiène et ◀de▶ psychologie sportives.
Quatrième proposition : nous pourrions faire circuler parmi les foyers une sorte ◀de▶ lettre circulaire ◀d’▶information sur l’état actuel ◀de▶ l’organisation européenne, les positions à prendre sur différents sujets et les possibilités ◀d’▶action à mener. Nous offrons ◀d’▶établir des contacts entre la Communauté européenne des foyers ◀de▶ culture et notre organisation, qui comprend des associations des guildes du livre, des clubs européens, et des festivals ◀de▶ musique. Ceux-ci groupent, à l’heure actuelle, 15 des plus grands festivals ◀de▶ musique européenne. En nouant des liens avec eux, il serait possible ◀de▶ monter des représentations gratuites pour jeunes ou membres ◀de▶ nos foyers. Je signale également notre Association des instituts ◀d’▶études européennes, dont les résultats sont remarquables.
Enfin, il y aurait lieu ◀d’▶étudier, me semble-t-il, une sorte ◀d’▶organisation ◀de▶ voyages et ◀d’▶échanges, comme celle établie par le Centre ◀d’▶échanges internationaux en France. Je vous signale que d’autres associations viennent nous voir de temps en temps, demandant à entrer en relation avec les foyers ◀de▶ culture, celle par exemple du Chantier européen, qui établit des sentiers allant du nord ◀de▶ l’Écosse au sud ◀de▶ l’Italie ; il serait intéressant ◀de▶ jalonner ces sentiers ◀de▶ foyers où les voyageurs pourraient s’arrêter. Voici une belle idée ◀de▶ circulation à travers l’Europe — et pas seulement pour les jeunes, car il y a aussi des vieillards qui marchent —, avec comme relais les foyers ◀de▶ culture.
Voici ce que le Centre européen de la culture se propose ◀de▶ mettre à votre disposition. En retour, il voudrait bien que chacun ◀de▶ vous prenne l’habitude ◀de▶ lui écrire pour suggérer des actions pratiques ou formuler des critiques fécondes. On risque toujours ◀de▶ tomber dans l’abstrait ; et nous avons besoin ◀de▶ votre opinion pour orienter notre action ◀d’▶alimentation selon vos besoins. Le Centre européen de la culture voudrait être la plaque tournante ◀de▶ vos foyers, leur forum.
Un dernier mot : on a parlé tout à l’heure ◀de▶ culture populaire. Je ne crois pas qu’il y ait une culture populaire, comme je ne crois pas aux cultures nationales. Il y a la culture, qu’il s’agit ◀d’▶implanter dans des sols différents avec des méthodes qui peuvent différer, être populaires ou universitaires. C’est une grande tâche des foyers ◀de▶ contribuer à effacer cette distinction, à faire que le mot « Culture » ne soit plus synonyme ◀d’▶académisme, ◀de▶ propriété bourgeoise, ◀de▶ luxe intellectuel. Il faut qu’ils coopèrent dans un effort général pour donner au mot culture un contenu ◀de▶ vitalité humaine, ◀de▶ création, ◀d’▶ouverture vers l’avenir, ◀de▶ liberté. Hier, j’ai reçu une lettre parlant des foyers où l’on disait : « j’espère que dans un foyer la maison seule ne compte pas, ni la mystique locale, c’est la culture qui doit être le principal locataire… »
J’ai beaucoup aimé cette formule et me suis dit que je vous la retransmettrai.
Je ne veux faire ◀de▶ peine à personne, mais les maisons ◀de▶ culture sont là pour « bâtir l’Europe », non pour organiser les tournois ◀de▶ ping-pong. Elles sont là pour des activités récréatives, bien entendu, mais surtout pour des activités créatrices, créatrices ◀de▶ quoi ? ◀d’▶hommes à la fois libres et responsables !
Je voudrais que vous soyez très ambitieux pour vos foyers ◀de▶ culture, et très ambitieux sur ce terme ◀de▶ culture, car, à mon sens, l’Europe ◀de▶ demain, l’Europe unie, vaudra exactement ce que vaudront ces centaines et ces milliers ◀de▶ Foyers ◀de▶ Culture dont vous représentez un grand nombre.
Je dirai, en terminant, que j’ai grande confiance depuis que je vous vois ici rassemblés et surtout depuis que je vous ai vus approuver ce mot ◀de▶ Communauté.