La▶ Suisse et ◀l’▶Europe : M. Denis de Rougemont réagit (14 novembre 1952)k
Sous ce titre ◀de▶ « ◀La▶ Suisse et ◀l’▶Europe », notre collaborateur M. René-Henri Wüst a relaté ici, ◀le▶ 1er novembre, un entretien qu’il eut avec ◀le▶ professeur William Rappard. ◀Les▶ vues personnelles qu’y exprimait ◀l’▶éminent interlocuteur ◀de▶ notre confrère ont ouvert ◀la▶ porte à un vaste débat sur ce sujet ◀de▶ ◀la▶ constitution ◀de▶ ◀l’▶Europe et ◀de▶ ◀la▶ position ◀de▶ notre pays à son égard, et M. Denis de Rougemont, directeur du Centre européen de la culture, se sentant en sa qualité ◀d’▶« européaniste » visé par ◀les▶ déclarations du professeur Rappard, a exprimé ◀le▶ désir ◀de▶ présenter son point de vue qui s’oppose totalement à celui du directeur ◀de▶ ◀l’▶Institut ◀de▶ hautes études internationales.
Voici ◀les▶ propos que nous avons recueillis au cours ◀d’▶un entretien avec M. de Rougemont.
Laissez-moi commencer par dire que je suis très heureux que votre journal ait institué ce débat, qui est réellement vital pour ◀la▶ Suisse, et si je tiens à y participer, c’est que je suis réellement très loin de ce que dit ◀le▶ professeur Rappard. Ce que je préconise, ce n’est certes pas une européanisation ◀de▶ ◀la▶ Suisse, mais bien au contraire une helvétisation ◀de▶ ◀l’▶Europe, c’est-à-dire ◀d’▶une Europe qui s’inspirerait ◀de▶ ◀l’▶expérience fédéraliste suisse. Or, ce qu’a déclaré M. Rappard me touche personnellement, car j’ai beaucoup lu ses livres, je m’en suis beaucoup servi et voici qu’il paraît renier ◀les▶ conclusions ◀de▶ la plupart de ses ouvrages ; c’est pourquoi après cette interview, je pense qu’il est nécessaire ◀de▶ montrer nettement ◀le▶ point de vue ◀de▶ ceux qui croient à ◀l’▶Europe.
Si vous ◀le▶ voulez bien, nous pourrions reprendre ◀les▶ principaux points ◀de▶ ◀l’▶argumentation ◀de▶ M. Rappard, dans ◀l’▶ordre où il ◀les▶ a énumérés lui-même. « Je ne crois pas, dit-il, que ◀la▶ petite Europe puisse se faire et durer »…
◀L’▶Europe est faite !
Mais elle est faite ! Ses adversaires ◀les▶ plus acharnés ont reconnu qu’il n’était plus temps ◀de▶ s’interroger sur son opportunité, mais bien ◀de▶ traiter avec elle. ◀La▶ petite Europe est faite depuis que ◀le▶ 13 septembre ◀la▶ Haute Autorité du plan Schuman a été installée à Luxembourg : c’est un fait, elle existe, et Anglais et Scandinaves — qui furent ses adversaires ◀les▶ plus absolus — n’ont pas tardé à lui envoyer des ambassadeurs comme à tout autre gouvernement souverain, et ◀le▶ Danemark et ◀l’▶Autriche s’apprêtent à suivre.
◀L’▶Europe n’existe pas, n’a jamais moins existé qu’aujourd’hui, affirmait ◀le▶ professeur Rappard, qui ajoutait : ◀L’▶idée ◀d’▶une fédération européenne est maintenant une idée américaine, qui aurait trouvé son expression dans ◀le▶ discours prononcé ◀le▶ 31 octobre 1949 par ◀l’▶administrateur du plan Marshall.
C’est peut-être une idée américaine pour ◀les▶ Américains, mais pour nous ? C’est un peu vite oublier ◀la▶ Pan-Europe du comte Coudenhove-Kalergi, et ◀le▶ projet ◀de▶ Briand ◀de▶ 1923l. Et ce qui me surprend ◀le▶ plus chez M. Rappard, c’est qu’il semble avoir oublié qu’il présidait ◀la▶ commission économique du Congrès ◀de▶ ◀l’▶Europe tenu à La Haye en 1948, préparé par ◀la▶ conférence ◀de▶ Montreux ◀de▶ 1947. Avant que ◀l’▶administrateur du plan Marshall ait prononcé son discours, donc avant que ◀l’▶idée ◀d’▶une fédération européenne soit devenue américaine, M. Rappard avait encore été un des délégués suisses à ◀la▶ conférence ◀de▶ Londres, en 1949. Ainsi donc, et sans remonter à Henri IV ou à Victor Hugo, on trouve suffisamment ◀d’▶éléments, et dans ◀l’▶activité même du directeur ◀de▶ ◀l’▶Institut des hautes études, pour démontrer que ◀l’▶idée ◀de▶ ◀l’▶Europe n’a pas attendu ◀les▶ Américains, pas plus que ◀la▶ mise en place ◀de▶ ◀la▶ Haute Autorité qui en est la première réalisation.
Oui, mais… ◀le▶ rideau ◀de▶ fer ?
Mais hélas ! il est ◀de▶ fait que ◀le▶ rideau ◀de▶ fer ◀l’▶a séparée en deux…
N’allez pas plus loin, je connais ◀l’▶antienne ! Non, ◀le▶ rideau ◀de▶ fer ne nous a pas séparés en deux ◀de▶ ◀la▶ façon dont on voudrait nous ◀le▶ faire croire. Premièrement, on peut espérer que cette séparation ne sera que provisoire, et ensuite, vous êtes-vous demandé quelles sont ◀les▶ proportions ◀de▶ cette séparation ? ◀De▶ ce côté-ci du fameux rideau, nous sommes quelque 320 millions, tandis qu’il n’y en a pas quatre-vingt-dix-millions ◀de▶ l’autre…
Soit. Mais ces 320 millions avec lesquels vous voulez faire ◀l’▶Europe n’ont pas ◀de▶ traditions communes ou ◀d’▶impérieuses raisons ◀de▶ s’unir, comme en avaient ceux qui ont fait ◀la▶ Suisse moderne.
Ah ! oui ? Vous voulez parler des traditions communes des Vaudois et des Bernois, je pense ? Longue tradition en effet… comme celle qui « unissait » protestants et catholiques sur ◀les▶ champs ◀de▶ bataille ◀de▶ Villmergen et du Sonderbund… À ce taux-là, ◀la▶ France et ◀l’▶Allemagne en ont également. Des traditions communes ? Entre ◀les▶ cantons-villes et ◀les▶ cantons-campagnes : qu’y a-t-il ◀de▶ commun entre Genève et Glaris ? Et ne parle-t-on pas du « miracle suisse » précisément parce que tout s’opposait, humainement, à ◀la▶ réalisation ◀de▶ cette confédération ? Alors, pourquoi pas ◀l’▶Europe ?
◀Les▶ Européens n’ont-ils pas des traditions communes que ◀les▶ Suisses n’avaient pas ? ◀L’▶Europe est tout de même plus ancienne que ◀la▶ Suisse, et si ◀l’▶on remonte au temps de ◀la▶ prépondérance grecque, puis à ◀l’▶Empire ◀de▶ Rome, on constate qu’elle avait déjà deux-mille ans ◀d’▶existence quand ◀les▶ montagnards des trois pays firent alliance en 1291.
Non plus des projets…
Oui, mais malgré cette antiquité, et pour reprendre une des affirmations du professeur Rappard, « cette Europe ne connaît même pas encore un début ◀de▶ véritable réalisation ».
Mais c’est nier ◀l’▶évidence même, et je ◀le▶ répète, depuis que ◀la▶ Haute Autorité a été installée ◀le▶ 13 septembre passé.
Remarquez que M. Rappard juge naturel, souhaitable, heureux que nous discutions ◀de▶ projets tels que ◀les▶ plans Marshall, Schuman ou Pflimlin…
Comment pouvez-vous parler du projet ◀de▶ plan Marshall puisque ◀la▶ réalisation ◀de▶ celui-ci est déjà achevée ? C’est du passé ◀le▶ plan Marshall ! Quant au plan Schuman, ce n’est plus un projet mais une réalisation en cours… Non, voyez-vous, ces arguments ne sont pas sérieux.
… mais des réalités économiques
Il en est d’autres cependant qui ne peuvent nous laisser indifférents, et ce sont ceux ◀de▶ notre économie, puisque, comme ◀le▶ note M. Rappard, notre commerce extérieur avec ◀les▶ six pays du plan Schuman ne représentait ◀l’▶an dernier que ◀le▶ 40 % du volume ◀de▶ nos échanges.
C’est donc, de la part de M. Rappard, juger ◀de▶ ◀la▶ viabilité ◀de▶ ◀l’▶Europe d’après ◀le▶ volume des échanges ◀de▶ ◀la▶ Suisse ! Mais à notre point de vue, ce 40 % est-il vraiment si négligeable ? Est-il proportionnellement inférieur à notre commerce avec d’autres fédérations comme ◀les▶ États-Unis ou ◀le▶ Commonwealth britannique qui se partagent avec ◀la▶ Scandinavie, ◀les▶ pays ◀de▶ ◀l’▶Est, ◀la▶ péninsule Ibérique, ◀l’▶Amérique du Sud, ◀l’▶Égypte et ◀les▶ pays asiatiques, ◀le▶ 60 % restant ◀de▶ notre commerce extérieur ?
Et je ne vois vraiment pas pourquoi, si ◀la▶ Haute Autorité se solidifie toujours plus, ◀la▶ Suisse serait coupée ◀de▶ tout accès à ◀la▶ mer et réduite à ◀l’▶état ◀de▶ province enclavée. Sur quoi, ◀le▶ professeur Rappard fonde-t-il cette déclaration, je ne ◀le▶ comprends pas, et ◀l’▶argument ◀de▶ cette finis Helvetiae me semble un rien démagogique.
Non, rien ne sera fait contre nous si nous gardons un contact actif au lieu de nous contenter ◀de▶ traiter ◀de▶ chimère ce plan qui est entré maintenant dans sa phase ◀de▶ réalisation.
Mais ne croyez-vous pas, qu’isolés ◀de▶ ◀la▶ mer et ◀de▶ ceux qui furent toujours à travers ◀l’▶histoire nos grands amis politiques, nous risquons fort ◀de▶ perdre notre autonomie extérieure ?
Quels sont, à travers ◀l’▶histoire, nos grands amis ◀de▶ toujours ? ◀L’▶Angleterre et ◀les▶ États-Unis ? Vraiment, voilà qui surprend, et de la part du professeur Rappard encore plus. Je ne sache pas que ◀le▶ Royaume-Uni ait joué un grand rôle dans ◀la▶ constitution ◀de▶ ◀la▶ Suisse, ou que ◀l’▶Amérique du Nord ait eu une grande influence sur ◀le▶ cours ◀de▶ notre histoire. Et si cela était, et si comme ◀le▶ prétend M. Rappard ◀l’▶idée ◀de▶ cette fédération européenne est une idée américaine, notre adhésion à ◀l’▶Europe unie ne pourrait que combler ◀les▶ vœux américains. Alors comment oser sincèrement prétendre que nous serions isolés ◀d’▶eux, même sur le plan économique ?
Et sa comparaison ◀d’▶un Sonderbund européen me semble tout aussi erronée. Cette fédération n’est pas une ligue séparée, elle n’est pas en révolte contre une ligue plus vaste : elle est un début, et non seulement elle ne s’oppose pas à ce que d’autres pays lui donnent leur adhésion, mais elle ◀le▶ souhaite. Elle n’est pas plus opposée à une fédération plus vaste que ◀la▶ Confédération des huit ou des treize cantons ne pouvait être opposée à celle des vingt-deux cantons.
Et pourquoi pas ◀l’▶Europe ?
◀La▶ France, ◀l’▶Allemagne, ◀l’▶Italie et ◀les▶ trois pays du Benelux trouvent assurément dans leur passé singulièrement plus ◀de▶ raisons ◀de▶ se redouter et ◀de▶ se méfier… que ◀de▶ s’aimer et ◀de▶ se fondre en une seule patrie commune, constate M. Rappard.
Eh ! oui. Un grand économiste anglais, Josiah Tucker, doyen ◀de▶ Gloucester, n’écrivait-il pas un an avant ◀l’▶adoption par ◀les▶ États-Unis ◀de▶ leur constitution fédérale que « ◀L’▶idée que ◀l’▶Amérique pourrait devenir, soit sous ◀la▶ forme républicaine, soit sous ◀la▶ forme monarchiste, une grande puissance, constitue une rêverie extrêmement ingénieuse, mais beaucoup plus illusoire que toutes ◀les▶ inventions ◀d’▶un romancier. ◀Les▶ antipathies réciproques et ◀les▶ intérêts contradictoires des Américains, ◀les▶ différences qui existent entre leurs gouvernements, leurs usages, leurs habitudes nous donnent une certitude, c’est qu’ils ne pourront jamais trouver un centre ◀d’▶union et un seul intérêt commun » !
Et dans un ◀de▶ ses ouvrages, M. Rappard ne manque pas ◀de▶ relever, avec ◀l’▶ironie qu’il faut, quelques prédictions identiques ◀de▶ Cherbuliez ou ◀de▶ Pyrame ◀de▶ Candolle…
Renoncer à notre neutralité ?
Reste ◀le▶ problème ◀de▶ notre neutralité dans une fédération européenne ?
Reconnaissons qu’à suivre ◀les▶ suggestions ◀de▶ M. Rappard, elle courrait un grave danger. Ne dit-il pas en effet : « Au lieu d’isoler quelques pays ◀de▶ ◀l’▶Europe continentale (face au péril bolchévique) ◀de▶ leurs alliés naturels ◀d’▶outre-Manche et ◀d’▶outre-mer, en cherchant à en faire une seule et même patrie, ne vaudrait-il pas mille fois mieux ◀les▶ unir tous dans une seule et même alliance ? » Alors quoi : est-ce à dire que nous devions entrer dans ◀l’▶Alliance atlantique, avec ceux qui « furent toujours à travers ◀l’▶histoire, nos grands amis politiques » ? Certes non ! Ce serait, pour ◀le▶ coup, renoncer à notre neutralité. Or, ◀la▶ neutralité ne doit pas nous empêcher ◀de▶ collaborer ; mais pourquoi renoncerions-nous à cet avantage, et contre quoi, je vous ◀le▶ demande ? Encore une fois, non. Il ne s’agit pas ◀de▶ renoncer à cette neutralité, mais il ne faut pas non plus qu’elle nous empêche ◀de▶ collaborer sur le plan européen. À nous ◀de▶ rechercher une adaptation.
Mais ce que je trouve ◀le▶ plus étonnant dans ces déclarations ◀de▶ M. Rappard, c’est précisément que sa conclusion est en contradiction avec tout ce qui a précédé, puisqu’il ne craint pas ◀d’▶inclure ◀l’▶alliance militaire. Mais il a raison ◀d’▶insister sur ◀le▶ fait que ces problèmes sont vitaux pour notre pays, et, contre M. Rappard antieuropéen, j’en appelle à M. Rappard, fédéraliste suisse : nul mieux que lui ne sait que ◀les▶ intérêts ◀de▶ ◀la▶ Suisse ne peuvent être dissociés ◀de▶ ceux ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Ainsi prend fin cet entretien dont nous avons essayé ◀de▶ rendre compte aussi fidèlement que possible.